Ungaretti, ou la fulgurance à l’envers

Ungaretti, ou la fulgurance à l’envers

 

Pour Carlo Ossola

En témoignage d’admiration[1]

 

 

Ungaretti est le poète de la fulgurance : s’il fallait définir son génie d’un mot, ce serait celui-ci. S’inscrivant dans la lignée spirituelle de Blaise Pascal, il en a le phrasé aphoristique et l’ellipse omniprésente. Sa poésie abonde en figures de la fulguration : foudre, éclair, brûlure, brisure, déchirure, soudaineté, surprise. Il n’est dès lors pas surprenant que, parmi toutes les formes de la mémoire que cette œuvre virtuose articule, l’une d’elle soit privilégiée, celle qui s’exprime par un surgissement inattendu. Dans une création s’organisant presque en entier  autour de l’incompatibilité entre l’innocence et la mémoire[2], la réminiscence joue un rôle décisif, en une quête poétique qui se perdrait sinon dans des méandres. L’écriture d’Ungaretti traverse tous les territoires de la remémoration : déambulant de par le labyrinthe du souvenir, traversant l’indispensable oubli, frôlant l’espace mortifère de la non-mémoire, – toute son intention est de parvenir, via la réminiscence, à s’approcher de ce qui constitue sa Quête : établir une poétique du retour à l’innocence première.

 

***

 

La mémoire enregistre. Mais elle n’est pas qu’enregistrement ou simple entrepôt. Elle s’exprime par le souvenir, « mémoire qui répète ». Par cette répétition à laquelle se mêle l’oubli, le souvenir se dégrade, se fragmente et tente en vain de se restaurer. Car toute restauration est une altération, Ungaretti le dit à propos de Pétrarque : « A travers le déchirement même de la vie dont il témoigne, le souvenir, toujours si fragmentaire dans ses références au réel, suscite les ruines dont il s’entoure, lui-même ruine ensevelie parmi les ruines, principe d’une restauration désespérée  au sein de l’oubli à illuminer. » A force de scruter des labyrinthes, dit encore Ungaretti, la vision coutumière se perd. Et pourtant cette tension du souvenir joue un rôle crucial dans son aventure spirituelle. Toute son œuvre poétique peut se lire comme un vaste examen de vie : « J’ai repassé / les époques / de ma vie ». Il s’agit de rassembler les souvenirs afin de mieux les dissiper et que le regard retrouve la fraîcheur d’un premier jour ; que les passions tristes soient dissoutes. L’exercice a une portée métaphysique qui n’est pas sans analogie avec celle du sacrement chrétien de la pénitence : l’objet en est de contempler, grâce à une mémoire neuve et loyale, « le printemps d’éternité ». Hélas, la convocation des souvenirs n’engendre au mieux qu’un enlisement, au pire l’expérience débilitante de l’oubli – ou la léthargie, proche de la mort, de la non-mémoire.

 

L’oubli est une mémoire vidée dont il demeure cependant quelque chose, oubli dont j’ai souvenance. Il est incertain : souvent je me demande à quel point j’ai oublié. Cet oubli peut être involontaire, simple effacement du temps : une couleur qui ne dure pas. Il peut être volontaire aussi – démémoration[3] dit Ungaretti : refoulement de ce qui se révéla funeste, enfouissement, déni. A l’extrême, l’oubli est la résonnance du silence sans limite ou, pire, une non-mémoire, « pierre réfractaire, totalement inanimée »: le temps s’est arrêté en une léthargie  ahurie, en un dormire più vero proche de la mort. La quête spirituelle s’interrompt : miroir impassible auquel nulle image ne s’accroche, l’âme est désertée.

 

Heureusement il y a la réminiscence, mémoire qui revit. Elle nous introduit au cœur de la création ungarettienne. Volontiers heureuse – « Je tressaille au souvenir  / de ton brusque parfum » –, elle a une affinité structurelle avec la poésie. Car pour Ungaretti, la poésie, comme la réminiscence, se manifeste quand toute mémoire semble quitter les objets puis brusquement y refluer, comme par miracle.  Rien de pathologique ici en la réminiscence, aucune  proximité décelée avec sa sœur l’hystérie. Rien d’artificiel non plus, point de haschich comme chez l’ami Michaux : tel le chanvre indien pourtant, elle ressuscite le senti, elle est un bouquet de sensations, un panorama d’impressions ; mais sa fonction poétique n’est pas seulement d’être « une gerbe de ‘ricochets’ d’impressions venant analogiquement »[4]. De façon plus ambitieuse, son rôle est de ramener des objets à leur pureté originelle, de retrouver l’exultation candide des êtres, des choses,  dans leur innocence première : « me remonte à l’esprit que j’exultais en t’aimant ». Ces objets, cette exultation, sont des débris d’innocence à l’état brut, et le mot même de débris suggère que la réminiscence ouvre sur la saisie parcellaire d’un monde insondable : espace qui n’est pas simplement le gouffre des sensations extrêmes de Michaux, mais celui d’abysses métaphysiques. Néanmoins, si la réminiscence est un miracle, il est à double tranchant : à la fois « éblouissement et morsure », s’y mêlent le passé de la nuit aimante et le présent de la nuit intérieure, la traque du désir et le vertige du néant :

  

Rosa segreta, sbocci sugli abissi
Solo ch’io trasalisca rammentando
Come improvvisa odori
Mentre si alza il lamento.
 

 L’evocato miracolo mi fonde
La notte allora nella notte dove
Per smarrirti e riprenderti inseguivi,
Da libertà di più
In più fatti roventi,
L’abbaglio e l’addentare.
 

Rose secrète, tu t’ouvres sur le gouffre
Pour peu que je tressaille au souvenir
De ton brusque parfum,
Tandis que s’élève la plainte.
 

Le miracle évoqué mélange
La nuit en moi à cette nuit
Où, pour te perdre et reprendre, j’ai traqué,
Plus ardents à mesure
Que plus libres,
Eblouissement et morsure.

 

Apparaît ainsi une des fonctions essentielles de la mémoire selon Ungaretti : par l’irruption soudaine de ce qui est révolu dans ce qui est actuel, elle provoque un sursaut qui à la fois réveille le désir et attise le sentiment vertigineux de l’écoulement du temps.

 

***

 

Dès lors nous approchons de ce qui propulse la poétique ungarettienne sur sa trajectoire, nous approchons du coeur. La mémoire est un stock de matière énergétique, le cœur ungarettien en est le transformateur. Qu’il soit sombre, soucieux, encavé – il l’est souvent –, ou bien qu’il « tremble à la lumière, doucement », il a une fonction qui est de transformer la mémoire en poésie aux fins de retrouver l’innocence. Mais qu’est-ce que transformer ? Et pour quelle innocence ? Est-ce un mirage ?

 

Ungaretti cite Galilée : « ce que nous imaginons ne peut être qu’une chose déjà vue ou un composé de choses ou de parties de choses vues précédemment ». L’imagination créatrice est une mémoire combinatoire. En ce sens, elle a une proximité avec le rêve, mémoire délirante. La langue italienne ne connait que le mot sogno tant pour le rêve que pour le songe. Parce que chez Ungaretti le sogno est souvent proche du songe – qui est la forme prédictive ou interprétative du rêve –, la pensée poétique comme le songe peut se faire « oreille divinatoire ». Parlant, à propos de Racine, du rôle du poète développant son expérience « à partir de la naissance de la mémoire », Ungaretti évoque le moment de toute crise, de toute tragédie – qui est aussi celui de la désorientation poétique – où la mémoire  resurgit avec le transport subit qu’opère la réminiscence : Si Phèdre aime Hyppolite, c’est qu’elle le voit sous les traits d’un Thésée jeune soudain réapparu. De sorte que le labyrinthe où elle se perd est celui de sa mémoire, mais une mémoire toute vive qui la  propulse vers une issue fatale par le biais d’une imagination que plus rien ne bride. Chez Ungaretti, le cœur, cadre de cette transformation, est souvent triste : pays ravagé, lieu où on tombe, nid obscur où on s’enténèbre, stagno di buio, flaque ou corolle de tristesse. Mais c’est aussi le lieu de son projet poétique par excellence – par la mémoire remonter jusqu’à « l’inquiète source » de l’innocence première. Pour le poète, le processus est jalonné : que la mémoire se fixe, se condense et s’abolisse dans l’absolu d’une image – et qu’ainsi elle se sublime dans l’innocence. Par cette innocence retrouvée, que l’âme s’échappe du labyrinthe. Libre enfin, qu’elle puisse pénétrer alors ce hors-champ de la mémoire que sont les sensations du monde : le souvenir est souvent un  ressassement d’un passé centré sur soi, tandis que la sensation – contact de l’eau, caresse du soleil, beauté de la nuit – mène à se « reconnaître / fibre docile / de l’univers ». Naît le désir, autre hors-champ de la mémoire :

          

Nel mollo giro di un sorriso
ci sentiamo legare da un turbine
di germogli di desiderio
 

Ci vendemmia il sole
 

Chiudiamo gli occhi
per vedere nuotare in un lago
infinite promesse
 

Ci rinveniamo a marcare la terra
Con questo corpo
Che ora troppo pesa
 

Dans la mollesse mouvante d’un sourire
nous nous sentons noués par un tourbillon
de bourgeons de désir
 

Le soleil nous vendange
 

Nous fermons les yeux
Pour voir nager sur un lac
Des promesses infinies
 

Nous en revenons marquer la terre
Avec ce corps
Qui pèse à présent si fort
 

Il y a dans l’imagerie ungarettienne une symétrie entre mémoire et désir : l’une est une terre obscure et triste, un précipice où l’on tombe entraîné par le poids d’un corps ; l’autre est l’eau sublime d’un lac aux rives duquel éclosent les bourgeons, où le soleil est « promesses infinies » de vendange sous la voûte légère. Terre, tristesse, pesanteur, d’un côté ; eau, promesses, légèreté, de l’autre – c’est l’enfance retrouvée. Or l’enfance est le temps même de l’innocence, où l’enfant « décharge sa mémoire d’un cri », tandis que plus tard, à l’âge adulte, les cris s’arrêteront au fond de la gorge, « roche de cris » engendrant insomnie et désespoir. Le cri poussé par l’enfant, outre sa vertu de gommer toute tristesse, est-il aussi une remontée édénique vers le cri primal, le cri unanime,  le verbe inaugural ? Tel serait encore le projet du poète, qui cite à ce propos Saint Augustin[5] : « saisir le verbe non seulement avant qu’il ne résonne, mais même avant que les images des sons ne soient roulées par la pensée – car il n’appartient à aucune langue » ; ce faisant, traverser le miroir, percer l’énigme, rejoindre l’ineffable ; retrouver avec Mallarmé (que cite Ungaretti) les débuts très sacrés du langage. Il y eut des vies avant l’actuelle. Elles ont laissé des traces en moi. Puis-je par le songe, loin du bain des choses familières, les retrouver ? :

 

Ogni mio momento
io l’ho vissuto
un altra volta
in un’epoca fonda
fuori di me
 

Sono lontano colla mia memoria
dietro a quelle vite perse
 

Mi desto in un bagno
di care cose consuete
sorpreso
et raddolcito
 

Rincorro le nuvole
Che si sciolgono dolcement
 

Chacune de mes heures
Je l’ai vécue
Une autre fois
Dans une époque profonde
Hors de moi
 

Je suis loin avec ma mémoire
A la poursuite de ces vies perdues
 

Je m’éveille dans un bain
de choses familières
surpris
et adouci
 

Je cours après les brumes
qui se dénouent tout doucement
 

Se peut-il que chaque heure ait déjà été vécue dans une époque profonde et hors de moi ? Il s’agirait d’une mémoire que rien ne circonscrit, ni l’espace, ni le temps ; où mon époque et mon intériorité se confondent avec d’autres époques, d’autres intériorités. Allusion à l’anamnèse pythagoricienne ? A l’époque de la psychanalyse, peut-être y a-t-il dans cette évocation du déjà-vu une mise à jour de la fonction poétique, chargée de dévoiler le refoulé de la lignée ancestrale ? Renouant avec la fonction orphique de l’aède, – le poète serait alors celui qui accède, sinon à l’autre monde, du moins à la mémoire enfouie dans l’inconscient  collectif.  Il s’agirait de percer les brumes, les ténèbres, qui séparent des temps immémoriaux :

 

une montagne de ténèbres sépare le temps d’avant
du temps d’après
 

aussitôt qu’un de mes instants s’est écoulé j’en
suis éloigné de mille et mille ans
 

partout me guette un réveil de regrets d’ancêtres[6]

 

***

 

Face à un tel projet, à un rêve « fruit de la plus claire folie », ne peut seul s’exprimer qu’un aveu d’échec : la quête est sans fin, chaque réveil engendre amertume et désenchantement. Par chance demeure, chez Ungaretti, jusqu’à son dernier souffle, la faculté d’émerveillement. Soudain l’amour ravive le désir – dont on a vu qu’il était le symétrique heureux de la mémoire. La poésie ne sait guère remonter le temps, que ce soit celui d’une vie, celui d’une langue, ou celui de l’espèce ; la seule innocence qui lui soit accessible est celle du « plus nouveau songe » que suscite la fulguration de la beauté. Les ultimes poèmes que compose Ungaretti, peu de temps avant de mourir, sont ceux de Croazia segreta. Ils chantent deux Dunja : l’ancienne Dunja, la chère Dalmate qui fut la nourrice aux grands yeux nocturnes de son enfance égyptienne dans l’oasis et au désert ; et la jeune Dunja, si belle aussi, au « croate velours / du regard », qui, d’étrange aventure, est son dernier amour. Avec Dunja, le transport mémoriel est de nouveau là. Mais les pôles sont inversés : ce qui restitue l’immuable innocence native du temps de l’enfance, c’est la projection du présent du désir dans la mémoire d’une vie entière :

 

D’oltre l’oblio rechi,
D’oltre il ricordo i lampi.
 

D’outre l’oubli tu me rends,
D’outre mémoire, les éclairs.
 

Le pur désir, en sa fulgurance retrouvée, innocente la mémoire. Par cette ultime transformation qui est une réminiscence à l’envers, les deux Dunja sont confondues en un temps qui englobe passé, présent et avenir aussi, malgré la proximité de la fin terrestre. Le recours grammatical au futur dans le poème en prose de Croazia segreta suggère – par-delà le  côté anecdotique d’une amourette de vieillard – que la sérénité enfin atteinte n’est pas simple amor fati, mais qu’aux confins de la mort, en une réconciliation in extremis, tous les temps lui sont présents.

 

Di continuo ora la vedo bellissima giovane, Dunja, nell’oasi apparire, e non potrà più attorno a me desolarmi il deserto, dove da tanto erravo.

 

Maintenant je ne vois plus jamais que Dunja jeune, la très belle, apparaître dans l’oasis, et le désert autour de moi ne me désolera jamais plus, où j’errais depuis tant d’années.[7]

 

Une autre traduction de l'atelier d'Ungaretti :

G. Ungaretti, La guerre – Une poésie, janv. 1919
(éd. J.-Ch. Vegliante, Nantes, Le Passeur, 1999)

 


[1] Carlo Ossola, Professeur au Collège de France, a dirigé l’édition de l’œuvre poétique complète de Giuseppe Ungaretti : Vita d’un uomo. Tutte le poesie. [VU] Ed. Mondadori – 2010. Traduction sous la direction de Philippe Jaccottet : Vie d’un homme. Poésie/Minuit-Gallimard – 1973.

[2] Giuseppe Ungaretti : Innocence et mémoire. [IM] Trad.: Jaccottet. Ed. Gallimard – 1969.

[3] Traduction de smemoratezza, mot inventé par Ungaretti. Cf. VU page L.

[4] Henri Michaux : Connaissance par les gouffres. Michaux collabora avec Ungaretti à la revue Mesures.

[5] Saint Augustin ; De Trinitate. Livre XV, 19. Trad. Sophie Dupuy-Trudelle.

[6] VU page 389 : Conclusion. Poème de juillet 1918, écrit en français.

[7] VU page 364 [P. 324] – Croazia segreta (Croatie secrète).