Nou­velle­ment réédité en Ital­ie, Con­trat­to a ter­mine est le noy­au cen­tral de la trilo­gie de Luca Ari­ano, qui sera dévelop­pé dans les vol­umes suc­ces­sifs : Ero altrove et La Mémo­ria dei sen­za nome.

La voix d’Ar­i­ano est celle d’une épopée mod­este, aux accents élé­giaques et cré­pus­cu­laires, une épopée peu­plée d’an­ti-héros du quo­ti­di­en, défaits et trag­iques dans leur normalité.

L’his­toire du 20ème siè­cle, tou­jours présente – par­fois de façon con­crète, par­fois par traits fan­toma­tiques – sert de décor, encore que peu, quand elle se reflète active­ment sur les vicis­si­tudes des per­son­nages, dont elle déter­mine le des­tin, avant de rede­venir instan­ta­né­ment la struc­ture des couliss­es devant laque­lle ces per­son­nages réci­tent leur rôle de per­dants. Parce que fon­da­men­tale­ment, pour Ari­ano, « Con­trat à durée déter­minée » définit la vie elle-même : un seg­ment de l’être, à échéance, dont la fin (oubli ou mort) ne peut qu’être procrastiné.

Con­trat­to a ter­mine, éd. Qudulib­ri, col­lana “Fare voci”, 80 p. 10 €
 

Mais il ne s’ag­it pas seule­ment de la fin : si toutes les vies se ter­mi­nent, y com­pris celles des héros, il s’ag­it ici de l’échéance dont on jouit à chaque instant, dans la mesure où elle déter­mine néces­saire­ment l’in­stant même, qu’elle imprègne de pré­car­ité, minant l’acte de vivre dès les prémices. Alors ? Où est la rédemp­tion pour ces femmes et hommes qui con­stru­isent leur vie dans une trilo­gie de for­ma­tion dont l’ar­chi­tec­ture pour­tant se désagrège et se recom­pose de façon flu­ide, à la lumière des caté­gories du temps, caté­gories sur lesquelles Ari­ano tra­vaille dur (et sur lesquelles nous reviendrons) ?

La rédemp­tion est dans l’écri­t­ure pérenne du vers, dans l’acte de « chanter » de la façon épique qui immor­talise l’homme « nor­mal », et le fait non seule­ment dans sa gri­saille, ce qui serait cynique, pour ne pas dire impi­toy­able, mais aus­si dans la valeur intrin­sèque de son human­ité, Humain, trop humain, l’in­di­vidu d’Ar­i­ano trou­ve sa rai­son d’être dans le sourire indul­gent du poète, qui n’est pas exempt de quelque larme, et dans la pietas du lecteur.

Toute­fois,  la rela­tion entre le poète et ses per­son­nages est plus pro­fonde et ne se résume pas en sim­ple sun-pathos : elle s’accomplit à l’intérieur de la struc­ture nar­ra­tive d’Ariano. Le poète-nar­ra­teur est un tiers, comme un dieu omni­scient, pour lequel tout est déjà arrivé : il peut ain­si cueil­lir ses per­son­nages en n’importe quel moment de la ligne du temps et l’entortiller comme il veut, retrou­vant et expéri­men­tant ain­si une rel­a­tiv­ité presqu’einsteinienne. Prenons par exem­ple un per­son­nage A qui expéri­mente une sen­sa­tion, une émo­tion, une action — cette expéri­ence est racon­tée, ain­si que nous l’avons dit, par le poète-nar­ra­teur en tiers omni­scient ; mais tout de suite après – ou  presque même en même temps – ce per­son­nage A est trans­porté en un autre lieu, un autre temps, en ver­tu d’une analo­gie du sen­ti­ment ou de la pen­sée, comme par un effet de déjà vu 1en français dans le texte. Il y est pro­jeté pour y rester un moment, puis retourn­er d’où il est venu. Cette opéra­tion peut se faire indif­férem­ment vers le passé ou le futur, jusqu’à faire chevauch­er, super­pos­er temps et espaces (internes ou externes), chargés de sen­ti­ments, débor­dant de sou­venirs figés, de larmes et de sourires que le poète veut sous­traire à l’oubli ; ce sont des descrip­tions qui super­posent des couleurs provenant de l’extérieur (impres­sion­nistes) à des couleurs provenant de la psy­ché (expres­sion­nistes). Le résul­tat est un mag­ma dans lequel les vers sont por­teurs de sens provenant en égale mesure d’une réal­ité chargée de Soi, et d’une intéri­or­ité for­mée de la matière et de lumière. Le point de ren­con­tre se trou­ve dans la lumière per­sis­tante et matérielle du moment qui est déjà sou­venir (comme dans un petit Bon­nard) ou qui ne s’est encore pas véri­fié (comme dans une antic­i­pa­tion digne d’un voyageur du temps.) Ce n’est pas un hasard si, comme pour Bertoluc­ci et Gian Car­lo Con­ti (poètes de Parme – et Ari­ano, rap­pelons-le, a assim­ilé et respiré le milieu2en français dans le texte poé­tique de Parme et de son officine poé­tique), le vers d’Ariano est par­ti­c­ulière­ment sen­si­ble au change­ment de l’at­mo­sphère et de la lumière ; mais si, pour Bertoluc­ci et Con­ti le temps est essen­tielle­ment linéaire, avec ses bons flash­backs, bien enten­du, chez Ari­ano il se chevauche plusieurs fois à la puis­sance enième, jusqu’au point de per­dre ses pro­pres coor­don­nées, ou devenir un flash­for­ward. Si, pour Bertoluc­ci – répé­tons-le : c’est avec Sereni, Caproni et Raboni, l’un des maîtres de cet encore jeune poète – le temps, l’instant, per­siste dans son pas­sage même (« lo spaniel invec­chia sul mat­tone »3l’épagneul vieil­lit sur le car­relage, écrit A.B), chez Ari­ano, il tourne comme une toupie, jusqu’à s’annuler dans une pérenne coex­is­tence syn­chronique de faits, sen­sa­tions, sen­ti­ments, dans la mémoire et l’esprit du poète. Ce n’est pas un hasard si, dans ce livre et les suiv­ants,  les références auto­bi­ographiques sont très fréquentes. C’est le poète lui-même, en fin de compte, qui pro­jette dans ses per­son­nages son être pro­pre, vivant,  revivant et se voy­ant vivre, en quelque sorte. Et c’est comme si le lecteur, en lisant Ari­ano, feuil­letait les pages d’un album pho­tographique, mais qu’à chaque page tournée, le poète déplac­erait comme par dépit les pho­tos précé­dentes et suiv­antes, de façon à faire sans cesse voy­ager le dis­cours en avant et en arrière, con­traig­nant le lecteur à le suiv­re avec une énergie renouvelée.

Ari­ano, comme nous le disions, choisit la muse cré­pus­cu­laire – Mélan­col­ie et Nos­tal­gie frap­pent à sa porte – et même, sont de la mai­son – parce ce choix, par le biais des poètes déjà cités, lui per­met de se bercer dans les plis du temps avec un plaisir à la fois lit­téraire et masochiste. Ari­ano, en somme, s’est créé un monde dans lequel il peut mul­ti­pli­er ses pro­pres expéri­ences biographiques et psy­chophysiques, comme dans un jeu de miroirs, créant et ani­mant des per­son­nages qui ne sont autres que des frag­ments de sa pro­pre per­son­nal­ité. Se regar­dant vivre à tra­vers la lit­téra­ture, il peut réfléchir, juger, arrêter le temps qui, autrement, lui échap­perait irrémé­di­a­ble­ment. Sa poésie a donc un voca­tion en dernière analyse cog­ni­tive, et non pas nar­ra­tive, comme on pour­rait le penser au début.

Mais il y a plus : Ari­ano n’est pas un poète engagé, comme il l’a cru un moment, et comme on le lui a dit. L’histoire sociale émerge, même de façon impor­tante, ici et là, mais unique­ment comme référence col­lec­tive dans laque­lle ser­tir les dimen­sions privées des petites vies de ses per­son­nages, qui sont ce qui l’intéresse le plus. S’il était un poète engagé, il chercherait à pein­dre des fresques, invec­tiverait : Ari­ano, au con­traire, est un poète en plein air 4en français dans le texte, sou­vent dis­trait, essen­tielle­ment lyrique. Comme un loin­tain cousin de Pel­liz­za de Volpe­do ou de Delacroix, il cherche bien à pein­dre une foule de laque­lle émer­gent vis­ages et corps au pre­mier plan. Mais les vis­ages et les corps de ces deux grands pein­tres sont con­stru­its prin­ci­pale­ment et inten­tion­nelle­ment – et non sans une rhé­torique bien adap­tée au mes­sage du tableau – comme des types (et ceci bien que Pel­liz­za, par exem­ple ait notoire­ment peint des per­son­nes réelles et identifiées).

Pel­liz­za da Volpe­do, Il Quar­to sta­to, 1901
Galerie d’art mod­erne de Milan

Eh bien, chez Ari­ano, les vis­ages qui émer­gent ne veu­lent pas être des types ; ce  sont, mal­gré lui, des per­son­nes bien car­ac­térisées, et elles ont non seule­ment une iden­tité pré­cise, mais une his­toire claire­ment artic­ulée non dénuée d’allusions et références auto­bi­ographiques récur­rentes. Je veux dire que, si Ari­ano se trou­vait con­fron­té à une expo­si­tion imag­i­naire de chef‑d’œuvres du 19ème siè­cle, il tra­verserait à grandes enjam­bées les salles des pein­tres académiques, il s’attarderait peut-être plus volon­tiers quelques min­utes, dans la salle où serait exposé «L’Enterrement à Ornans » de Courbet (qui atteint un réal­isme inté­gral en faisant la syn­thèse du par­ti­c­uli­er et de l’universel), plutôt que dans celle où se trou­verait « Il Quar­to Sta­to » de Pel­liz­za da Volpe­do. Il irait ensuite, finale­ment à son aise, vers un Télé­maque Sig­nori­ni, très con­ciliant – et s’y arrêterait longuement.

Ari­ano, au fond, est un poète qui ne crie pas, mais mur­mure, bien que sans timid­ité. Je le vois davan­tage pein­dre un chemin de cam­pagne, ou un quarti­er urbain (fréquem­ment de Parme, ceux-ci, et fort recon­naiss­ables) plutôt qu’un cycle, une épopée. Davan­tage, en somme (ut pic­tura poe­sis) cette poésie authen­tique avec laque­lle on vit mieux, et que plus volon­tiers on écoute.

(tra­duc­tion Mar­i­lyne Bertoncini)

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Camillo Bacchini

Camil­lo Bac­chi­ni è nato nel 1974 a Par­ma, dove ha com­pi­u­to gli stu­di clas­si­ci e pres­so la cui uni­ver­sità si è lau­re­ato in Let­tere Mod­erne, per poi spe­cial­iz­zarsi, nel­lo stes­so ate­neo, per l’insegnamento. È docente di ruo­lo per la cat­te­dra di Ital­iano e Sto­ria alle scuole supe­ri­ori. Criti­co d’arte e let­ter­ario, ha col­lab­o­ra­to e collabora,tra le altre, alle pagine cul­tur­ali del­la «Gazzetta di Par­ma»; ad «Aurea Par­ma», «Ate­lier» e ad altre riv­iste, locali e nazion­ali. È autore di un sag­gio sulle Rap­p­re­sen­tazioni dell’infanzia nell’arte ital­iana nel­la sec­on­da metà dell’Ottocento (Uni­ver­sità di Madeira, Pt, 2006) e del vol­ume Ricette da Fia­ba, un sag­gio e un ricettario sul cibo nel rac­con­to fiabesco(Elliot, Roma 2016, scrit­to a 4 mani con E. Pic­cini­ni). Suoi con­tribu­ti crit­i­ci sono inoltre spar­si — sot­to for­ma di pre­fazioni, post­fazioni, arti­coli e note critiche — in volu­mi, mis­cel­la­nee e cat­a­loghi d’arte. Ha cura­to la bib­li­ografia dell’opera del padre — di cui tiene e aggior­na l’archivio — pri­ma in Brig­an­ti & friends, Per gli 80 di Bac­chi­ni (a cura di Andrea Maset­ti, UNI.NOVA, Par­ma 2007), poi in Pier Lui­gi Bac­chi­ni, “Poe­sie 1954–2013” (Mon­dadori, col­lana “Oscar poe­sia” 2013, a cura di Alber­to Bertoni).

Camil­lo Bac­chi­ni est né à Parme en 1974 et y a achevé des études clas­siques à l’u­ni­ver­sité où il a obtenu une  licence en Let­tres Mod­ernes avant de se spé­cialis­er, à la même fac­ulté, dans l’en­seigne­ment. Pro­fesseur d’i­tal­ien et d’his­toire en lycée, il est cri­tique d’art et col­la­bore entre autres aux pages cul­turelles de La Gazzetta di Par­ma, à Aurea Par­ma, Ate­lier, et d’autres revues locales et nationales. Il est aus­si l’au­teur d’un essai sur les représen­ta­tions de l’en­fance dans l’art ital­ien de la deux­ième moitié du 19ème siè­cle5Rap­p­re­sen­tazioni dell’infanzia nell’arte ital­iana nel­la sec­on­da metà dell’Ottocento (Uni­ver­sità di Madeira, Pt, 2006 et du livre Ricette da Fia­ba, essai et recueil de recettes sur les ali­ments dans les con­tes (Elliot, Roma, 2016). Ses con­tri­bu­tions cri­tiques – pré­faces, post­faces, arti­cles et notes cri­tiques – fig­urent aus­si dans divers vol­umes, recueils et cat­a­logues d’art. Il s’est occupé de la bib­li­ogra­phie de l’oeu­vre de son père – le poète Pier Lui­gi Bacchini(1927–2014) – et en pub­lie les archives6Brig­an­ti & friends, Per gli 80 di Bac­chi­ni (a cura di Andrea Maset­ti, UNI.NOVA, Par­ma 2007), poi in Pier Lui­gi Bac­chi­ni, “Poe­sie 1954–2013” (Mon­dadori, col­lana “Oscar poe­sia” 2013, a cura di Alber­to Bertoni).

Notes[+]