Un Sicilien très français : Andrea Genovese

Par |2023-02-21T08:02:16+01:00 21 février 2023|Catégories : Andrea Genovese, Critiques|

Andrea Gen­ovese est orig­i­naire de Mes­sine, mais vit depuis 1981 en France. Poète, romanci­er, dra­maturge, cri­tique lit­téraire, d’art et de théâtre, cet auteur dont l’arc est doté de mul­ti­ples cordes a pub­lié aus­si bien en ital­ien qu’en son dialecte sicilien et en français. Il a entamé un cycle poé­tique, tant en français qu’en ital­ien, inti­t­ulé Idylles, dont deux recueils voient le jour dans notre pays cette année aux édi­tions  Cap de l’Étang : Idylles de Sète et Idylles de Toulouse.

J’avoue d’emblée ma nette préférence pour le pre­mier. Un lyrisme dis­cret tra­verse le livre, notam­ment dans la pre­mière par­tie, Flâner­ies esti­vales.

Géométrie mou­vante
des bassins
dans leur plate splendeur
et truche­ment d’azur
voiliers enfer­més
dans des bouteilles
pour qu’ils n’ail­lent nulle part
tout en rêvant d’océans




Andrea Gen­ovese, Idylles de Sète, Cap de l’Étang Édi­tions, 2022, 88 pages, 19 €.




Le recueil évoque la ville, beau­coup le port, les canaux, la mer, les pêcheurs. Il est par ailleurs jalon­né de pho­togra­phies (beau­coup de repro­duc­tions de cartes postales anci­ennes en noir et blanc).

À la porte de l’azur
vibre le mât rouillé
du cha­lu­ti­er
le temps s’ef­frite dans l’attente
d’un chant de sirène
tan­dis que le goéland
descend en ronde
vers les écarts de poissons
dis­per­sés à la mer

Sorte de pho­togra­phie, aus­si, le texte, dans une énon­ci­a­tion qui s’ap­proche de la célébra­tion. Avec par­fois – réminis­cence ou clin d’œil ? – des mots emprun­tés à des auteurs anciens. Ici, Musset :

 

Pâle étoile du soir / puis Gen­ovese con­tin­ue avec ses pro­pres mots : énig­ma­tique / à notre alpha­bet / inattingible

 

On notera l’emploi d’un mot plus rare que « inatteignable ».




La deux­ième par­tie, inti­t­ulée Grada­tion du brisant de Sète, se divise en qua­tre poèmes : Matin, Midi, Soir, Nuit

On y retrou­ve les con­tours du chant : Un mât transperce / l’hori­zon dans la paresse de la mer. 

Ou encore : Aux aguets dans la den­telle rosée / de l’hori­zon le vais­seau des sou­venirs / dérive au tin­te­ment des cordes. / C’est juste un frémisse­ment de harpe / mais il pénètre comme une lame de couteau. 

La troisième par­tie a pour titre : Eroti­ka Bib­lion et il ne fait nul doute qu’il réfère à l’ou­vrage du même nom de Mirabeau, dont j’ex­trais ce passage : 

Il suit de là et de bien d’autres caus­es, que je ne pré­tends point énumér­er, que nos pas­sions, ou plutôt nos désirs et nos goûts (car nous n’avons guère de pas­sions), l’emportent, et de beau­coup, sur toute ver­tu morale. 
Par­mi ces désirs, le plus vio­lent sans doute est celui qui porte un sexe vers l’autre.


Andrea Gen­ovese, Idylles de Toulouse, Cap de l’Étang Édi­tions, 2022, 150 pages, 21 €.




Le texte de Gen­ovese, lui, com­porte dix-huit poèmes, dont le titre com­mence invari­able­ment par Vénus. Par exem­ple, le premier : 

Vénus du pont-levis

Sort de la gare
les cuiss­es dorées
et descend joyeuse
vers le canal.

On hume le parfum
des muqueuses
sous la jupe chantante.

Des oiseaux
défont les barrières
les éclus­es s’ouvrent
arrosant les bateaux.

Douce éclo­sion
quête rota­toire
d’un poème
sex­uelle­ment transmissible.

Femmes observées, femmes rêvées ou du sou­venir, sous un angle délibéré­ment luxurieux.

Suit Naufrage dans l’escalier, con­sti­tué de cinq poèmes proches de la prose (si ce n’é­tait les retours à la ligne).

L’escalier qui monte du vieux port à la ville haute
raide en quelque point escarpé creusé dans la roche
étale un paysage défi­ni par les couleurs vives
des canaux et de la mer. La plate éten­due au large
n’a pas de rides même pas trou­blées par le passage
d’un car­go minus­cule comme un jou­et d’enfant.

Ils sont tein­tés d’une amer­tume (sou­vent la chute du poème) :

D’un coup je m’aperçois
que ma tête tourne que les march­es et mes pieds
ont dis­paru et avec eux la sou­ve­nance même
du pourquoi j’ai lais­sé les mots dérailler ma vie.

Et aus­si :

Ni la parole ni la pureté géométrique n’assurent
aucune tran­scen­dance. Le grand voy­age de l’esprit
demeure une opaque épopée de cel­lules cérébrales
baig­nant dans la soupe d’un rit­uel à jamais fixé.

Un exer­ci­ce de style com­prend le seul poème éponyme, très bref que je repro­duis ici :

Poème lim­i­naire volé par un goéland
et lais­sé tombé du bec en fin de parcours

Touche d’hu­mour puisqu’il se situe à la fin de l’ou­vrage, joux­tant une pho­togra­phie de l’oiseau en ques­tion, fréquent à Sète.

Curieuse­ment, le dernier poème (dédié à une cer­taine Gwe­naëlle) est rimé, à quelques excep­tions près, pro­posant quelques vers d’une grande beauté :

Oui je sais que dans le vaste domaine
des songes soli­taire est la route
la quête d’un abord sou­vent vaine
le défi de l’amour une déroute.

                      ∗

La nuit a été chaude et orageuse
tra­ver­sée de zébrures d’éclairs
où chevauchait la Grande Fileuse
arbo­rant sa faux et sa colère.

                      ∗

Je vois d’un coup sur­gir le mirage
d’une pluie fine cadeau de la muse.
Qu’im­porte qu’il n’y ait pas d’équipage.
Ton sourire arc-en-ciel est le but du voyage.

Je con­seille donc ce recueil, ce qui n’est pas le cas du suiv­ant et je vais m’en expli­quer. Tout d’abord, il y a cette obses­sion pour le sexe féminin et ce qui s’y rap­porte. Non, je ne suis pas prude, mais ces occur­rences sont un peu trop nom­breuses à mon goût.

Au bord des lèvres / le buis­son flam­bant / abîme néant // Cette mouille de sirène / m’en­chaîne / au mât de l’aubaine // Je tombe à genoux / courir de ma bouche / la fleur de sa ruche // Nous enivre / de cyprine écrémée… (page 19), Dans l’ivresse nous avions / goûté à la cyprine dégouli­nante (page 28), en effeuil­lant les pétales d’une vul­ve grasse juteuse (page 33), les bac­cha­ntes furieuses / nous pour­suiv­ent avec leurs cli­toris (page 44), en solil­oque / avec la cyprine / que son utérus / sécrète (page 68), Toute­fois un poème se struc­ture autour d’im­ages qui s’échap­pent l’une de l’autre d’un gouf­fre qui a la forme d’un énorme sexe de femme. (page71), sa chat­te fleuris­sait (page 72), sur  ton  joli     petit  conin (page83), plaisirs omni­vores / joyeuse­ment se con­sumant dans l’orgie / d’un univers de cyprine (page 104).

Pour ne pas être totale­ment injuste, quelques rares bons moments de lec­ture pour moi, ain­si in Sur le chemin de Com­postelle I (Haïkus, si on veut) : Sur le vieux pont / une cari­atide / galope sans brides ou ce  court poème, Le long des quais : Pluie / vis­i­ta­tion du soir / le jour se défile / inaccompli

Mais que dire de ces mots dans La ligne ondulée du Capi­tole : tu en as marre je le sais de cette Hexa­g­o­nie / sado-pédophil­i­aque / dirigée de tout temps par de bonnes femmes / putains royales ou répub­li­caines / mais tu vas te faire accuser de machisme en le dis­ant / et ils font vite à y ajouter l’an­tisémitisme et l’ho­mo­pho­bie / ces espèces de con­nards châtrés / qui ont encagé la lib­erté de penser / aux trom­bones des trois reli­gions monom­merdistes / et ces grands coquins de la soi-dis­ant laïc­ité / qui se grat­tent le nom­bril / tan­dis qu’ils devraient prêch­er l’in­tolérance je te l’ac­corde / con­tre toutes ces chif­fon­nades de Livres Sacrés / que tu gardes dans ton WC prêts à l’usage

Gui­do Cav­al­can­ti, ami de Dante, poète toscan du XII­Ième siè­cle, fait l’ob­jet de plusieurs textes de la part de Gen­ovese. Ou plus exacte­ment, Man­det­ta, qui à l’in­star de la Beat­rix de Dante, serait la muse de Cav­al­can­ti. Gen­ovese part en quête de cette femme que Cav­al­can­ti aurait ren­con­trée à Toulouse. Les his­to­ri­ographes de la lit­téra­ture pour­raient s’in­téress­er à ces pages quelque peu austères, y com­pris dans leur forme poétique.

En con­clu­sion et n’ou­bliant pas que tout juge­ment en la matière est sub­jec­tif, je dirais qu’Idylles de Toulouse est tout à fait dis­pens­able, ce qui ne doit pas entach­er Idylles de Sète dont j’ai dit le bien que j’en pensais.




Présentation de l’auteur

Andrea Genovese

Andrea Gen­ovese est romanci­er, poète et auteur dra­ma­tique. Comme le poète latin Ennius qui con­nais­sait trois langues, le latin, le grec et le dialecte osque, Andrea Gen­ovese a trois cordes à son arc d’écrivain : l’italien, le français et le dialecte sicilien.

Né en 1937 à Mes­sine, en Sicile, il s’installe à Milan en 1960 avant de par­tir vivre en France au début des années 80. En Ital­ie, il exerce divers­es activ­ités poli­tiques et syn­di­cales, dirige un jour­nal d’entreprise, dont l’anticonformisme témoigne d’un grand courage intel­lectuel, col­la­bore avec dif­férents jour­naux et revues, notam­ment le Cor­riere del­la Sera, le plus grand quo­ti­di­en d’Italie, pour lequel il a écrit, ces dernières années, une cen­taine d’articles sur les expo­si­tions des musées français.

Il est engagé aujourd’hui dans un grand cycle nar­ratif dont les trois pre­miers romans cou­vrent la péri­ode de 1944 à 1958 à Mes­sine : Falce Mari­na (2006), L’anfiteatro di Net­tuno (2007), Lo spec­chio di Mor­gana (2010). Le qua­trième, en cours d’écriture, retrace les années 1959–60 à Palerme.

© Crédits pho­tos Le Midi Libre.

Bibliographie

Romans

  • Lo spec­chio di Mor­gana, Intil­la, 2010.
  • L’anfiteatro di Net­tuno, Intil­la, 2007.
  • Falce mari­na, Intil­la, 2006.
  • L’arcipelago lon­tano, Pun­gi­topo, 1986.
  • Mez­za­lu­na con fal­cone e martel­lo, Pun­gi­topo, 1983 (réédi­tion cor­rigée, 2009).
  • Crois­sant de lune fau­con et marteau, tra­duc­tion française de Andrea Iacovel­la, La Rumeur libre, 2011.
  • Dans l’utérus du vol­can.

Poésie en italien

  • Nugae delle quat­tro sta­gioni, Pun­gi­topo, 1985.
  • Mitosi, Schei­willer, 1983.
  • Bes­tidiario, Schei­willer 1977.
  • Un treni­no per David, Edi­zioni di Sin­te­si, 1979.
  • Sex­antro­pus e altre poe­sie preis­toriche, Lab­o­ra­to­rio delle Arti, 1976.
  • Odis­sea min­i­ma, La Sfera éditrice, 1964.

Poésie en sicilien

  • Schizzi, recueil inédit.
  • Tin­n­i­rizzi, Intil­la, 1993.
  • Ristrit­tizzi, Pun­gi­topo, 1986.

Poésie en français

  • Idylles de Mes­sine, TNT, 1987.
  • Les nonnes d’Europe, TNT, 1986.
  • Pal­adin de France, Fédérop, 1985.
  • Lyon­lamer, Ver­so, 1982.

Théâtre

  • Bec­querêves 89, Prix Yves Goutal, col­lec­tion Thème, Lyon 1990.

Œuvres théâtrales mises en scène

(Cer­tains textes ont été traduits en ital­ien par l’auteur).

  • La Trans­parence, mise en scène de Roland Chalosse. Théâtre de l’Agora, Lyon ().
  • Bec­querëves 89, mise en scène d’Angelo Aybar. Salle Paul-Garcin, Lyon (). Reprise au Théâtre Mau­rice-Rav­el de Paris ().
  • La Queue de l’oie, mise en scène d’Élisabeth Saint-Blan­­cat. Théâtre des Clochards Célestes, Lyon ().
  • La Queue de l’oie, réal­i­sa­tion de Cather­ine Lemire. Créa­tion radio­phonique de France Cul­ture ().
  • Le Retour de l’espadon, mise en espace de Pierre Bian­co. Théâtre des Célestins, Lyon ().
  • La Vie de paroisse, mise en scène de Pierre Bian­co. Car­ré 30, Lyon ().
  • Un papil­lon sur le mur, mise en scène de Jean-Marc Avo­cat. Car­ré 30, Lyon ().
  • Schisme, mise en scène de Pierre Bian­co. Ciné-Théâtre du Vieux Lyon ().
  • L’Amour des trois oranges, mise en scène d’Alberto Nason. Adap­ta­tion d’après Car­lo Gozzi, Théâtre des Célestins, Lyon ().
  • Le Déclin du poème, mise en espace de l’auteur. Théâtre des Célestins, Lyon ().
  • L’État d’incestitude, mise en scène de l’auteur. Car­ré 30, Lyon ().
  • L’Impromptu de Vénissieux, mise en scène de Pierre Bian­co. Étoile Royale, Lyon ().
  • Idylle, mise en scène de Gior­gio Carpin­tieri. Étoile Royale, Lyon ().
  • La Coda dell’oca, mise en scène de Gian­ni For­tu­na­to Pisani. Fes­ti­val de Taormine, 2008.
  • Il mas­sacro degli Angioi­ni (non représenté).

Poèmes choi­sis

Autres lec­tures

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Jean-Christophe Belleveaux

Jean-Christophe Belle­veaux est né en 1958 à Nev­ers. Il a fait des études de Let­tres Mod­ernes et de Langue Thaï. Grand voyageur, il a égale­ment ani­mé la revue de poésie Comme ça et Autrement durant sept années. Il a béné­fi­cié de deux rési­dences d’écri­t­ure (une à Rennes, l’autre à Mar­ve­jols) et a beau­coup pub­lié. Bib­li­ogra­phie : •Com­ment dire ? co-écrit avec Corinne Le Lep­vri­er, Édi­tions La Sirène étoilée, 2018 •Ter­ri­toires approx­i­mat­ifs, Édi­tions Faï fioc, 2018 •Pong, Édi­tions La tête à l’en­vers, 2017 •L’emploi du temps, Édi­tions le phare du cous­seix, 2017 •cadence cassée, Édi­tions Faï Fioc, col­lec­tion “cahiers”, 2016, •Frag­ments mal cadas­trés, Édi­tions Jacques Fla­ment, 2015 •L’in­quié­tude de l’e­sprit ou pourquoi la poésie en temps de crise ? (ouvrage col­lec­tif de réflex­ion de 21 auteurs), Édi­tions Cécile Defaut, 2014 •Bel échec co-écrit avec Édith Azam, Le Dernier Télé­gramme, 2014 •Démo­li­tion, Les Car­nets du dessert de Lune, 2013 •ces angles raturés, ô labyrinthe, Le Frau, 2012 •Épisode pre­mier, Raphaël De Sur­tis, 2011 •CHS, Con­tre Allées, 2010 •Machine Gun, Poten­tille, 2009 •La Fragilité des pivoines, Les Arêtes, 2008 •La quad­ra­ture du cer­cle, Les Car­nets du dessert de Lune, 2006 •soudures, etc., Pold­er / Décharge, 2005 •Cail­lou, Gros Textes, 2003 •Nou­velle approche de la fin, Gros Textes, 2000 •Géométries de l’in­quié­tude (nou­velles), Ed. Rafaël de Sur­tis, 1999 •Dans l’e­space étroit du monde, Wig­wam, 1999 •Pous­sière des lon­gi­tudes, ter­mi­nus, Ed. Rafaël de Sur­tis, 1999 •le com­pas brisé, Pays d’Herbes, 1999 •Car­net des états suc­ces­sifs de l’ur­gence, Les Car­nets du dessert de Lune, 1998 •Le fruit cueil­li, Pré Car­ré, 1998 •Bar des Pla­tanes, L’épi de sei­gle, 1998 •sédi­ments, Pold­er / Décharge, 1997 •L’autre nuit (avec Yves Humann), édi­tions Saint-Ger­main-des Prés, 1983 En antholo­gies : •Nous la mul­ti­tude, antholo­gie réal­isée par Françoise Coul­min aux édi­tions du Temps des ceris­es, 2011 •Dehors, antholo­gie sans abris, édi­tions Janus, 2016 •Plus de cent fron­tières (par­tic­i­pa­tion à l’an­tholo­gie), édi­tions pourquoi

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