vasyl makhno, Quatre poèmes ukrainiens
Ces poèmes ont été traduits de l'anglais par Marilyne Bertoncini. Le premier a été publié sur le site de poésie en ligne Jeudi des mots.
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MON PÈRE
vous savez, mon père avait le même âge que John Lennon
quand John chantait, c'était des batteries qu'il serrait
et le week-end, il en attachait lui aussi, comme mécanicien automobile
quelque chose se cassait toujours - les bougies pleines de gaz tombaient en panne
Les Beatles s'envolaient pour l'Inde - les hivers passaient
et les enfants des fleurs rompaient des tiges et des strophes
vous savez, une petite ville : quelques voitures – la mairie – la place du marché
des pavés posés au fil des siècles comme des vers rimés
les vitres des immeubles vibrant comme un déca de violon
fin des années 50 : les enfants de la guerre - une génération abîmée
en manteau de laine et bottes en caoutchouc à hauteur de genou
debout à l'arrêt de bus c’était ma mère - une étudiante
vous savez, ces écoles de musique : accordéon guitare ou dombra1
la musique exige un sacrifice comme un don
l'école d’orchestre dans une ancienne synagogue
maintenant convertie en club de district - chauffée par un poêle à pétrole
dans son tout nouveau "hazon"2 en tirant sur sa cigarette -
mon père attend ma mère - au coin de la rue
après quelques années, n’est-ce pas, leur mariage raté s'est effondré
la musique avait soudainement changé – je grandissais et grossissais
John qui avait épousé Yoko poussait des foules de hippies
à chanter sur les fleurs - changeait sa garde-robe et son style
se faisait pousser la barbe/moustache comme un prophète dans la nature
séduit par la liberté et les gauchistes
vous savez, cette petite ville changera aussi quand des unités
militaires occuperont la caserne aviateurs et brancardiers
les recrues de printemps et d’automne aussi cycliques que les saisons
chanteront les chansons de John : à propos d'hier et d'avant-hier
sur l'amour non partagé - seul et en chœur -
sur tout ce qui passe
vous savez, au coin de la rue où mon père attendait ma mère
la musique n'a pas changé elle sonne pareil pour moi
et j'entends cet orchestre qui joue faux
et John gisant sur le trottoir - abattu à New York -
avec ses lunettes noires désormais Yoko vieillie
Et la musique pas plus que le divorce, je ne les comprends
vous savez, mon père avait le même âge que John Lennon
Je le vois jeune homme accélérant dans la cabine de son "hazon"
pendant que ma mère au coin de la rue l’attend en fredonnant "Let It Be"
c'est sa nana et il se dépêche de voler
il ne leur reste qu'un bref instant - en fait, le temps de cligner des yeux
mais leur musique et la musique des Beatles resteront avec moi
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SIGHETU MARMATIEI
A Sighetu Marmatiei l'odeur des pommes verreuses
Et les gitanes t'attrapant par les manches pour lire ton avenir
prétendant tout savoir sur toi
dans un relent d’eau-de-vie faite à la maison entrelacée d’oignons mâchés le matin
et de cigarettes ukrainiennes
passées en contrebande par le pont frontalier plusieurs
fois par jour
les brumes du matin envelopperaient la ville jusqu'au cou
descendant des montagnes - comme les villageois du lieu - au marché de Sighetu
et s'attardant dans les rues
puis blottis contre les immeubles avec la tête
comme les chiens errants
de cette ville
Je me tenais au croisement
où le panneau indiquait la direction de Baia-Mare
tout près d'une synagogue restaurée
une église orthodoxe la mairie et de quelques maisons en boites d'allumettes
renversées par le vent attestant de la chute
de toutes les Europes et des empires
et seul le chemin de fer construit à l'époque de l’Autriche
se dirigeait au moins quelque part en tirant les voitures
comme un enfant désobéissant par la main
et le train
entrant dans les montagnes y disparaîtrait à jamais
ayant emporté les Juifs
car il leur était impossible de vivre ici
c’est-à-dire de prier dans leur synagogue
de traire leurs chèvres et vendre du poivron rouge
se rendre à Baia-Mare et en Hongrie
et chanter leurs chants funèbres chaque sabbat
il était impossible de vivre ici en général
parmi les églises en bois aux inscriptions cyrilliques
avec les images de Sainte Barbe et du Jugement Dernier
avec les évangélistes tenant chacun au garde-à-vous, l’index
comme une clé
et le veilleur de nuit probablement
en fermant l'église et la porte du cimetière pour la nuit
grommellerait que les clés et les serrures étaient rouillées
Et Sighetu Marmatiei sentait aussi les prunes écrasées
avec leurs noyaux comme les yeux bruns d'une vache morte
et mouches et des fourmis rampant sur elles
et il était évident que le train de nuit approchait de la gare
locar bien avant l'arrêt, le mécanicien signalait
à ces montagnes aux pommes aux prunes et aux gitans fatigués
qui buvaient du vin à la taverne en bord de route
et vidaient des truites grillées de leurs mains sales
en criant à l'aubergiste
de servir plus de pain blanc
à toute vitesse
Car ils devaient atteindre la frontière au moment où
leurs femmes rentraient à la maison
avec des cigarettes de contrebande
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DACIA 13003
c'était pendant le règne de Ceausescu quand les vieux bâtiments s'effondraient
que les habitants de Bucarest voyageaient dans des chariots tirés par des vaches
et que seuls les oiseaux tournant au-dessus de la campagne étaient libres
la voiture avait été achetée par son père avec sa paye mensuelle
de la Securitate comme informateur
à l'époque c'était nouveau et jalousé de tous
cette nuit-là, il conduisait avec sa copine pour éclairer la ville
parce que l'électricité était vendue à l'étranger
de même que le droit des Juifs à l’émigration était monnayé contre des devises fortes
alors tout le monde voulait être juif pour fuir
et tout le monde voulait vivre à Paris puisque tout le monde savait le français
pas moins bien que Tristan Tzara ou Mircea Eliade
elle était assise à côté de lui en larmes car sa grossesse l'avait irrité
il lui a demandé d'allumer sa cigarette
puis il s'est arrêté, est sorti de la voiture en courant et a donné de toutes ses forces un coup de pied dans les pneus
aussi ronds que son ventre
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Le FILS PRODIGUE
lorsque dans cette parabole de l'évangile – qu’on lit en ce moment dans la petite église du village -
le père se précipite pour accueillir son fils en ordonnant aux serviteurs de lui mettre la meilleure robe et de tuer un veau pour lui
Devrait alors briller pour moi au moins une faible lumière dans l’une des chambres du sixième étage
mais il fait noir - personne n'attend : ou bien ils dorment - car il est minuit passé – ou bien ils sont partis
et n'ont pas laissé leurs clés aux voisins
peut-être devrais-je aller chez mes plus proches amis : ils étaient si contents de m'héberger pour la nuit
avant de se marier et ils écoutaient ma poésie avec tant de gratitude
mais la douane a confisqué mon carnet d'adresses (guerre contre le terrorisme)
et je ne me souviens ni de leurs adresses ni de leurs numéros de téléphone
s'ils lisent la parabole de l'évangile sur le fils prodigue dans cette petite église de village
alors quelqu'un doit ressentir les mots les plus cuisants
et rester dehors tête nue
sous la neige qui tombe
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Notes
- Dombra - un instrument à cordes kazakh
2. Hazon - un camion soviétique
3. Une voiture roumaine fabriquée pendant la guerre froide
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Photo de Une © Mileny Androshhuk