Cette réflexion personnelle fait suite à ma traduction de l’essai de Dara Barnat sur le fait d’écrire en anglais en Israël, parue en janvier 2014 dans Recours au poème (« La langue maternelle de personne »), et à celle, parue dans la revue au printemps 2013, de la discussion passionnante entre les poètes de langue anglaise et traductrices littéraires israéliennes « d’adoption » Dara Barnat, Joanna Chen, Jane Medved, Marcela Sulak et Sarah Wetzel, discussion intitulée « Transcender les frontières » et portant notamment sur l’importance de traduire en anglais la poésie israélienne de langue hébraïque. Il se place également dans le sillage de quelques-uns des essais importants sur le même sujet publiés ces trente dernières années par l’écrivain et poète Karen Alkalay-Gut (professeur de littérature à l’université de Tel Aviv) : « English Writing in Israel » (American Book Review, 1984), « Notes on writing in English in Israel » (Modern Poetry in Translation, New Series, Winter 1993–94), « The English Writer in Israel » (Tel Aviv Review, 1996), « Double Diaspora: English Writing in Israel » (Judaism, vol. 51, n°4, 2002), et « The Anglo-Israeli Writer : Double Identities in Troubled Times » (Anglophone Jewish Writing, ed. Axel Stahler, Routledge, 2007).
Le propos de cet article est de dire quelques mots pour attirer l’attention sur un petit échantillon de la poésie contemporaine en langue anglaise issue d’Israël, en me basant plus particulièrement sur le travail de poètes que je connais assez bien pour l’avoir traduit. Ces pages ne se targuent pas d’être représentatives ou exhaustives, vu que mon survol ne se rattache qu’au travail des poètes suivantes : Joanna Chen – dont les poèmes en traduction française ont paru dans Recours au poème et dans Terre à ciel – , Dara Barnat, Sarah Wetzel et Marcela Sulak (toutes trois également publiées dans Recours au poème). À cette liste, j’aimerais ajouter le nom d’Iris Dan, de Kyoko Uchida et de Karen-Alkalay-Gut (poètes publiées dans la revue Terre à ciel). Toutes ces poètes vivent ou ont vécu en Israël et y ont écrit soit la totalité, soit une grande partie de leur travail.
Entre parenthèses, il est à noter que certaines d’entre elles sont (ou ont été) affiliées à l’Association israélienne d’écrivains en langue anglaise IAWE (Israel Association of Writers in English, établie en 1980 et présidée par Karen Alkalay-Gut), et/ou à l’association des poètes israéliens de langue anglaise Voices Israel (fondée en 1971 par le poète Reuben Rose, dirigée aujourd’hui par la poète Wendy Blumfield, et dont je fais partie). Les éditeurs infatigables de la revue de poésie Cyclamens and Swords (les poètes Helen Bar-Lev et JohnMichael Simon) publient régulièrement le travail des poètes de Voices Israel, et conjointement à l’anthologie annuelle éponyme publiée par l’association, elle fournit un panorama intéressant de la poésie israélienne en langue anglaise (ces plateformes publient également des poètes anglophones du monde entier). Il en va de même pour les revues Maggid (éditée depuis 2004 par Michael P. Kramer et publiée par The Toby Press), Writer’s Ink (née des efforts d’étudiants et de chercheurs en littérature de l’université hébraïque de Jérusalem), The Ilanot Review (née au sein du programme d’études supérieures en creative writing de l’université Bar-Ilan à Tel Aviv, le Shaindy Rudoff Graduate Program for Creative Writing, dirigé par Marcela Sulak) et arc, la revue de l’Association israélienne d’écrivains en langue anglaise IAWE, qui existe depuis 2005. En cette même année fut créée la revue The Jerusalem Review, orchestrée par Gabriel Moked, Karen Alkalay-Gut et Haim Marantz, et qui a vu dans son comité éditorial les écrivains Aharon Appelfeld, Maya Bejerano, Ronny Someck, Amos Oz et Meir Wieseltier, entre autres, ainsi que les regrettés Yehuda Amichai et Yoram Kaniuk. Enfin, n’oublions pas, même si elle n’existe plus depuis 2006, le généreux site animé pendant plus de dix ans par le feu écrivain et journaliste Robert Rosenberg, Ariga (« tissage »), touchant aux aspects socio-culturels, politiques et littéraires du pays.
La poésie contemporaine d’expression anglaise issue d’Israël représentée par la poignée de poètes que j’ai traduites provient donc d’un limon poétique riche et hybride. À la fois très ancrée dans la réalité du monde qui l’entoure (comment s’affranchir de considérations socio-politiques quand on vit ici ?), elle est aussi portée par les flots de l’histoire, des déplacements et des questions identitaires, qui sont au centre de la vie de ces poètes « déracinées », et des habitants d’Israël en général.
Vous pour qui je vis ma vie
à profusion
parce qu’on vous a emportés
avant ma naissance
(Karen Alkalay-Gut, extrait de Dédicace)
Il s’agit d’une poésie accessible, à la langue précise, concrète, aux vers intenses, et rendue universelle par son immédiateté et son attention aux petites pépites qui éclairent les souvenirs.
de faire fondre du miel pour l’unir à de la farine
de broyer des clous de girofle et des racines de gingembre
de faire pénétrer leur parfum dans ton jean
(Marcela Sulak, extrait de Chez soi avec des petites cartes et une légende)
Il s’agit d’une poésie souvent narrative, voire même « documentaire » (qui peut prendre le lecteur à partie, mais ne s’érige jamais en juge ni ne tombe dans la propagande) à la manière du travail de la grande poète américaine Muriel Rukeyser (dont la lecture a nourri la création de la plupart des poètes citées ici, dont Dara Barnat, qui lui a d’ailleurs consacré un bel essai, « Finding Muriel », pour la revue américaine Poet Lore). Une poésie forte qui porte un regard à la fois tendre et non dénué de critique sur l’environnement qui la nourrit (loin du tintamarre assourdissant et abêtissant de la presse et des médias) et ses répercussions sur notre quotidien, notre façon de voir le monde et de considérer les expériences passées.
Tu te souviens de cet hiver
quand, en plus de nos sacs à main,
mallettes, parapluies et courses,
on devait aussi s’encombrer de masques à gaz ?
(Iris Dan, extrait de Masques à gaz)
Ainsi, les poèmes qu’il m’a été donné de traduire sont des textes que l’on peut qualifier d’intimistes. Leur style est confidentiel et direct. Ceux de Dara Barnat sont infusés de deuil (Late Reckoning, recueil inédit), mais aussi de nostalgie (Headwind Migration, Pudding House Publications, 2009), et d’un certain sentiment de manque d’appartenance.
elle et moi,
vivant dans le même
corps, mais seulement à moitié
réelles l’une pour pour l’autre
(Dara Barnat, extrait de Effacer l’historique)
Ceux de Joanna Chen explorent aussi le monde des émotions personnelles, en tentant de faire le deuil d’un frère, d’une enfance, d’un pays, d’une mère. Kyoko Uchida (Elsewhere, Texas Tech University Press, 2012), Sarah Wetzel (Bathsheba Transatlantic, Anhinga Press, 2009) et Iris Dan portent leur regard sur ce qu’il faut garder des lieux et des gens que l’on quitte, et sur ce qui fait encore battre le cœur : le risque, l’exil qu’on s’impose, l’attente, la contemplation.
L’endroit où mon père est né
balayé de la côte par une vague
comme de ses souvenirs éloignés—
ce qu’il ne supporte pas de perdre
ne supporte pas qu’il s’en souvienne
(Kyoko Uchida, extrait de Neige de printemps)
La poésie de Marcela Sulak (Immigrant, Black Lawrence Press, 2010), dans son côté composite et hybride, est extrêmement évocatrice et innovatrice. Narrative et déliée, elle peut aussi emprunter la forme concentrée du haïku pour dire avec exactitude l’étrangeté de ce qu’elle a quitté mais qui ne la quitte pas.
ce miracle inattendu.
Bien sûr c’était une faute
punie de mort
(Marcela Sulak, extrait de Framboise)
Quant à celle de Karen Alkalay-Gut, elle est incisive, engagée, farouchement indépendante, délicieusement irrévérencieuse.
Ce n’est pas qu’une question d’alphabet :
une fois que vos yeux se portent
sur les lettres vous ne pouvez voir
au-delà des mots qui grouillent
emballés de façon désordonnée
des paquets sans queue ni tête
et sans bornes.
Leur logique m’échappe
et l’idée même de séquence
ne semble tenir qu’à la foi.
(Karen Alkalay-Gut, extrait de S’essayer à la prière)
Ces écritures me semblent évoluer au sein d’un maelstrom de forces opposées, mêlant joies, doutes, espoirs, angoisses, présent, passé. L’accent est mis sur le personnel plutôt que sur le collectif, sur la saisie du moment présent, et l’on remarque le souci de transvaser dans les textes, de façon claire et directe, des expériences vécues, en écrivant à partir d’elles, au lieu de chercher à les analyser.
Ceci n’est pas juste une histoire
Ceci est juste ce qui s’est passé.
(Joanna Chen, extrait de À présent)
Le monde environnant est révélé par des touches à la fois impressionnistes et sans concession.
les maisons
aux toits rouges sont recouvertes d’une animosité
aussi assommante qu’une migraine sourde
(Joanna Chen, extrait de Avant-poste)
Des touches souvent déposées sur une toile arborant déjà des couleurs venues de terres lointaines.
Là où je suis maintenant, c’est le Texas
une constellation
soleils emmêlés dans les branches
du citronnier
(Marcela Sulak, extrait de Louise, Texas)
Le travail de recherche poétique et identitaire de cette poésie diasporique à cheval sur plusieurs lieux différents jette une passerelle entre ici et là-bas. On ne saurait situer avec exactitude le centre de ces poètes nomades, qu’il soit personnel ou culturel. Cependant, il semblerait que leur centre littéraire se trouve dans la langue anglaise, qui leur permet « la création d’un monde privé en anglais au sein d’un pays où la vie quotidienne est envahissante et pratiquement insupportable » (Karen Alkalay-Gut, 2002).
Sarah Wetzel nous dit sur son blog, Strange Land Poems, qu’« il nous faut parfois partir pour un lieu qui est à l’opposé de tout ce que nous connaissons pour arriver à enfin voir le réel ». On ne peut ni savoir ni concevoir ce que c’est que de vivre et d’écrire en Israël avant d’en avoir foulé le sol, arpenté, humé les rues, côtoyé les habitants (des lectures, aussi nombreuses soient-elles, et de brèves visites touristiques ne suffisent pas, pour comprendre… le fait qu’il n’y a rien à comprendre mais simplement à vivre, dans sa peau, son corps). Ces poètes écrivent de l’intérieur de ce monde un peu fou et nous font goûter à tout ce qu’il peut générer d’incertitudes, de craintes et de fantômes, mais aussi de compassion et de joie. Maintes fois, le voyage de Dara Barnat, de Joanna Chen, de Marcela Sulak, d’Iris Dan et de Kyoko Uchida a consisté, pour parvenir à faire part de la réalité vécue ici, à revenir sur leurs pas, jusqu’aux États-Unis, en Angleterre, en Tchécoslovaquie, en Roumanie, au Japon, en Italie, etc., tous ces lieux où elles ont grandi et vécu : des lieux qu’elles se sont plu à recréer (parfois malicieusement, et toujours avec beaucoup de tendresse) au sein de poèmes écrits dans la distance et à l’ombre de dattiers et de bougainvillées tel-aviviens. Sarah Wetzel, cette « fille de l’American South », comme elle aime à se décrire, a besoin de l’itinérance pour créer ; cette itinérance (et une passion pour Pasolini qui la ramène souvent en Italie) est moins une errance qu’une recherche de sensations nouvelles. Et puis, surtout, ces femmes écrivent toutes sur l’entre-deux, remplissant l’écart entre ce qu’elles ont connu et ce qu’elles ont découvert, ce qu’elles vivent, ce qu’elles ont cru avoir vécu et ce qu’elles attendent encore de vivre. Elles écrivent accompagnées du sentiment d’étrangeté qui colle à la peau des exilés et des déracinés. Pas de nostalgie, ni de tristesse ici, mais plutôt une ivresse de vivre, à foison, puisque le cœur et les yeux intrépides ne craignent pas la douleur de vivre.
je crois qu’il est essentiel que je te dise
que nous ne saurons peut-être pas,
même à la fin,
si nous sommes retournés à l’endroit le plus reculé de l’éden, ou une nouvelle fois à la route,
que je te raconte
ce que j’ai vu—
vert et sans reflet
ce à quoi nous avons été réduits
ce lac imaginaire
(Sarah Wetzel, extrait de On nous laissera en Galilée)
Nous découvrons une poésie très évocatrice, « physique », emplie de sensations, d’êtres et d’objets ; des textes attentifs au monde, qui font fréquemment appel aux cinq sens ; des poèmes troublants sur le danger et l’exaltation : de vivre, d’aimer, de croire, de perdre, et de faire l’expérience de tout cela ici même.
Chez soi, cet endroit
où des tessons invisibles
jonchent le sol
(Iris Dan, extrait de Six définitions du chez soi)
Des poèmes où le corps (amoureux ou souffrant) est très présent. Des poèmes courageux qui font face, qui se confrontent directement, sans fard et sans hauteur, à la douleur et aux sources de celle-ci, et dont l’honnêteté ne peut que nous toucher.
pourtant me reviendront
les hirondelles de l’hospice
où Richard est mort
(Dara Barnat, extrait de Arrêt sur images)
Ce ne sont pas des poèmes sur le beau, le noble, le remarquable, mais plutôt des poèmes… sur le qui-vive, attentifs à la dissonance, dans un quotidien où le soleil, la liberté, la terreur et la mort se donnent la main, et qui parviennent à sublimer ce qui fait mal. Nous parlons donc de poèmes jamais accusateurs, mais empreints d’une grande humanité, une poésie digne, tournée vers l’autre, lucide et parfois non dénuée d’humour.
Des missiles Scud et Patriot se croisaient
au-dessus de nos têtes,
atteignant ou loupant leurs cibles. De temps en temps,
quelqu’un était victime d’une crise cardiaque.
Pour couronner le tout,
il faisait un temps de chien.
(Iris Dan, extrait de Masques à gaz)
Nous parlons ainsi de ponts construits au-dessus, au-delà de la discorde. Nous parlons de mains tendues, pour caresser, mais aussi pour relever, soulever, remettre debout, rendre la dignité. Dans ces poèmes justes, le lecteur chemine doucement en présence d’êtres âgés, malades, brisés, désillusionnés, marginalisés : tous ceux qui ont vécu intensément et ceux qui manquent.
J’ai pensé à mon beau-père
né en Biélorussie, un doux fétu
d’homme dont les yeux, gris
pâle sur son lit de mort, déchiraient
le cadre de la vie
(Joanna Chen, extrait de Une étrange vitalité)
Finalement, l’audace de ces textes est soutenue par un goût prononcé pour l’enjambement, qui fait trébucher la lecture en rejetant : ce procédé, qui joue avec l’inadéquation et la rupture rythmique, trahit à mon avis les troubles, à la fois intimes et sociaux, qui remuent les poètes : une confusion surement causée en partie par l’instabilité du pays dans lequel elles vivent, qui constitue un élément perturbateur à tous les niveaux. Rejet de la réalité omniprésente et empoisonnante, avec toutefois une tension qui s’infiltre jusque dans l’écriture, mais aussi, en prime, la possibilité de se libérer grâce à un retardement du sens et à une manipulation de la syntaxe.
Un tee-shirt délavé, un jean. La domesticité avec un fusil. Frapper
doucement à la porte en fer-blanc, comme si vous étiez un voisin
(Joanna Chen, extrait de Avant-poste)
Est-il plus difficile d’écrire de la poésie en Israël qu’en France ? Je sens confusément que oui, surtout si l’on écrit sur des questions qui touchent peu ou prou à la réalité israélienne, probablement parce que je crois que l’abstraction n’est pas de mise ici. En fait, même si l’on écrit pas sur la réalité israélienne, celle-ci, sournoise, trouve moyen d’apposer sa marque.
Ne pas paniquer, rester
calme, observer
uniquement : ces mots
en boucle dans ma tête
(Joanna Chen, extrait de Le délitement)
De surcroît, et Karen Alkalay-Gut n’a eu de cesse de le répéter dans ses articles, quand on écrit dans une langue qui n’est pas celle du pays, on se demande sans cesse si l’on sera lu, écouté, qui se reconnaîtra dans nos mots, quelle portée ils auront. Notre parole – parce qu’elle est en langue anglaise, donc si elle est lue elle risque fort de l’être en dehors du pays où nous vivons – sur cette réalité complexe à décoder doit trouver à se positionner au sein d’une certaine éthique – celle adoptée par Muriel Rukeyser me semble tout à fait souhaitable –, à travers une poésie qui soit à la fois subjective et si possible exacte et sagace. Il est évident que dans un tel contexte et avec un tel idéal en vue, la création ne peut que s’accompagner d’un certain sentiment de solitude et de décalage, mêlé de panique, même si cela est compensé par une pensée qui reste émancipée. Et Karen Alkalay-Gut d’avouer : « D’une certaine manière, j’aurais aimé être orpheline, grandir sans le poids du passé de ma famille. Grandir sans le passé de mon peuple, sans les contraintes imposées par mon sexe, sans les règles qui semblent régir la façon dont nous pensons. » (interview accordée à Doug Holder).
Pour ces poètes exilées de langue anglaise, qui vivent ou ont vécu en Israël, la notion de « terre natale » est, somme toute, peut-être plus une question de cœur, de mouvement, de greffe peinant à prendre et d’interrogations sans fin, que de racines. Une question d’enjambement donc, d’où cette poésie puissante, si libre, qui tiraille et transporte inlassablement de lieu en lieu : cette shira shel shpagate, « poésie du grand écart », comme il me plaît de la rebaptiser en hébreu.
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