Vénus Khoury-Gata en poésie, comme dans tout le reste de sa bib­li­ogra­phie con­sid­érable — que tant de prix ont couron­née -, et de son activ­ité lit­téraire plu­ri­forme, illus­tre par­faite­ment la façon dont une per­son­ne « à cheval » sur deux univers, l’oriental et l’occidental, le Liban et la France, peut enrichir à la fois le regard de l’un et de l’autre. Et ce livre de poèmes, d’une famil­ière en même temps qu’insolite orig­i­nal­ité, en témoigne par une forme de mag­ique affir­ma­tion des dif­férences qui, comme après le pas­sage d’une comète, laisse un sil­lon où les ténèbres ressem­blent à la lumière, alter­nent avec elle dans la nuit de nos yeux et s’y mèlent.

Vénus Khoury-Gata – Gens de l’eau (Ed. Mer­cure de France – 118 pp.).

 Je voudrais expli­quer par la cita­tion d’un poème ce que j’aurais aimé ren­dre limpi­de sans être bien cer­tain d’y par­venir ; il s’agit de celui de la page 44, qui est l’un des plus marquants :

Mai­son poreuse

Les murs n’ont pas gardé la voix des objets

La gar­di­enne des lieux recoud les débris de la jarre morte de soif et ceux du miroir qui s’obstine à mul­ti­pli­er le même mur

qu’importe si l’envers n’est pas con­forme à l’endroit

les objets recom­posés répè­tent le même bruit fêlé quand ils n’ont rien à se reprocher

l’eau trans­vasée reste de l’eau

Les trois vers que je mets en gras sym­bol­isent en quelque sorte tout l’arrière-plan de l’oeuvre éton­nante de Vénus Khoury-Gata, la poésie « trans­vasée » d’un pays en un autre, d’un être humain en un autre (par exem­ple homme et femme), ou encore d’une vie dans une autre, reste de la poésie, et « répète le même bruit fêlé », alors même que la poétesse ou le poète – atteints de la fêlure de se trou­ver exilés en autre pays, ou exilés en leur pays même – « n’ont rien à se reprocher », vu que l’acte de poé­tis­er leurs mon­des est d’essence par nature innocente.

Plus glob­ale­ment, der­rière ces poèmes d’une dense réal­ité, jonchés de mille détails qui sont cha­cun un témoignage de dif­férence sub­tile et de prox­im­ité humaine, appa­raît comme le témoignage d’une vie antérieure, témoignage extra­or­di­naire­ment tran­chant à tra­vers une parole que la beauté des images n’affadit pas bien au con­traire. Cette vie antérieure, nous, hommes, « la pren­drons, la com­pren­drons » comme dis­ait Rim­baud, tant elle est riche de sen­sa­tions et d’épreuves, étranges et neuves, typ­ique­ment féminines, que la com­plex­ité d’une dou­ble cul­ture rend encore plus sin­gulières, en con­traste avec la langue au lecteur français famil­ière, dis­ant ce qu’elle veut avec une sou­p­lesse, une économie et une lib­erté qui font mouche. Telle cette descrip­tion, pleine d’implicite, de la con­di­tion de la femme en une époque qui nous sem­ble passée et qui nous est pour­tant contemporaine :

La femme qui arrache à main nue l’herbe de son champ doit tout à l’homme

au grince­ment de son échelle adossée au mur

au crisse­ment de l’abeille dans son bol ébréché

même au loup qu’il tuait toutes les nuits dans son sommeil

sa corde sur l’épaule

il mar­chait au bord du ravin

un pied dans le vide

un pied sur le coeur de celle qui le regar­dait s’éloigner

sûre qu’il revien­dra après extinc­tion du dernier loup

Il faudrait pré­cisé­ment, de ce livre, détailler aus­si les élé­ments du con­texte trag­ique d’aujourd’hui. Il y a dans les trois par­ties de l’ouvrage une sorte de chem­ine­ment qui ressem­ble à l’autobiographie occulte d’une vie tout entière. Cela qui ne peut être éprou­vé qu’en lisant de près les poèmes dans l’ordre. Le par­cours est si abon­dant en nota­tions, à pro­pos de ces « Gens de l’eau » que la Méditer­ranée relie à l’Europe, que ce serait inin­téres­sant de me sub­stituer à ce chem­ine­ment, de le déflo­r­er en en faisant ici une lec­ture du genre « thèse lit­téraire », qui en exposerait les fasci­nantes ambiguïtés. J’en veux, pour illus­tr­er ceci, con­vo­quer un dernier texte, page 98, qui cer­taine­ment lais­sera pen­sif le futur lecteur de ce recueil intense et prenant :

Quel jour quelle année sommes-nous demande un soleil amnésique

quel nom don­ner à ceux qui déter­rent les tablettes d’argile

et à ceux qui rem­plis­sent les bar­ques de futurs naufragés

insa­tiable Méditerranée

elle avale toute ce qu’on lui sert

mourir au sec mène-t-il au paradis

odeurs mêlées de fer et de sang

l’homme étêté ne por­tait ni flingue ni canif mais sa mélan­col­ie autour du cou

l’égorgeur n’est pas un assas­sin mains un élagueur

jar­dinier soucieux de net­toy­er le monde de ses mau­vais êtres

Cela rejoint mon ami Odysseas Elytis quand il écrivait que « le ter­ror­iste est le rus­taud des mir­a­cles ». Mais si chez les Gens de l’eau et « Les Dépe­u­pleurs», comme l’écrit Vénus Khoury-Gata « La mort gagne à tous les coups », dans l’oeuvre de cette poétesse remar­quable, c’est aus­si la poésie qui gagne à tous les coups, avec une sorte de courage intime, vivace, d’élan dans l’acharnement à vivre, pro­pre au ton du recueil : et cet acharne­ment nous contamine.

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Xavier Bordes

Xavier Bor­des, né le 4 juil­let 1944, dans le vil­lage des Arcs en Provence (Var)…

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