Wilfrid Owen : Et chaque lent crépuscule (extraits)

Né à Oswestry (Shropshire) - tué à Ors (Nord), le 4 novembre 1918,
sept jours avant l'armistice
((avec l'aimable permission de l'éditeur, extraits de Poèmes et lettres choisis et traduits de l'anglais par Barthélémy Dussert, avec la collaboration de Xavier Hanotte, nouvelle édition revue et augmentée, Le Castor Astral))

 

Anthem for Doomed Youth

 

What passing-bells for these who die as cattle?

- Only the monstrous anger of the guns.

Only the stuttering rifles’ rapid rattle

Can patter out their hasty orisons.

No mockeries now for them; no prayers nor bells;

Nor any voice of mourning save the choirs, -

The shrill, demented choirs of wailing shells;

And bugles calling for them from sad shires.

What candles may be held to speed them all?

Not in the hands of boys, but in their eyes

Shall shine the holy glimmers of good-byes.

The pallor of girls’ brows shall be their pall;

Their flowers the tenderness of patient minds,

And each slow dusk a drawing-down of blinds.

1917

 

Hymne pour une jeunesse perdue

 

Quels glas pour ceux-là qui meurent comme du bétail ?

- Seule la monstrueuse colère des canons.

Seuls les crépitements rapides des fusils

Peuvent encore marmotter leurs hâtives oraisons.

Plus de singeries pour eux, de prières ni de cloches,

Aucune voix de deuil sinon les chœurs -

Les chœurs aigus, déments des obus qui pleurent,

Et les clairons qui les appellent du fond de comtés tristes.

Quels cierges portera-t-on pour leur dernier voyage ?

Les mains des gosses resteront vides, mais dans leurs yeux

Brûlera la flamme sacrée des au revoir.

Le front pâle des filles sera leur linceul,

Leurs fleurs la tendresse d’âmes patientes

Et chaque lent crépuscule, un volet qui se ferme.

 

 

Mental Cases

 

Who are these? Why sit they here in twilight?

Wherefore rock they, purgatorial shadows,

Drooping tongues from jaws that slob their relish,

Baring teeth that leer like skulls’ teeth wicked?

Stroke on stroke of pain, – but what slow panic,

Gouged these chasms round their fretted sockets?

Ever from their hair and through their hands’ palms

Misery swelters. Surely we have perished

Sleeping, and walk hell; but who these hellish?

- These are men whose minds the Dead have ravished.

Memory fingers in their hair of murders,

Multitudinous murders they once witnessed.

Wading sloughs of flesh these helpless wander,

Treading blood from lungs that had loved laughter.

Always they must see these things and hear them,

Batter of guns and shatter of flying muscles,

Carnage incomparable and human squander

Rucked too thick for these men’s extrication.

Therefore still their eyeballs shrink tormented

Back into their brains, because on their sense

Sunlight seems a blood-smear; night comes blood-black;

Dawn breaks open like a wound that bleeds afresh.

- Thus their heads wear this hilarious, hideous,

Awful falseness of set-smiling corpses.

- Thus their hands are plucking at each other;

Picking at the rope-knouts of their scourging;

Snatching after us who smote them, brother,

Pawing us who dealt them war and madness.

 

 

Les aliénés

 

Qui sont ils ? Pourquoi se tiennent-ils ici dans le crépuscule ?

Pourquoi se balancent-elles, ces ombres du purgatoire,

Langues pendantes bavant leur délectation,

Dents en sourires obscènes comme celles de squelettes ?

La douleur vient et revient, – mais quelle lente panique,

A creusé ces gouffres autour de leurs orbites ?

Dans leurs cheveux et sur leurs paumes

La misère meurt de chaud. C’est sûr nous sommes morts

Pendant notre sommeil, nous marchons en enfer...

Mais qui sont ces damnés ?

- Voici les hommes dont les morts ont pris l’esprit.

Dans leurs cheveux pianote le souvenir de meurtres,

Ces innombrables meurtres dont ils furent témoins.

À travers les bourbiers de chair, ils errent impuissants,

Foulant le sang hors de poumons qui aimaient rire.

Toujours il leur faut voir ces choses et les entendre,

Fracas de canons, envols de muscles démembrés,

Carnages sans pareils et gaspillages humains

Trop denses pour qu’ils en émergent.

C’est pourquoi leurs yeux tourmentés se contractent encore,

Entrent dans leur cerveau, car pour leurs sens

La lumière du soleil semble tache de sang, la nuit arrive noire,

L’aube s’ouvre comme blessure à nouveau saignante.

- Ainsi leurs faces portent-elles, hilare, hideuse,

L’affreuse fausseté de cadavres souriants.

Ainsi leurs mains se cueillent-elles,

Triturant les nœuds des fouets qui les battent.

Ils cherchent à nous saisir, mon frère, nous les avons frappés;

Ils cherchent à nous toucher, nous leur avons donné

La guerre et la folie.

1918

 

I am the ghost of Shadwell Stair

 

I am the ghost of Shadwell Stair.

Along the wharves by the water-house,

And through the cavernous slaughter-house,

I am the shadow that walks there.

Yet I have flesh both firm and cool,

And eyes tumultuous as the gems

Of moons and lamps in the full Thames

When dusk sails wavering down the Pool.

Shuddering, a purple street-arc burns

Where I watch always. From the banks

Dolorously the shipping clanks.

And after me a strange tide turns.

I walk till the stars of London wane,

And dawn creeps up the Shadwell Stair.

But when the crowing sirens blare,

I with another ghost am lain.

1918

 

 

Je suis le fantôme de Shadwell Stair

 

Je suis le fantôme de Shadwell Stair.

Le long des quais, du réservoir,

Dans les cavernes des abattoirs

Je suis l’ombre qui marche.

Pourtant je suis de chair ferme et fraîche,

Mes yeux sont vifs comme les gemmes

Que jettent à la Tamise lunes et lampes

Quand le crépuscule titube sur les bassins.

Les réverbères pourpres frissonnent et brûlent

Où je monte ma garde. Depuis les berges,

Les navires grincent leur douleur

Et derrière moi monte une étrange marée.

Je marche jusqu’au déclin des étoiles sur Londres,

L’heure où l’aube gravit les marches de Shadwell.

Mais quand sonne le chant des sirènes

Je suis déjà couché près d’un autre fantôme.