Vies minuscules de Pierre Michon.
De l’empire des signes à la simplicité miraculeuse de l’écriture.
Il y aurait beaucoup à dire sur la notion de « simplicité » en littérature et on pourrait la découvrir dans des formes littéraires complexes ( chez un Proust ou un Joyce par exemple) aussi bien que dans des écritures blanches au style dépouillé comme celles de L’étranger de Camus. On s’apercevrait sans doute à la fin d’une telle étude que la simplicité en littérature tient paradoxalement à récuser, selon l’élan même de ses vertus infiniment créatrices, toutes les transparences d’un simplisme pervers: un récit vivant fait tomber les images sociales qui emprisonnent les êtres dans des rôles, des statuts et des fonctions, il les ouvre à une surabondance de sens, d’expériences et d’interprétations qui paradoxalement les simplifie en les délivrant de tout regard englobant, de quel- que champ du savoir qu’il provienne.
Le recueil de nouvelles intitulé Vies minuscules, publié en 1984 par l’écrivain Pierre Michon, manifeste avec beaucoup de force et de profondeur cette capacité de l’écriture littéraire à rendre justice à la liberté spirituelle du sujet. De même que chez Flaubert, Dostoïevski ou Faulkner, les simples n’y sont pas les seuls jouets d’un déterminisme économique et politique. Une pièce manque au puzzle, l’inachèvement de ses destins miniatures lève une béance, une faille dans toutes les grilles d’interprétation qu’on leur peut appliquer.
Ce petit parcours à l’intérieur de cette œuvre cherche à voir comment la fiction littéraire peut faire passer du superficiel au simple par les détours nécessaires d’un style infiniment ouvragé, un style qui creuse l’avènement d’une présence et d’un trésor de parole sous l’écorce ingrate d’existences définitivement tronquées.
1) La fiction littéraire et l’évocation des humbles.
Il n’y a pas de pire insulte aux « pauvres » que de les réduire à un besoin économique, à la cupidité normative d’une insertion sociale. Dans cette perspective, Les Vies minuscules ne prétendent pas documenter sur les « hommes de peu », mais fidèles à l’intuition de l’Evangile, elles voient en eux le renversement des prétentions de l’homme à s’arranger un petit bonheur indifférent à la simplicité et à la grandeur de Dieu.
A l’instar des Béatitudes, la littérature n’est pas un déversoir de discours pieux, mais la mise en relief d’une simplicité qui engage l’écrivain et le lecteur dans la profondeur d’une parole singulière. La beauté y est nécessaire comme la trace et le signe d’un respect où la misère de l’autre appelle l’emploi d’un microscope : le moindre signe d’humanité et de sensibilité exige à la fois amplification et effets de sourdine discrets, la moindre empreinte de douleur et d’espoir afférente au non-avoir et au non-être apparent de l’autre y recèlent des épiphanies invisibles que l’écrivain ne doit pas laisser perdre sous couvert d’idéologie politique ou par la simulation d’une proximité trompeuse aux êtres privés de toute autorité sociale et intellectuelle.
Si le misérabilisme littéraire idéalise les pauvres, l’écriture de Pierre Michon est trop consciente de son impuissance à pénétrer ce que les autres vivent de l’intérieur pour imiter une telle démarche.
C’est pourquoi le style de cet auteur privilégie le format bref, la nouvelle et les instants de prédilection et d’incandescence, les épiphanies fulgurantes paradoxalement nichées en plein cœur de vies triviales et sans attrait. Les passages qui font entrevoir l’or caché de ces destins minuscules ne peuvent en restituer que des éclaircies ou des orages, des silences ou des raccourcis suggestifs d’immenses masses de temps à jamais ensevelies dans l’oubli. Dévider leur existence selon une narration linéaire à la Balzac ne rendrait pas justice à la présence de ces visages trop précaires pour devenir des « personnages de roman ». Par leur condition et leur caractère, par l’ombre qui les met comme en berne de l’histoire, les Vies minuscules ne peuvent apparaître que par intermittence au narrateur et au lecteur. Les figer dans un statut journalistique et communicationnel serait les destituer de la réserve qui rend leur existence pareille à la plus petite des semences.
C’est pourquoi le style de Michon est celui de la brièveté, d’un réalisme par envolée ; il procède par apparitions – Baudelaire parlerait sans doute de « fusées » — et les traits les plus sûrement ciselés de leur visage ne se laissent appréhender que pour le temps fugitif d’une transfiguration.
Fragile, la coïncidence du vrai et du beau est suspendue aux interstices du récit inventé et de l’histoire vraisemblable, ainsi qu’aux maillages secrets régissant pour chaque lecteur la transaction toujours délicate entre la vérité du cœur et le travail implacable de la lettre.
2) La figure complexe du narrateur
A la lisière de l’imposture et d’une gratuité magnifique, la fiction littéraire requiert une simplicité d’outretombe: ce qui est donné dans l’instant, la couleur unique et le timbre d’une voix au milieu de tant de grisailles et d’échappatoires anonymes, ce que le style cristallise, restitue et invente tout à la fois, promet une durée que le réel ne peut pas tenir. Epines, ronces, soucis et séductions, limites et adversités de tout acabit et espèce brisent la promesse que l’hospitalité du style déchiffre et projette sur le visage de l’autre. Le réel comme aussi bien la littérature ne peuvent accomplir seuls ce qu’ils font pressentir et dévoilent: d’ailleurs, la littérature, le livre y apparaît parfois comme un tombeau, un cadavre, celui de Rémi Bakroot dans la nouvelle éponyme, un mort auquel seule l’adhésion et la foi d’un lecteur engagé peut redonner souffle, vie et relief.
Conscient des limites de la littérature jusqu’à l’obsession de la page blanche, le narrateur de Vies minuscules (à ne pas confondre avec l’écrivain qui demeure extérieur à tout dispositif de fiction littéraire) se met en scène comme le pire des imposteurs. Buveur, drogué, irascible, consommateur en diable de toutes les gesticulations du désespoir, le narrateur s’identifie aux lourds lots d’ombres d’un monde à l’égoisme débile, pipé par la velléité et la fascination du mal. Avide d’expérimentations dégradantes, il incarne aussi souvent la lâcheté et l’inconséquence de qui ne peut fixer un instant son regard et son attention sur d’autres lieux que les petites passions de son rêve inaccompli d’écriture et de renommée.
Cependant, c’est de ce narrateur incompréhensible et rebutant que vient le salut d’un autre regard sur les laissés-pour-compte d’une société qui n’a d’yeux que pour l’évaluation de ses propres pouvoirs, valoirs et savoirs. L’écrivain, nouvelle figure d’un saint-Pierre pleurant son reniement à force de cultiver les fastes empoisonnés de la lettre, est tout de même le seul à sortir les Vies minuscules
d’un populisme progressiste qui les rabaisserait à n’être que des figures de seconde zone dans une histoire vouée à la célébration de ses propres conquêtes. N’occupe-t-il pas d’ailleurs la place du bouc-émissaire, lui qui perçoit trop et parle trop de ce que l’on préfère ignorer par crainte de voir notre ombre prise en flagrant délit de complicité avec l’Ennemi des humbles et de la nature humaine ?
Empêtré dans les richesses de son emphase, le narrateur, dans la dernière nouvelle du recueil, reconnaît ses acoquinements aux prestiges fallacieux du sublime ; de ses trop beaux portraits, il avoue les limites, le danger et la part d’esthétisme. A la fin du livre, ce passage résume tous les griefs qu’à bon escient peut s’attirer « l’écriture littéraire » : «ce penchant à l’archaïsme, ces passe-droits sentimentaux quand le style n’en peut mais, cette volonté d’euphonie vieillotte, ce n’est pas ainsi que s’expriment les morts quand ils ont des aîles, quand ils reviennent dans le verbe pur et la lumière. Je tremble qu’ils s’y soient obscurcis davantage. Le Prince des Ténèbres, on le sait, est aussi le Prince des puissances de l’air ; et faire l’ange fait son jeu. [1]
3) La simplicité en butte à l’opinion
S’il y a sans doute derrière cet aveu du narrateur la lucidité d’un auteur particulièrement attentif à la duplicité toujours possible de toute expression artistique, elle n’enlève cependant rien à la profondeur de la littérature et contribue même à en faire l’un des seuls lieux qui donnent chance à la lisibilité de l’expérience intérieure dans tout ce qu’elle a de plus vivant et de plus détaillé, décrivant sans prescrire tout ce que l’homme porte en lui d’intransmissible, de divin et d’irréductible. L’écriture littéraire ouvre à la prise en considération et à l’interprétation ouverte de ce qu’il faut bien appeler l’âme, complexe et malade, des êtres vivants. Une parole enfouie dans les milles affairements de ce monde s’y légitime par la rigueur d’un récit et une combinatoire infinie de portraits venus d’abord de l’imagination singulière d’un auteur et de références non moins innombrables à des objets « véridiques » du monde empirique.
A ce titre, la description du bizutage dans Vies des frères Bakroot précise avec clarté la violence grégaire des adolescents réunis anonymement dans un oubli de soi brutal et crapuleux sur l’esprit d’enfance d’un nouveau venu, encore malhabile à déjouer ses stratégies d’humiliation et de condamnation. « Ces gandins en imposaient. Ils faisaient cercle autour d’un petit dont le désarroi croissait sous des questions grossièrement mielleuses et des rires, selon un procès pervers et d’emblée prévisible au terme duquel il ne pouvait que se révolter ou éclater en sanglots ; dans l’un ou l’autre cas il était rossé, soit qu’on fit mine de s’indigner d’une rébellion hors de saison et qu’on l’en châtiât, soit que son attendrissement indigne méritât le statut de fille, et, comme tel, des gifles. Les pions fermaient les yeux : tout cela était dans l’ordre des choses. »[2]
Sur un mode cette fois positif, l’amitié d’un professeur nommé Achille pour les frères Bakroot inscrit une plage de simplicité dans un désert de conventions, d’ennui et d’hypocrisie, la vie d’un collège de la Creuse caricaturée avec une puissance d’empathie persuasive.
Là encore, la vérité de la relation se déploie et se dilate aux marges d’une institution au fonctionnement formaliste et pompier. Le monde scolaire de ce récit est voué à la tyrannie des apparences et Achille, « vieil homme colossal et disgrâcié », au profil « prodigieusement comique, morbide » et théâtral, également « privé de cheveux, de barbe et de sourcils » est un professeur de latin « considérablement chahuté »[3]
Par contraste, l’amitié du professeur Achille et de son élève Roland Bakroot se tisse à partir d’une admiration étroitement partagée pour la littérature. Qu’il s’agisse de Jules Verne, Kipling ou Flaubert, les romans et les images circulent entre ce père de substitution et ce jeune fils de paysan issu d’une ferme pauvre perdue parmi le granit et les bruyères.
Assoiffé de découvertes tantôt seulement exotiques, tantôt profondément formatrices,
il apprend par la lecture et la fréquentation de son maître le goût du secret qui va de pair avec le respect de sa filiation symbolique avec Achille. Ainsi Roland corrige-t-il copieusement son frère Rémi après que ce dernier, iconophile scabreux, se soit permis de voler et divulguer à un petit cercle de complices les aquarelles délicates du Livre de la jungle qu’Achille lui avait gracieusement destinées.
Mais l’attitude de Roland à l’égard de son livre qu’il se défend si violemment de partager rappelle aussi la complexité de la relation entre maître et disciple. Son attachement excessif au don reçu atteste un certain scepticisme sur la personne du donateur. Si le jeune homme reçoit l’amitié d’Achille sans barguigner, il n’en reste pas moins sensible à la mauvaise réputation de son étrange mentor : il souffre de ses ridicules, de son inaptitude à adopter le liant social qui convient à la tyrannie des apparences et il éprouvera à l’heure de sa mort un amalgame pénible de douleur sincère et de soulagement.
Mais est-ce vraiment surprenant si aucune simplicité n’est permise en ce monde ? Jusque dans la mort, l’homme arbore ses titres – sabre et casoar pour Roland Bakroot — et fait étalage du butin de ses conquêtes sociales, dérisoires galons où rien ne se dit que le soulagement satisfait d’une toujours meilleure opinion de soi-même.
Dans la Vie de Georges Bandy, le bref portrait d’une enfant à demi-handicapée, Lucette Scudéry, dévoile encore sous d’autres formes l’absence de simplicité, le cynisme d’enfants « rageurs et rieurs », celui des « enfants sains » qui s’amusent à chaparder violemment les rubans bleus qui retiennent les « nattes frêles » de la fillette « aux mains grêles » et au « teint diaphane ». La crise d’épilepsie qui la saisit après ce traumatisme évoque L’idiot de Dostoievski et comment aussi une simplicité christique s’attire une nouvelle fois la colère débile d’un groupe ivre de sa fatuité. Sans le secours de la prière et de l’âge mûr, un esprit d’enfance désarmé s’abime, devient bouc-émissaire et « ce visage que convulsait une nécessité plus forte que la parole. »[4]
4) La simplicité ou l’inqualifiable du silence
L’opposition d’un faux respect humain à l’hospitalité d’une intelligence du cœur qui sait donner toutes ses dimensions à la simplicité est à nouveau évoquée dans la Vie de Georges Bandy. N’écoutant d’abord que le souci de sa réputation, le narrateur refuse d’accompagner à la messe les résidents de l’hôpital psychiatrique. Il prétexte un vague scepticisme théologique pour faire admettre son refus à « Thomas, l’un de ceux-ci ». La vraie raison de sa réponse est la suivante : «Je taisais ma réticence essentielle : la honte de me rendre au village en compagnie de la horde débridée. Alors lui, m’ayant bien compris et me regardant bien en face, avec une douloureuse modestie : « Vous pouvez bien venir : il n’y a que nous, à la messe.» Nous, les folâtres et les imposteurs, les tire-au-flanc de tout acabit. Je rougis, allais me changer et rejoignis Thomas. »[5] Cet ajout modifiera la décision d’un narrateur qui sait, par instants, prodigieusement dépasser son rôle d’ «homme sans qualités ».
Enfin, l’écart entre médiation et présence, paraître et vérité, lettre et esprit est porté à son paroxysme dans la nouvelle intitulée Vie du Père Foucault. Sans doute peut-on rechigner à l’entendre et se lasser d’un pathos de la culpabilité qui jette sur la nécessité du langage un soupçon inutile autant qu’inacceptable alors même qu’il donne lieu une nouvelle fois à un morceau de bravoure, un produit parfaitement ficelé de la littérature contemporaine. En tous les cas, l’écriture du passage en question sait rendre compte de ce point aveugle où la gloire du silence, l’inqualifiable d’une croix qui n’apparaîtra sur aucune chasuble, révèle le désastre d’une séparation entre ceux qui jouissent des sortilèges et des privilèges du langage et ceux qui, privés de toute capacité d’expression, de jeu et de contrefaçon, se condamnent eux-mêmes en retour à la déshérence et au désêtre, à un retrait funeste et sans appel de toute vie sociale.
Mais de quoi s’agit-il au juste ?
Le narrateur, blessé à la suite d’une rixe qu’il a provoqué sous l’effet de la boisson, et le Père Foucault, atteint d’un cancer à la gorge, se retrouvent provisoirement réunis dans le même hôpital. Le choix du nom propre n’est pas anodin, et il fait allusion au philosophe Michel Foucault (dont le livre Vie des hommes infâmes, publié en 1977, a beaucoup inspiré Pierre Michon) et au missionnaire Charles de Foucault. Quant au malade en question, minotier veuf et sans enfant, il est, en sa qualité d’illettré, parfaitement étranger à l’univers des livres. Il est cependant prêt à céder à l’écriture tous ses droits, : son refus d’aller dans un hôpital parisien pour y recevoir les soins qui pourraient le guérir est motivé par la honte et la crainte d’avoir à remplir mille papiers administratifs et celle aussi d’avoir à réitérer publiquement l’aveu de son illettrisme au beau milieu de la capitale.
Le narrateur, enfermé dans la stérilité d’une vocation d’écrivain contrariée, devine chez ce vieil homme un amour fou de la lettre auquel il aspire lui aussi sans avoir le funeste courage de l’assumer. Un sentiment infiniment fraternel l’envahit au moment où il devine les motivations du minotier et il le compare à un « maître de chapelle inflexible, méconnaissant et méconnu dont l’ignorance des neumes faisait le chant plus pur. »[6]
Il lui envie son terrible désir de ne pas savoir transiger avec les puissances créatives du langage : cet homme « qui jamais ne traça une lettre » ne prend-il pas pour le plus grand des crimes son impuissance à nommer le monde et à ne pouvoir donner lettre et forme à l’esprit qui le transcende ? «Le père Foucault était plus écrivain que moi : à l’absence de la lettre, il préférait la mort. Moi, je n’écrivais guère ; je n’osais davantage mourir ; je vivais dans la lettre imparfaite, la perfection de la mort me terrifiait. Comme le père Foucault cependant, je savais ne rien posséder ; mais, comme mon agresseur, j’eusse voulu plaire, gloutonnement vivre avec ce rien, pourvu que j’en dérobasse le vide derrière un nuage de mots. « [7]
5) La simplicité des images, des choses et des noms propres.
Cet homme dont rien n’aura corrompu jusqu’à la mort la parfaite contemplation rappelle au narrateur le Vieil homme assis de Van Gogh. L’usage des références picturales n’est pas anodin chez Michon. A travers ces médiations plastiques, il déplace le lecteur dans des lieux que le langage judiciaire et le discours conceptuel ne peuvent atteindre ni contaminer. De même, le rapport aux choses, à des choses anodines et désuètes, mais chargées d’une mémoire sans prix, engage le lecteur dans un univers symbolique libre de toute psychologie, voire même de tout humanisme surfait. La « relique » des Peluchet où s’entassent grains de chapelets, breloques, montres à l’arrêt et bagues sans chaton, disent dans leur dénuement un retrait et une richesse d’intimité qui parlent plus fort que la beauté ostentatoire de nombreux objets d’exposition « muséifiables ».
Leur privilège est de porter en eux la confession d’une radicale « insuffisance du monde » [8], une insuffisance devenue palpable, objet d’élection sans égal et comme « folle ». Face à ce genre de trésors, parfaitement anodins, d’autant plus précieux qu’ils ne prétendent à rien, s’instaure un rapport nouveau et fabuleux aux choses : « Quelque chose s’y dérobait sans cesse, que je ne savais lire, et je pleurais ma défectueuse lecture : quelque mystère s’y éclipsait d’un saut de puce, y avouait l’allégeance divine à ce qui fuit, s’amenuise et se tait. » [9]
Enfin, dans les Vies minuscules, l’usage des noms propres, prénoms, noms de famille et surtout noms de lieux, travaille aussi dans le même sens : ces derniers introduisent la merveilleuse coïncidence d’une distance et d’une proximité, l’assomption d’un détachement et d’un surcroît de présence. Antoine Peluchet, le fils chassé par la colère d’un père devinant en lui son désir de fuir l’héritage aliénant d’une terre seulement patriarcale, est réputé être parti en Amérique. Le nom de ce continent ouvre aux villageois et aux lecteurs « un inimaginable règne sur un seul et pauvre mot ». Les noms de lieu et les noms propres, ainsi mis en scène, se chargent alors de tous les possibles, de tous les mythes et de tous les rêves, indulgents ou accusateurs, des paysans hantés par le départ d’Antoine hors de leur Creuse natale. Des noms de fleuves ou d’État, le Mississippi, le Nouveau-Mexique, ou celui de villes comme Bâton Rouge, El Paso ou Galveston, y acquièrent, magnifiés par les échos lointains de l’absence et de la fable, l’aura incantatoire d’un nouveau pays de Canaan.
6) La vie jusque dans la mort ou la simplicité miraculeuse de l’écriture
Il y aurait encore beaucoup dire sur le style de cet ouvrage qui redonne au langage tout son tact, c’est-à-dire toute sa force poétique à des mots simples ou recherchés et comme soudain régénérés d’un goût de la contemplation devenu parfaitement actif et mimétique des objets qu’ils évoquent.
La poésie est comme le passage à une troisième dimension du langage où les sureaux et les châtaigniers font bruisser leurs branchages sous l’humus des mots ; le lecteur y découvre un horizon à la fois entièrement familier et parfaitement nouveau, un horizon qui le rend au ravissement d’une enfance du monde inaliénable.
Ainsi en est-il de la simplicité retrouvée du langage dans le sermon de Noël du Père Georges Bandy adressé à une assemblée trop en marge du monde pour être encore sensible aux grandes orgues de la rhétorique. « il ne parla pas des Mages : la reddition des Rois à la Parole incarnée ne le concernait plus, lui dont la parole d’or n’avait pas fléchi le muet, l’impassible Dispensateur de toute parole. Il parla de l’hiver, des choses dans le givre, du froid dans son église et sur les chemins ; le matin, il avait ramassé dans l’abside un oiseau gelé […] il parla de l’errance des créatures qui n’ont pas d’étoile, du vol obtus des corbeaux et de l’éternelle fuite en avant des lièvres, des araignées qui pèlerinent sans fin dans les fénières, la nuit. [10]
Il existe donc bel et bien une simplicité miraculeuse de l’écriture, et si nous n’y pouvons croire que par intermittence, c’est peut-être pour ne pas loger qu’en elle les innombrables lieux, médiations et registres où l’espérance est appelée à prendre forme et à prendre corps.
Sans doute y aura-t-il toujours une part de déchirure dans la tentative acharnée des hommes à réconcilier la simplicité de la foi à l’infinité des œuvres qu’elle appelle, mais le travail du temps en sa dernière échéance, la mort, saura effectuer l’impossible suture par où joindre à merveille l’extrême complexité du monde et de la lettre à la vie d’un perpétuel acte d’amour de Dieu.
Anticipant la mort, l’écriture opère seule un montage définitif de toutes les contradictions de l’existence ; elle arrondit tous les angles, riflant toutes les tortures retorses de l’amour-propre pour enfin, à bout de souffle, de refus et de défenses, laisser Dieu advenir humblement dans les failles impénétrables d’une vie d’homme. Conquise à la simplicité d’une parole qui rend vraiment libre, gorgée d’un amour fou du monde annonçant la surabondance d’un pays à venir vierge de toute promiscuité et de toute complication, la littérature est aussi l’autre nom d’une écriture testamentaire, une écriture auxquels participent, sciemment ou non, les taciturnes et les bavards, les écrivains et les illettrés, la foule innombrable des hommes et des femmes à l’affût d’un Nom plus durable, infini et profond que leur propre mémoire et leur propre nom. Ainsi va la conversation du monde et des hommes, entre cris et chuchotements, murmures et livres offerts en partage à qui dispose du luxe de lire ; ainsi va la littérature traquant toujours les traces d’une impossible écriture testamentaire, rêvant d’un livre contemporain des signes du temps sans autre testateur que le Christ : un Christ au Verbe resplendissant à l’ombre de myriades d’histoires marquées du sceau cruciforme de son insondable sagesse.
Dans les Vies minuscules, les dernières paroles que l’auteur prête à son personnage sacerdotal Georges Bandy, pourront sans doute en donner un avant-goût joyeux :
«il fumait ; le vin bu le berçait, les tendres feuilles le caressaient ; il a prononcé avec étonnement quelques syllabes que nous ne connaissons pas. Quelque chose lui a répondu, qui ressemblait à l’éternité, dans le verbiage fortuit d’un oiseau. L’ébrouement soudain d’un cerf proche ne l’a pas surpris ; il a venu une laie venir vers lui avec douceur ; les chants si raisonnables se sont accrus avec le jour , ces chants qu’il entendait. L’éclaircie de l’horizon a dévoilé un sous-bois de huppes, de geais, des plumages ocrés et roses comme des fleurs, des becs attentifs et des yeux ronds pleins d’esprit. Il a caressé des petits serpents très doux ; il parlait toujours. Le mégot brûlait son doigt ; il a pris sa dernière bouffée. Le premier soleil l’a frappé, il a chancelé, s’est retenu à des robes fauves, des poignées de menthe ; il s’est souvenu des chairs de femmes, de regards d’enfants, du délire des innocents : tout cela parlait dans le chant des oiseaux ; il est tombé à genoux dans la bouleversante signifiance du Verbe universel. Il a relevé la tête, a remercié Quelqu’un, tout a pris sens, il est retombé mort. » [11]
Une version abrégée de cet article a été publiée dans la revue Christus en octobre 2014
[1] In Vies minuscules, Folio/Gallimard, Paris, 1987, p.247–248
[2] In Vies minuscules, Folio/Gallimard, Paris, 1987, p.97
[3] In Vies minuscules, Folio/Gallimard, Paris, 1987, p.104
[4] In Vies minuscules, Folio/Gallimard, Paris, 1987, p.190
[5] In Vies minuscules, Folio/Gallimard, Paris, 1987, p.204
[6] In Vies minuscules, Folio/Gallimard, Paris, 1987, p.156
[7] In Vies minuscules, Folio/Gallimard, Paris, 1987, p.158
[8] In Vies minuscules, Folio/Gallimard, Paris, 1987, p.34
[9] Ibid.
[10] Ibid, p.210
[11] Ibid, p.212–213