Samuel Beck­ett est né en Irlande en 1906 et mort en 1989. On ne présente plus cet auteur aux mul­ti­ples cas­quettes, à la fois, écrivain, dra­maturge, vidéaste mais égale­ment, poète.

Abor­der la poésie de Samuel Beck­ett, c’est un peu comme descen­dre dans une cave où le souf­fle vous manque, comme plonger dans les abîmes d’une pen­sée qui se heurte à elle-même et au monde qui l’entoure, comme par­ler un lan­gage troué de silences. 

Des Os d’Echo à Peste soit de l’horoscope et autres poèmes en pas­sant par Poèmes suivi de mir­li­ton­nades, l’auteur irlandais nous présente une poésie bercée des plus noires inquié­tudes, emplie de d’humour et de désil­lu­sion mais qui annonce tou­jours une forme de rédemp­tion dans cet effort acharné d’affirmer la vie.

Cette voix qui s’élève, c’est peut-être le chant de ceux qui ont quit­tés cette terre. Aller en arrière pour aller de l’avant, peut-être… Où serait-ce sim­ple­ment chercher à « gag­n­er ces quelques mis­érables mil­limètres » comme en par­lait lui-même Beckett ?

Dans ce monde poé­tique, on croise des désirs flétris, des amants cocass­es, des amours mortes-nées. Mais tou­jours et surtout, une voix soli­taire qui s’élève vers quelque chose qui pour­rait s’apparenter au ciel.

Parce que le monde est fou, parce que les années passent sur des temps eux-mêmes dépassés. Parce que les mots man­quent par­fois pour exprimer ce qu’on préfèr­erait taire.

Les yeux vous piquent par­fois jusqu’aux larmes, on s’y mord les lèvres, on claque même des dents, et puis, tout à coup, on rit ! Beck­ett joue avec les sujets les plus graves, mais tou­jours avec une grande agilité. Le rire devient alors le véri­ta­ble anti­dote à la souf­france, ce qui vient toni­fi­er le drame sous-jacent comme dans ces quelques vers issus de Poèmes suivi de mir­li­ton­nades :

 

en face
le pire
jusqu’à ce
qu’il fasse rire

 

Beck­ett s’y dévoile sans fard, s’y racon­te à bâtons rom­pus, s’y révèle sans pudeur aucune. Nudité et sim­plic­ité sont les maîtres mots. On pour­rait presque par­ler de diary, de jour­nal intime. C’est peut-être là, dans sa poésie, qu’on apprend à le con­naître le mieux. Mais abor­der la poésie de Samuel Beck­ett, c’est aus­si devoir garder soi-même en tant que lecteur ce regard presque vierge, ce regard innocent.

 

En effet,  Beck­ett est un auteur qui ne s’offre pas d’emblée, et qui n’a de cesse de se refer­mer, au fur et à mesure qu’on l’approche, jusqu’à devenir très opaque. L’opacité sem­ble alors juste­ment une modal­ité de lec­ture, comme ce procédé cher­chant à dérouter le lecteur. Car Beck­ett joue. Il joue avec son lecteur, s’amuse avec lui en lui présen­tant sou­vent une poésie extrême­ment éru­dite à la manière d’un Joyce écrivant son Ulysse et sans quoi le lecteur, si il n’avait pas en tête ou même sous les yeux, le livre d’Homère, aurait du mal à suiv­re et à com­pren­dre. Un poème tiré de Peste soit de l’horoscope et autres poèmes inti­t­ulé Pré­cepte illus­tre cepen­dant une cer­taine stig­ma­ti­sa­tion de l’érudition:

 

Passe les années d’études à gaspiller
Le courage qu’il faut pour les années d’errance
Dans un monde qui se détourne poliment
Des incon­gruités de l’érudition

 

Dans Poèmes suivi de mir­li­ton­nades, ain­si que dans Peste soit de l’horoscope et autres poèmes, on

                    observe en effet de mul­ti­ples sym­bol­es et références cachés que doit dénich­er et inter­préter le lecteur : références à La Bible, à Dante, dédi­cace à Joyce sous forme de poème en acros­tiche, références à Keats aus­si, auteur que Beck­ett admi­rait beaucoup.

Dans Peste soit de l’horoscope et autres poèmes, Beck­ett con­sacre même un poème entier au philosophe Descartes et à sa vie quo­ti­di­enne, et par­ti­c­ulière­ment à sa pas­sion pour les oeufs de poule cou­vés moins de six jours !

Mais à côté de ces clins d’oeil à l’érudition, on peut observ­er un Beck­ett qui poé­tise cru et avec la plus grande des sim­plic­ités comme à tra­vers ces quelques vers tirés de Poèmes suivi de mir­li­ton­nades :

 

bois seul
bouffe brûle fornique crève seul comme devant

 

Ain­si, abor­der la poésie de Beck­ett, c’est devoir chem­iner avec l’auteur, une lanterne à la main, dans les sous-sols du monde où le noir est poussé à un tel degré d’intensité, qu’il sem­ble réfléchir la lumière. C’est bien que le poète, au fil des mots, se mire dans des eaux pro­fondes. Il est le vis­age qui éclaire.

 

J’ouvre Poèmes suivi de mir­li­ton­nades  et tombe sur le pre­mier poème du recueil. Il par­le des femmes. De la vision des femmes. D’une cer­taine vision. Déjà, forme et fond sont con­fon­dus, comme le déclarait lui-même l’auteur irlandais dans une célèbre phrase dis­ant : « Le fond c’est la forme ». Les mots et groupes de mots se répè­tent ain­si de manière entê­tante, se ren­voient les uns aux autres au rythme de vagues se mourant sur la plage. Voici ce poème:

 

 

elles vien­nent
autres et pareilles
avec cha­cune c’est autre et c’est pareil
avec cha­cune l’absence d’amour est autre
avec cha­cune l’absence d’amour est pareille

 

Une vague, puis une autre qui la recou­vre au moment où elle se meurt, dis­solue dans le sable. Langues suc­ces­sives sans rythme vrai­ment préétabli, sans squelette, juste un vers après l’autre. L’autre vers recou­vrant celui qui précède dans un dernier effort. Leit­mo­tiv lanci­nant. Sur­saut d’énergie puis engloutisse­ment. Les vagues, linéaires, le manque d’amour de ces femmes généré par elles s’exprime de façon répéti­tive. C’est une tra­jec­toire linéaire qui aboutit tou­jours au même non-lieu, au même manque d’amour. Dans la vidéo Quad de Beck­ett, on retrou­ve un peu cette logique de répéti­tion et d’épuisement des pos­si­bles si chère à l’auteur irlandais.

 

Cepen­dant, ici, on n’assiste pas au déplace­ment sur une scène, d’individus enca­pu­chon­nés et indis­tincts de par leur même habit et gestuelle ( bien que ces femmes soient à la fois « autres » et « pareilles », ce qui crée une cer­taine banal­ité col­lec­tive ), mais on a comme repère des mots ou groupes de mots qui se répè­tent de manière obses­sion­nelle au sein d’un espace fermé.

Ain­si, dans ce poème, comme dans la poésie de Beck­ett en général, on cherche à épuis­er le champ du pos­si­ble par la répéti­tion marte­lante. On peut alors observ­er un nar­ra­teur qui annonce l’amour comme cette scis­sion entre le côté mas­culin et le côté féminin. Dans la biogra­phie Beck­ett, James Knowl­son souligne cela. En effet, Beck­ett, alors qu’il obser­vait un tableau de Jack Yeats dit alors :

 

                    Je trou­ve par exem­ple qu’il y a quelque chose de ter­ri­ble dans la manière dont Yeats pose côte à côte ou face à face, une tête d’homme et une tête de femme, affreuse accep­ta­tion de deux entités qui ne se con­fon­dront jamais.[1]

 

                 Dans le poème Cas­can­do tiré de Peste soit de l’horoscope et autres poèmes, et dont voici un extrait, cette dif­fi­culté à aimer va même jusqu’à l’effroi :

 

 

Cas­can­do

 

1

pourquoi pas sim­ple­ment les désespérés
d’avoir parfois
répan­du un flots de mots

ne vaut-il pas mieux avorter qu’être stérile

les heures qui suiv­ent ton départ sont à tel point de plomb

(…)

 

2

dis­ant encore
si ce n’est toi qui m’enseignes je n’apprendrai pas
dis­ant encore il y a une dernière fois
de toutes les dernières fois
dernières fois que l’on supplie
dernières fois que l’on aime

(…)

 

ter­ri­fié encore
de ne pas aimer
d’aimer mais pas toi
d’être aimé mais pas de toi
de savoir qu’on ne sait faisant semblant
semblant

moi et tous les autres qui t’aimeront
s’ils t’aiment

 

3

à moins qu’ils ne t’aiment 

 

Cepen­dant, Alain Badiou dans son livre Beck­ett, l’increvable désir souligne que c’est par le théâtre que le cou­ple fait irrup­tion chez Beck­ett, et cela à tra­vers les « duos » Vladimir/ Estragon (En atten­dant Godot) ou encore Hamm et Clov ( Fin de par­tie) :

 

C’est sans doute au théâtre (…) que vient sur le devant de la scène ce qui ne cessera plus d’être au cœur des fic­tions de Beck­ett le cou­ple, le Deux, la voix de l’autre, et finale­ment l’amour.[2]

 

La ren­con­tre, selon Alain Badiou, « fait sur­gir le Deux, elle frac­ture l’enfermement solip­siste ».[3] Car l’enfermement solip­siste est une tor­ture, c’est le sujet qui se tord vers sa pro­pre énonciation.

Beck­ett par­le lui même de la ren­con­tre et la décrit comme quelque chose d’extrêmement puis­sant, si puis­sant d’ailleurs, que « rien dans le sen­ti­ment ni dans le corps désir­ant » n’est à sa mesure [4].

 

Ain­si, lire la poésie de Beck­ett, c’est devoir garder ce dou­ble regard; celui de témoin immo­bile de la fuite des choses mais égale­ment celui de lecteur sen­si­ble à l’humour mor­dant qui vient sou­vent alléger le drame. Car dans la poésie beck­et­ti­enne, on sem­ble assis­ter à la dégénéres­cence de tout comme dans le poème Mort de AD, tiré de Poèmes suivi de mir­li­ton­nades et dont voici un extrait :

 

et là être là encore là
pressé con­tre ma vieille planche vérolée du noir
des jours et nuits broyés aveuglément
à être là à ne pas fuir et fuir et être là

 

Ou encore dans le poème « bon bon il est un pays » où le nar­ra­teur sem­ble en proie à l’errance et au désar­roi face à un monde incom­préhen­si­ble et obsolète :

 

bon bon il est un pays
où l’oubli où pèse l’oubli
douce­ment sur les mon­des innommés
là la tête on la tait la tête est muette
et on sait non on ne sait rien 

(…)

 

ma soli­tude je la con­nais allez je la con­nais mal

(…)

vous voulez que j’aille d’A à B je ne peux pas
je ne peux pas sor­tir je suis dans un pays sans traces

 

Désar­roi, soli­tude, enfer­me­ment qui sont encore soulignés dans le début d’un autre poème qui est le suivant:

 

être là sans mâchoires sans dents
où s’en va le plaisir de perdre
avec celui à peine inférieur
de gagner 

 

Ain­si, dans la poésie de Beck­ett, l’amour, au fur et à mesure s’érode, le désir fuit, le corps tombe peu à peu en lam­beaux. On va alors vers un monde en réduc­tion. L’auteur sem­ble tailler le vête­ment du plus pau­vre des hommes. 

De plus, on a sou­vent vu en Samuel Beck­ett un auteur de la néga­tion et de la dés­espérance face à un monde où le sens s’évanouissait peu à peu, où les pas ne sem­blaient men­er nulle part, et où tout deve­nait cir­cu­laire et étouffant. 

Cepen­dant, il sem­ble qu’avec Beck­ett, plus on descend dans des strates inférieures, plus on sem­ble s’élever. Cette poésie n’est pas, sem­ble-t-il, une apolo­gie du vide ni une théorie des abîmes, mais tend plutôt vers une sorte de con­ver­sion, vers une volon­té d’élévation qui part du bas (du tou­jours plus bas) pour aller vers le plus bas encore, car n’est-ce pas là que Beck­ett peut enfin se déployer ?

Pour voir la nuit se lever. La nuit se lever…

 

Hélène Révay vient de pub­li­er son tout pre­mier recueil de poèmes : L’Écaille de la nuit (Recours au Poème éditeurs)


[1] James Knowl­son, Beck­ett, France, Babel, 2007, p 445

[2] Alain Badiou, Beck­ett, l’increvable désir, France, Hachette, 1995, p 47

[3] ibid, p 56

[4] ibid, p 55

 

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