VOX/NOX
(le schizophrène, le philosophe et le poète)
I
Lorsque se consume cette irréalité matérielle : la langue
Le sujet se délite…
Orée de la crise : le temps de l’angoisse commence à se déployer en nuée de chaos mental qui a pour effets d’ébranler l’ordre du dire, de briser l’intelligibilité ordinaire des paroles. Se font entendre des fragments de non-sens apparents qui seraient comme les trous blancs du discours, renvoyant à une espèce de déperdition du niveau normal de notre monde verbal habituel.
Ego nourri d’échos de soi vide
Au faîte de la crise : si forte est l’angoisse qu’il semble que le sujet sombre dans une spirale de déstructuration existentielle. En ces moments-là, le sens des mots et le sens du monde paraissent conjointement abîmés.
Disparaissent les faibles repères mentalement épinglés à la surface des choses
Le sujet se chaotise intensément…
Il y a effondrement psychotique quand « notre existence ne repose plus sur une base solide mais chancelle ou ne tient même plus debout : c’est parce que son accord avec le monde est rompu que le sol se dérobe à nos pieds[1] ». Le sujet en crise « ne tombe pas seulement lui-même mais fait tomber la présence à l’être tout entière[2] »
Crevaisons des points d’horizon
Dans les épisodes les plus aigus d’une décompensation spécifiquement schizophrénique, le je-pense, et donc aussi le je-parle, sont en éclats. Dans ces situations d’abîme, la voix du schizophrène est celle de la perte extrême de soi où le sujet qui parle semble désunifié, violemment désancré de lui-même et profondément incohérent. En ces moments-là, les paroles s’opacifient et perdent, aux yeux des autres, toute solidité rationnelle dans les méandres du délire.
Crevaisons des points d’horizon intérieur
La schizophrénie, en un certain sens, pourrait être perçue comme un drame linguistique. D’une manière générale, la schize — la déchirure du schizophrène — est altération profonde du lien entre le sujet parlant et les normes de la langue usuelle, celles-ci constituant ce “principe de réalité” auquel doit se référer tout discours pour pouvoir communiquer le moindre élément de message. Ainsi, la parole schizophrène est celle qui chaotise l’ordre de la communication. Lorsque l’on entend des schizophrènes en crise, qu’ils utilisent les mots les plus banals ou les plus métaphoriques, ce sont souvent des flots de phrases très confuses dont le sens global demeure d’une grande opacité sémantique. Le drame extrême de la voix du schizophrène sera de s’enliser dans un monde verbal incompréhensible où le je qui parle s’est délité.
II
Aux antipodes de la parole abîmée du schizophrène, se situerait la parole du philosophe. Traditionnellement, celle-ci se veut “solide”, en possédant une assise rationnelle et une puissance démonstrative au-dessus de la masse des discours ordinaires – le monde de l’opinion – saturés d’idées pré-jugées et de sentences contradictoires. En ce sens, puisque les grands systèmes philosophiques sont mus par la recherche d’un Logos, d’un Verbe, c’est-à-dire d’une Parole forte en certitude et degré de vérité, nous pouvons, dans notre perspective, déceler en chacun l’expression récurrente d’une profonde volonté de puissance langagière à l’œuvre. Même si à l’horizon de la modernité et post-modernité, ils sont un grand nombre, dans le milieu de la philosophie, à avoir fait le deuil d’une métaphysique de la vérité, leur horizon et leurs cadres de pensées demeurent encore liés à la sphère de la parole forte : on ne se cesse pas ici de vouloir conceptualiser intensément, d’agencer rigoureusement des idées pour saisir – fermeté de l’approche rationnelle ! – les phénomènes étudiés.[3]
Face à cette quête philosophique de la parole forte, parmi les penseurs les plus ouvertement opposés à elle, il y a ces deux essayistes de grande envergure iconoclaste : Georges Bataille et Emile Cioran. Le point commun primordial de leurs réflexions est sans conteste le rejet manifeste des systèmes conceptuels au profit d’une pensée du non-savoir, d’une parole qui n’a plus pour fantasme et idéal une saisie démonstrative du monde. Dès lors, penser devient avant tout rechercher une ouverture d’esprit réceptive et désintellectualisée, abandonnant l’esprit de démonstration pour une monstration singulière du monde. Celui-ci pouvant être, par exemple, le monde totalement hors-norme des extases mystiques ( Des larmes et des saints de Cioran et L’expérience intérieure de G. Bataille) ou bien encore, celui des pulsions monstrueuses chez les grands criminels (Le procès de Gilles de Rais de G. Bataille).
Dans le champ de la poésie moderne au XXe siècle, si l’on se réfère aux mouvements les plus radicaux dans leurs recherches de transgressions et d’inventions verbales, tels le dadaïsme, le surréalisme, et dans leur prolongement, les poètes phares de la beat generation, l’ouverture à la parole abîmée devient fondamentale. Leurs poésies ont pour visées communes de se mettre à œuvrer dans la dimension de la déraison langagière. Autrement dit, d’être en rupture radicale avec l’horizon normatif du langage pour donner forme à un nouvel horizon de la parole poétique que nous pouvons nommer le lyrisme de l’insensé. Non seulement ici la recherche poétique ne tourne pas le dos à la parole abîmée (ainsi que le fait traditionnellement le logos des philosophes) mais elle s’efforce de la rechercher pour œuvrer dans son élément abyssal. L’un des meilleurs exemples de ce genre d’expérimentation poétique pouvant être, à nos yeux, celui des écritures automatiques inaugurées par les surréalistes. Le livre Les champs magnétiques[4] serait un grand opus de l’insensé par sa profusion chaotique de métaphores. Ainsi, dans notre perspective, on dira que ces expériences de paroles poétiques rencontrent l’univers des paroles abîmées, comme celles du schizophrène, pour tenter d’œuvrer à partir de leurs abîmes langagiers. Enfin ces lieux sombres, là où la parole poétique peut se déchaîner, n’excluent pas l’humour (même s’il est noir, c’est-à-dire trash) et la dérision dans la déraison verbale. A condition de posséder en soi quelques forces psychiques structurantes, on pourra parfois éprouver cette joie dionysiaque d’œuvrer dans le chaos du verbe.
[1] L. Binswanger, Introduction à l’analyse existentielle, éd. Minuit, 1989, p.201
[2] L. Binswanger, Le cas S. Urban, éd. G. Montfort, 1988, p.45
[3] Dans le domaine de la philosophie contemporaine, l’exemple le plus éloquent d’une parole philosophique qui se présente comme très forte est la philosophie d’Alain Badiou. Comme le déclare, d’une façon polémique, François Laruelle : « le philosophe A. Badiou tient sous son autorité à peu près tous les savoirs, leur assigne une place et un rang, fixe les hiérarchies, planifie son territoire. » Anti-Badiou, sur l’introduction du maoïsme dans la philosophie, éd. Kimé 2011. Ici la visée du philosophe semble mue par une ambition fantasmatique exacerbée qui serait d’être un empire conceptuel.
[4] Les champs magnétiques André breton et Philippe Soupault, 1920.