Cette conversation a été ouverte par la question suivante de Marilyne Bertoncini : “Est-ce qu’il existe de nos jours une école new-yorkaise de la poésie?” L’étiquette même, en anglais “New York School”, suggère la possibilité d’une prolongation dans le contexte contemporain d’un mouvement esthétique et d’un style cohérents, associés inévitablement aux noms des poètes célèbres Frank O’Hara et John Ashbery, parmi d’autres, connus sous la bannière “Poets of the New York School”.
On pourrait soutenir qu’une telle “école” dans le sens d’un mouvement bien uni n’a jamais existé. En fait le directeur d’une galerie d’art new-yorkaise, John Bernard Myers, fut le premier à employer le terme “Poets of the New School”. Myers eut le projet de lancer la réputation de son choix de peintres pionniers new-yorkais praticiens du style “AbEx” (expressionisme abstractioniste) comme “The New York School”, et en conséquence, il a enrôlé un certain nombre de poètes pour faire du bruit autour du projet, c’est-a-dire pour avancer son école artistique baptisée “The New York School.” Ce fut aussi Myers qui fit publier les premiers livres de ces poètesi .
Quand même il n’existerait pas de “New York School” dans le sens d’un mouvement bien uni, l’on pourrait envisager une certaine influence durable des poètes O’Hara et Ashbery, leurs styles et leurs poèmes les plus connus tels que, disons “The Day Lady Died” d’O’Hara, sur les poètes contemporains ou bien américains ou bien d’autres nationalités. Des poètes avec qui j’ai parlé récemment à New York et à Philadelphie, par exemple, Jack Israel de Philadelphie, répondent sans hésitation que les noms d’O’Hara et d’Ashbery, et les styles qu’ils représentent, restent encore dans l’air poétique, et dans les yeux et les oreilles de bien des poètes américains marquants de nos jours.
En ce qui concerne la poésie et les poètes français contemporains le mouvement connu sous le terme “New York School” résonne encore et inévitablement comme un mouvement internationaliste, liant la culture new-yorkaise avec non seulement les styles européens avant-gardistes mais plus précisément avec les mouvements modernistes français de Baudelaire aux Surréalistes. De même, les Français et les représentants d’autres milieux culturels européens comprennent l’histoire du Jazz d’un point de vue particulier, selon une perspective basée sur les artistes individuels qui ont laissé leur empreinte sur l’histoire culturelle française et européenne, tel que, par exemple, Miles Davis.
Robin Hirsch, “Ministre de Culture” au Café Cornelia Street
Par la suite j’ai pris contact avec Robin Hirsch, poète, écrivain, fondateur/propriétaire et “ministre de culture” au Café Cornelia Street, point de repère dans le Village de l’Ouest, centre-ville Manhattan. Hirsch est animateur de performances d’artistes de multiples descriptions dans son cabaret au sous-sol du café, rebaptisé récemment “The Underground” (Le Souterrain). Depuis plus de trente ans, Hirsch y accueille des poètes, des écrivains, des musiciens, des comédiens, et des artistes multi-disciplinaires ou “mixed media.” J’ai habité rue Sullivan, dans le Village du Sud ‚tout près de la célèbre rue Bleecker et de la rue Cornelia pendant dix ans, et j’ai gardé d’excellents souvenirs du café, et de ma lecture au cabaret, le 29 mars, 2006.
Quand j’ai proposé à Hirsch de me donner son avis concernant l’existence d’une école new-yorkaise de poésie dans le contexte contemporain, il a répondu tout de suite qu’il n’y toucherait pas de sa vie (il faudrait imaginer le sourire ironique et les yeux bleus pétillants de l’espiègle “ministre de culture”). Par la suite, il m’a envoyé en forme de riposte un récit où il raconte l’ouverture du cabaret au Cornelia Street Café qui incarne, à mon sens, le kaléidoscope multicolore et sans cesse changeant de l’activité culturelle dans cette région du pays de la poésie dont le nom est New York City, qui se développe surtout dans les “villages” du centre-ville de Manhattan, à l’ouest et à l’est, en traversant constamment CE PONT qui lie le sud de Manhattan et Brooklyn.
Le souvenir de Hirsch, “Clean for Gene,” sur un ton à la fois comique et joyeux, raconte l’improvisation materielle collaborative requise pour la construction de l’espace au sous-sol du café destiné à accueillir les lectures inaugurales de poésie du Sénateur Eugene McCarthy lui-même, candidat démocrate à la présidence américaine, et son amie Siv Cedering. Ce récit amusant illustre bien un aspect fondamental de l’évolution de la vie de la poésie à New York : un engagement perpétuel avec l’immédiat, avec le moment, avec la scène qui passe, avec le rythme tellement varié de la vie quotidienne tel que l’on l’entend, convergeant et s’incorporant à la texture de la grande ville.
Convergences: New York en français
J’ai parlé également avec le poète new-yorkais Barry Wallenstein, participant régulier aux lectures de poésie à Cornelia Street Cafe ; collaborateur fidèle à la revue annuelle de poésie franco-anglaise La Traductière fondée par Jacques Rancourt; et plus récemment contributeur à la revue internationale de la poésie sur internet Recours au poeme, fondée par Matthieu Baumier et Gwen Garnier-Duguy. Au cours de notre conversation concernant les hypothèses sur une/la “New York School” nous sommes tombé d’accord que c’est la diversité surtout qui caractérise la poésie contemporaine new-yorkaise. Son choix de poèmes écrits par des poètes contemporains new-yorkais publiés dans ce numéro spécial de Recours au Poème témoigne bien de la diversité, de l’excellence et de l’attraction actuelles de la poésie contemporaine à New York et ses alentours.
Nous avons aussi évoqué un aspect récurrent de la poésie new-yorkaise bien enracinée dans son histoire culturelle et sociale : la veine de contestation et de provocation, de protestation et de résistance, une énergie “souterraine” capable de monter à la surface, de se révéler à tout moment. À notre avis, c’est une dimension-phare de la poésie à laquelle New York et ses alentours ont longtemps donné naissance, et parmi les mesures les plus saillantes de sa valeur sur des plans internationaux, et finalement, peut-être plus urgentes de nos jours qu’à aucune autre période dans la mémoire récente.
Cette situation de la poésie new-yorkaise pourrait nous rappeler le rôle critique joué par la poésie, sa production et sa distribution, dans la Résistance au régime nazi et ses collaborateurs vichyistes pendant les “années sombres” de l’Occupation de la France, 1940–1944. Les presses clandestines de la Résistance furent fondées,alimentées et dirigées par des individus de disciplines très variées, des poètes, des écrivains, romanciers et journalistes, des éditeurs/rédacteurs, des artistes, des secrétaires, des techniciens, des étudiants, des professeurs, des chercheurs, des philosophes,et ainsi de suite, au péril de leurs vies, l’exemple de Louis Aragon et Paul Eluard figurant parmi les meilleurs. Parmi leurs activités et leurs exploits, ils firent sortir les poèmes collectés dans la clandestinité dans les prisons où les résistants et d’autres membres de groupes ciblés par les forces de la répression furent internésii . Dans les pages des Lettres françaises clandestines, le nom et les écrits de Whitman sont invoqués comme quides fraternels à ceux qui luttaient alors sous la répression et la persécution.
Bernard Block: “De Whitman à Ginsberg”/Au Cabaret du Café rue Cornelia
Robin Hirsch m’a également proposé de prendre contact avec Bernard Block, poète, organisateur/activiste, travailleur infatigable dans les champs et parmi les tribus de poètes new-yorkais. Block est fondateur et “commissaire” du programme de lectures/performances “From Whitman to Ginsberg” inauguré il y a cinq ans au Café Rue Cornelia. Ce programme reçut la recommandation du New Yorker en 2016.iii
Si les textures de la poésie new-yorkaise sont multiples et variées, et aussi difficiles à circonscrire qu’un océan de voix (alléluia), je trouve l’exemple de Block — sa vie, ses écrits et son activité en faveur d’autres poètes — un témoignage émouvant en faveur de la vie de la poésie comme expérience vécue, d’ un engagement permanent, et donc des traditions progressistes les plus durables de la culture de New York. Block caractérise ainsi le programme qu’il a fondé : “Une poésie de témoignage,” avec “l’accent sur la langue parlée” [qui dépasse] “une dimension esthétique pour rejoindre une dimension morale, culturelle et politique, une “poésie d’engagement ‘politique,’ avec la notion de la ‘politique’ entendue dans un sens très large. Nous nous inspirons des paroles de Whitman: ‘Poésie du peuple, pour le peuple.’ Ou Leonard Cohen: ‘Une poésie qui change les vies et les lois,’”
L’oeuvre de Block illustre pour moi cet aspect de la poésie new-yorkaise qui s’exprime par une réponse à la vie quotidienne renouvelée au jour le jour dans la ville américaine la plus internationale, ses beautés, ses luttes, ses défis, ses agonies. Block est né dans le Brooklyn, à Bensonhurst, connu aussi sous le nom de Bath Beach, près de Gravesend Bay. Son activisme en faveur de la présentation et de la performance de la poesie témoigne d’un engagement à vivre la poésie, la poésie comme forme de vie plutôt que carrière, commodité ou prestige.
En rapport avec son accent sur la langue parlée et les traditions bardiques, les sujets des poèmes de Block sont aussi variés que cette “Coney Island of the Mind“ gravée dans la mémoire internationale par le grand poète Ferlinghetti. Le style des poèmes de Block est aussi élastique, s’adaptant aux conditions et à la situation de chaque poème. Parfois il adopte un mode visionnaire et imagiste, parfois une voix plus amplifiée, publique et oratoire. Block cite comme prédécesseurs fraternels Blake, Yeats, Auden et Kenneth Fearing aussi bien que Ferlinghetti, Langston Hughes et Dylan Thomas, parmi beaucoup d’autres poètes, artistes et musiciens.
Les poèmes que j’ai choisis pour cette traduction en français représentent juste une tranche de son oeuvre. J’ai privilégiéquelques poèmes dont le ton est solennel, et les sujets très sombres, se référant aux tragédies du passé et du présent qui sont les nôtres, nous invitant à aborder les questions qu’ils posent, à nos esprits, à nos coeurs. Ce choix reflète peut-être ma propre humeur plutôt élégiaque devant les problèmes et les défis qui se présentent au moment actuel.
Je voudrais remercier Robin Hirsch de m’avoir confié le texte de “Clean for Gene,” aussi bien que de m’avoir fait connaître Bernard Block, ce qui a permis des échanges généreux et précieux entre nous tous, et éventuellement avec “les poètes du monde” pour les yeux et les oreilles desquel Recours au poème a été fondé.
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i — Voir The New York School Poets and the Neo-Avant-Garde: Between Radical Art and Radical Chic, Ashgate Publishing Ltd, UK, 2010, pour l’histoire et un argument concernant les caractéristiques des “Poets of the New York School”.
ii ‑Voir L’Honneur des poètes, Éditions de Minuit clandestines, juillet 1943, 21 poèmes de poètes français.
iii- La poésie de Block paraît dans la revue européenne sur internet, Levure Littéraire, numéros 8,9 et12, éditrices: Rodica Draghincescu et Erika Dagnino.
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Cornelia Street Café, West Village New York: A Conversation
The conversation began with a question posed by Marilyne Bertoncini as she contemplated the first issue of the relaunched international online poetry review Recoursaupoème.fr: :“Is there a New York School of Poets” suggesting the possibility of a contemporary continuation of the celebrated New York School associated with the names of Frank O’Hara and John Ashbery, among others. Many commentators maintain there never was a “New York School of Poets” in the sense of a cohesive aesthetic movement. In fact art gallery director John Bernard Myers was the first to use the term “Poets of the New York School,” as he wanted to promote a selection of AbEx artists as a New York School at his gallery, enlisted a number of poets in furthering the project, and published their first books (See Mark Silverberg’s The New York School Poets and the Neo-Avant-Garde: Between Radical Art and Radical Chic, Ashgate Publishing Ltd, UK, 2010, for an history and argument regarding the characteristics of “The Poets of the New York School”).
While there may very well be no New York School of Poets in the sense of a cohesive movement, a profitable question might be which notable poets active on a national, American or international basis still claim “influence” by the individual voices and styles associated with the “Poets of the New York School,” such as O’Hara and Ashbery; and/or which particular poems they published still resonate for them. Poets I have spoken with recently in both New York and Philadelphia, such as Philadelphia’s Jack Israel, respond without hesitation that the names of O’Hara and Ashbery, and the styles they represent, are still very much in the air, and in the eyes and ears of notable contemporary American poets. As concerns contemporary French poetry and poets, the movement known as the “New York School” still inevitably resonates as an internationalist movement linking New York culture with not only European avant-garde intentions and styles, but rather and especially with modernist movements in French poetry from Baudelaire through the Surrealists, just as the French and other European cultural milieux have a particular slant on the history of Jazz based on individual figures who made their mark on French and European cultural history, such as, let’s say, Miles Davis.
Robin Hirsch and Cornelia Street Café
I also got in touch with Robin Hirsch, poet, writer, founder and “minister of culture” of landmark Cornelia Street Café in the West Village of Lower Manhattan, which has hosted performances by artists of myriad stripes, poets, writers, musicians, actors, and mixed-media multi-disciplinarians for more than thirty years in its basement cabaret space, recently rebaptised as “The Underground.” I lived nearby on Sullivan street for a decade and have the fondest memory of reading at Cornelia one evening, March 29th, 2006. When I asked the question about a continuing “New York School,” the always puckish Hirsch responded, in essence, he wouldn’t touch the question with a proverbial ten-foot pole (I can see the wry smile and twinkle in his impish blue eyes) and sent me instead as his generous riposte, a memoir of the founding of Cornelia Street Café which epitomizes, to my mind, the lively, ongoing kaleidoscope of cultural activity in that region of the country of poetry called New York City, specifically as it transpires in the villages of Lower Manhattan, west and east, and continually crosses THAT bridge between downtown Manhattan and Brooklyn.
Hirsch’s memoir, “Clean for Gene,” gleefully recounts the collaborative improvisation required to open Cornelia Street in order to host the inaugural readings of poetry there by none other than Democratic presidential candidate Senator Eugene McCarthy and his friend Siv Cedering. This account captures with some hilarity a fundamental aspect of poetry in New York: a perpetual engagement with the immediate, the moment, the passing show, the multitudinous beat of everyday life as it is heard, converges and is incorporated in the body of the great city.
Convergences: New York in French
I also spoke with New York poet Barry Wallenstein, long-time contributor to the premier bilingual annual of poetry in French and English founded by Jacques Rancourt, La Traductière; and to the more recent online international poetry review Recoursaupoème.fr founded by Matthieu Baumier and Gwen Garnier-Duguy, who remains a regular contributor to readings at Hirsch’s Cornelia Street Café. In a recent conversation on the subject of a/the “New York School” I found we quite agree that diversity is the hallmark of poetry in New York today. His choice of poems by contemporary poets for publication in the relaunching of Recoursaupoème.fr is ample testimony to both the diversity, excellence and broad appeal of contemporary poetry in the New York vicinity. We also agree that another, signal, recurring aspect of poetry produced in New York and a defining dimension of its history is that of a poetry of provocation and protest, and of a regularly resurfacing poetry of “underground” resistance which, in my view, is one of most salient measures of its value on both national and international stages; and perhaps more urgent today than at any time in recent memory. I am reminded of the incomparable role played by poetry during the Occupation of France in the clandestine Resistance press to Nazi and Nazi-led Vichy governments, as exemplified by the activity and publications inspired by Louis Aragon and Paul Eluard ( See L’Honneur des poètes Éditions de Minuit clandestines, juillet 1943, 21 poèmes de poètes français) which collected poems smuggled in and out of the prisons where resisters and other groups targeted by the forces of repression were interned. In the pages of the clandestine journal Les Lettres françaises, the name of Whitman appeared as a fraternal, guiding voice to those who struggled under such persecution and repression.
Bernard Block: “From Whitman to Ginsberg”/ The Cornelia Street Café Series
Robin Hirsch also introduced me to Bernard Block, poet, organizer/activist, tireless toiler in the fields among the tribes of New York poets. Block is the curator/host of the reading/performance series “From Whitman to Ginsberg” at Cornelia Street Café, now in its fifth year, with seventeen “editions” to its credit. The series received an endorsement from The New Yorker magazine in 2016. Block’s poetry has been published in the European on-line literary journal, Levure Littéraire, #8, #9, #12, Editors: Rodica Draghincescu and Erika Dagnino.
While the strands, and strains, of the/a New York poetry may by many and various, and as difficult to confine as an ocean of voices, alleluia for that, I find the trajectory of Block’s life, writing and activity in behalf of other poets, and of the life of poetry as a permanent engagement, a moving testimony to some of the longest running and best progressive traditions in the culture of New York. Block describes the series he founded as: “A poetry of witness,” with “an emphasis on the spoken word” [that goes beyond] “an aesthetic dimension to a moral, cultural, political dimension,” a “poetry of ‘political engagement,’ with a very wide latitude for the notion of ‘political.’ We take our inspiration from Whitman: ‘Poetry from the people, for the people’. Or Leonard Cohen: ‘Poetry that alters lives and laws.’”
Block’s work exemplifies for me that aspect of New York poetry which is expressed in a continual responsiveness to daily life in that most international of cities, its beauties, its struggles, its challenges, its agonies. A native of Bensonhurst, Brooklyn, resident of Bath Beach near Gravesend Bay, Block’s activism in behalf of the presentation and performance of poetry bespeaks a commitment to poetry as an art that is lived from day to day, poetry as a life, a way of living, rather than as a career, a commodity or a prestige.
While respecting his emphasis on the bardic “oral tradition” and the “spoken word,” the subjects of Block’s poems are as various as that “Coney Island of the Mind” inscribed in international memory by Ferlinghetti. The style of his poems is also quite elastic, adapted to the conditions and “situation” of each poem; and range from a visionary, imagistic mode to a more amplified and public voice. Block claims Blake, Yeats, Auden and Kenneth Fearing, as well as Ferlinghetti, Langston Hughes and Dylan Thomas as kindred voices, among many others. The poems I have chosen for translation in French represent a fraction of the range of his work; and lean toward the quieter, some quite somber, ones, with references to the tragedies of past and present, inviting us to engage the questions they pose in heart and mind, and perhaps reflecting my own somewhat elegiac mood in face of the challenges of our own moment.
I am grateful to Robin Hirsch for introducing me to Block’s example, and to Block for his generous exchanges with me and, eventually, with “the poets of the world” whose eyes and ears France’s Recoursaupoème.fr was founded to reach.