Nouvellement réédité en Italie, Contratto a termine est le noyau central de la trilogie de Luca Ariano, qui sera développé dans les volumes successifs : Ero altrove et La Mémoria dei senza nome.
La voix d’Ariano est celle d’une épopée modeste, aux accents élégiaques et crépusculaires, une épopée peuplée d’anti-héros du quotidien, défaits et tragiques dans leur normalité.
L’histoire du 20ème siècle, toujours présente – parfois de façon concrète, parfois par traits fantomatiques – sert de décor, encore que peu, quand elle se reflète activement sur les vicissitudes des personnages, dont elle détermine le destin, avant de redevenir instantanément la structure des coulisses devant laquelle ces personnages récitent leur rôle de perdants. Parce que fondamentalement, pour Ariano, « Contrat à durée déterminée » définit la vie elle-même : un segment de l’être, à échéance, dont la fin (oubli ou mort) ne peut qu’être procrastiné.
Mais il ne s’agit pas seulement de la fin : si toutes les vies se terminent, y compris celles des héros, il s’agit ici de l’échéance dont on jouit à chaque instant, dans la mesure où elle détermine nécessairement l’instant même, qu’elle imprègne de précarité, minant l’acte de vivre dès les prémices. Alors ? Où est la rédemption pour ces femmes et hommes qui construisent leur vie dans une trilogie de formation dont l’architecture pourtant se désagrège et se recompose de façon fluide, à la lumière des catégories du temps, catégories sur lesquelles Ariano travaille dur (et sur lesquelles nous reviendrons) ?
La rédemption est dans l’écriture pérenne du vers, dans l’acte de « chanter » de la façon épique qui immortalise l’homme « normal », et le fait non seulement dans sa grisaille, ce qui serait cynique, pour ne pas dire impitoyable, mais aussi dans la valeur intrinsèque de son humanité, Humain, trop humain, l’individu d’Ariano trouve sa raison d’être dans le sourire indulgent du poète, qui n’est pas exempt de quelque larme, et dans la pietas du lecteur.
Toutefois, la relation entre le poète et ses personnages est plus profonde et ne se résume pas en simple sun-pathos : elle s’accomplit à l’intérieur de la structure narrative d’Ariano. Le poète-narrateur est un tiers, comme un dieu omniscient, pour lequel tout est déjà arrivé : il peut ainsi cueillir ses personnages en n’importe quel moment de la ligne du temps et l’entortiller comme il veut, retrouvant et expérimentant ainsi une relativité presqu’einsteinienne. Prenons par exemple un personnage A qui expérimente une sensation, une émotion, une action — cette expérience est racontée, ainsi que nous l’avons dit, par le poète-narrateur en tiers omniscient ; mais tout de suite après – ou presque même en même temps – ce personnage A est transporté en un autre lieu, un autre temps, en vertu d’une analogie du sentiment ou de la pensée, comme par un effet de déjà vu 1en français dans le texte. Il y est projeté pour y rester un moment, puis retourner d’où il est venu. Cette opération peut se faire indifféremment vers le passé ou le futur, jusqu’à faire chevaucher, superposer temps et espaces (internes ou externes), chargés de sentiments, débordant de souvenirs figés, de larmes et de sourires que le poète veut soustraire à l’oubli ; ce sont des descriptions qui superposent des couleurs provenant de l’extérieur (impressionnistes) à des couleurs provenant de la psyché (expressionnistes). Le résultat est un magma dans lequel les vers sont porteurs de sens provenant en égale mesure d’une réalité chargée de Soi, et d’une intériorité formée de la matière et de lumière. Le point de rencontre se trouve dans la lumière persistante et matérielle du moment qui est déjà souvenir (comme dans un petit Bonnard) ou qui ne s’est encore pas vérifié (comme dans une anticipation digne d’un voyageur du temps.) Ce n’est pas un hasard si, comme pour Bertolucci et Gian Carlo Conti (poètes de Parme – et Ariano, rappelons-le, a assimilé et respiré le milieu2en français dans le texte poétique de Parme et de son officine poétique), le vers d’Ariano est particulièrement sensible au changement de l’atmosphère et de la lumière ; mais si, pour Bertolucci et Conti le temps est essentiellement linéaire, avec ses bons flashbacks, bien entendu, chez Ariano il se chevauche plusieurs fois à la puissance enième, jusqu’au point de perdre ses propres coordonnées, ou devenir un flashforward. Si, pour Bertolucci – répétons-le : c’est avec Sereni, Caproni et Raboni, l’un des maîtres de cet encore jeune poète – le temps, l’instant, persiste dans son passage même (« lo spaniel invecchia sul mattone »3l’épagneul vieillit sur le carrelage, écrit A.B), chez Ariano, il tourne comme une toupie, jusqu’à s’annuler dans une pérenne coexistence synchronique de faits, sensations, sentiments, dans la mémoire et l’esprit du poète. Ce n’est pas un hasard si, dans ce livre et les suivants, les références autobiographiques sont très fréquentes. C’est le poète lui-même, en fin de compte, qui projette dans ses personnages son être propre, vivant, revivant et se voyant vivre, en quelque sorte. Et c’est comme si le lecteur, en lisant Ariano, feuilletait les pages d’un album photographique, mais qu’à chaque page tournée, le poète déplacerait comme par dépit les photos précédentes et suivantes, de façon à faire sans cesse voyager le discours en avant et en arrière, contraignant le lecteur à le suivre avec une énergie renouvelée.
Ariano, comme nous le disions, choisit la muse crépusculaire – Mélancolie et Nostalgie frappent à sa porte – et même, sont de la maison – parce ce choix, par le biais des poètes déjà cités, lui permet de se bercer dans les plis du temps avec un plaisir à la fois littéraire et masochiste. Ariano, en somme, s’est créé un monde dans lequel il peut multiplier ses propres expériences biographiques et psychophysiques, comme dans un jeu de miroirs, créant et animant des personnages qui ne sont autres que des fragments de sa propre personnalité. Se regardant vivre à travers la littérature, il peut réfléchir, juger, arrêter le temps qui, autrement, lui échapperait irrémédiablement. Sa poésie a donc un vocation en dernière analyse cognitive, et non pas narrative, comme on pourrait le penser au début.
Mais il y a plus : Ariano n’est pas un poète engagé, comme il l’a cru un moment, et comme on le lui a dit. L’histoire sociale émerge, même de façon importante, ici et là, mais uniquement comme référence collective dans laquelle sertir les dimensions privées des petites vies de ses personnages, qui sont ce qui l’intéresse le plus. S’il était un poète engagé, il chercherait à peindre des fresques, invectiverait : Ariano, au contraire, est un poète en plein air 4en français dans le texte, souvent distrait, essentiellement lyrique. Comme un lointain cousin de Pellizza de Volpedo ou de Delacroix, il cherche bien à peindre une foule de laquelle émergent visages et corps au premier plan. Mais les visages et les corps de ces deux grands peintres sont construits principalement et intentionnellement – et non sans une rhétorique bien adaptée au message du tableau – comme des types (et ceci bien que Pellizza, par exemple ait notoirement peint des personnes réelles et identifiées).
Pellizza da Volpedo, Il Quarto stato, 1901
Galerie d’art moderne de Milan
Telemaco Signorini, 1870
https://www.settemuse.it/pittori_scultori_italiani/telemaco_signorini.htm
Eh bien, chez Ariano, les visages qui émergent ne veulent pas être des types ; ce sont, malgré lui, des personnes bien caractérisées, et elles ont non seulement une identité précise, mais une histoire clairement articulée non dénuée d’allusions et références autobiographiques récurrentes. Je veux dire que, si Ariano se trouvait confronté à une exposition imaginaire de chef‑d’œuvres du 19ème siècle, il traverserait à grandes enjambées les salles des peintres académiques, il s’attarderait peut-être plus volontiers quelques minutes, dans la salle où serait exposé «L’Enterrement à Ornans » de Courbet (qui atteint un réalisme intégral en faisant la synthèse du particulier et de l’universel), plutôt que dans celle où se trouverait « Il Quarto Stato » de Pellizza da Volpedo. Il irait ensuite, finalement à son aise, vers un Télémaque Signorini, très conciliant – et s’y arrêterait longuement.
Ariano, au fond, est un poète qui ne crie pas, mais murmure, bien que sans timidité. Je le vois davantage peindre un chemin de campagne, ou un quartier urbain (fréquemment de Parme, ceux-ci, et fort reconnaissables) plutôt qu’un cycle, une épopée. Davantage, en somme (ut pictura poesis) cette poésie authentique avec laquelle on vit mieux, et que plus volontiers on écoute.
(traduction Marilyne Bertoncini)
- Une épopée du quotidien : la poésie de Luca Ariano - 3 décembre 2018
Notes