Valéry Molet, Aucune ancre au fond de l’abîme
Aucune ancre au fond de l’abîme : ce titre nous donne d’entrée le programme de l’ensemble, presque. Il est suivi d’un premier poème censé nous donner la clé de sol : il y est question de femmes aux mollets brisés (je n’ai pu m’empêcher d’y lire un jeu avec le patronyme de V.M.), aux varices bleutées…
Nous retrouvons un univers que V.M. a déjà exploré dans ses publications antérieures. Les pages suivantes dressent le tableau de plages qui n’ont qu’un défaut, mais de taille : elles sont habitées par la genstouristique et commerciale. On se voulait au bout du monde, en communion avec la mer, on avait compté sans les envahisseurs. Ce qui n’est guère plaisant ! La mer n’est pas faite pour l’été, conclut le poète… V.M. ne fait pas dans le bon sentiment, comme il est (trop) d’usage en poésie, cela nous change un peu d’air.
Et voilà qu’au décours d’une page, une femme est revenue : l’amour renait à Plougrescant. Nos baisers ressuscitent Plougrescant dont la roche se mourait. Voilà que la rencontre initiale faite à Plougrescant renaît, dans une suite de notes sensibles – et lyriques. Notre couple poursuit son voyage amoureux en Bretagne, dans la bien-nommée île de Sein.
Valéry Molet, Aucune ancre au fond de l’abîme, La petite Hélène éditions, 70 pages, 14 €.
La faune humaine est toujours aussi malvenue, alors le sable s’efface sous les serviettes, mais il y a désormais une autre faune, celle des goélands, des lapins que notre poète aime. Il prononce le mot ! Nous voilà loin des dégoûts du début. Alors ta main s’affermit sur ma joue/qui rabiote ta main– le poète goûtant ce « petit plus » ? L’amour est fait de gestes infimes, de fines sensations : la mer remonte enfin. Plutôt l’esthétique que le sexe, lequel fait réapparaître (incestueusement ?) l’odeur crasse des chaussettes de la mère trouvées un jour au fond d’un panier.
Au final, ce texte nous décrit l’amorce d’un amour retrouvé – encore que sans promesse donnée. La charge du début contre le populo s’estompe, presque… puisqu’au dernier poème la mer est oubliée pour un Paris qui truste les dividendes : Les grues échassières tremblent/Sous le poids du ciment aurifère/J’adore l’odeur de la spéculation immobilière/Cela vous rend vivant. Faut-il voir dans cette provocation la recherche d’un retour de bâton ?
Je n’ai encore rien dit de la forme en feuilleté du livre, une façon que j’estime heureuse d’échapper au genre du pur poème. Des fragments nous donnent des pensées, des intuitions qui dialoguent avec les poèmes, les éclairent parfois, les contredisent aussi – comme s’il n’était pas question de fondre en amour ! Une belle note soutient que le langage ne pénètre pas le bocage de la plénitude, que rien n’est communicable. Les personnes qui vivent l’être ne peuvent rien se dire. Les poètes le savent bien, avec V.M. ils relèvent quand même le défi. Quant aux poèmes, ils me semblent se situer dans la veine de la poésie états-unienne du concret quotidien, réaliste et autobiographique. On pourrait penser à de la simple prose découpée en lignes brisées s’il n’y avait dans l’écriture de V.M. une charge poétique évidente.