William Navarrete ‑poèmes suivis de considérations sur l’auto-traduction

traduction établie par l'auteur pour les trois premiers textes,
traduction de Dominique BOUDOU pour "Motels fermés"

 

Canto al pie de los Atlas

 

Yo no conozco la historia de estos hombres,

apenas sabría distinguirlos,

encapuchados o desnudos,

entre las nubes de eucalipto de sus baños

donde quedos escuchan al demiurgo de otros tiempos.

 

Yo no los reconozco

porque ignoro incluso si me hablan o me cantan

o me invitan a tomarles de la mano

como a veces se toman entre ellos

cuando la luz del día se confunde

con los faroles mortecinos de sus zocos.

 

Yo sólo siento que me fundo

lentamente, irresistiblemente,

detrás de sus miradas,

Donde se enconden los juegos y las danzas

Que cerca de las fuentes compartimos

Ajenos a los dogmas de los Libros.

 

Yo busco, paciente al pie de tantos muros,

que sus miradas prisioneras

y la mía de humilde ignorante de los Libros

apacigüen el fuego de los dogmas

se eleven por encima de los Atlas

para fundir con el brillo de otros tiempos,

las nieves que silencian nuestros cantos.

 

 

Chant au pied des Atlas

Je ne connais pas l'histoire de ces hommes,

je saurais à peine les distinguer,

encapuchonnés ou nus

entre les nuages d'eucalyptus de leurs bains

ou dans le bruit assourdissant de leurs places

écoutant dans la quiétude le démiurge d'autres temps.

 

Je ne les reconnais pas

car j'ignore même s'ils me parlent, s'ils me chantent,

ou s'ils m'invitent à les prendre par la main

comme ils le font parfois entre eux

lorsque la lumière du jour se confond

avec les réverbères languissants de leurs souks.

 

Je me sens en fusion

lente, irrésistible,

derrière leurs regards,

où s’éclipsent les jeux et les danses

que nous partagions près de la source

étrangers aux dogmes des Livres.

 

J'attends patiemment au pied de tant de murs,

que leurs regards prisonniers

et le mien, celui d'un humble ignorant des Livres,

apaisent le feu de tous les dogmes,

s'élèvent par-delà l’Atlas

pour faire fondre, sous l'éclat lointain d'un autre temps,

les neiges qui imposent le silence à nos chants.

 

 

 

Conversión añil de Majorelle

 

Ahora que el añil

es lámina argentada al filo de la noche

puedo pasearme a solas,

subir al cenador, volverme parra

o hechicera bunganvilla de lento vuelo

que cubra con pudor mis embelesos

y trepe hasta el alféizar de los dioses

para robarles el secreto del pigmento.

 

Debo ahuyentar las tardes tristes,

el plomo despiadado de Lorena,

ondear al viento las hojas verdes

de mis sueños de pérgola

que lamen las entrañas del desierto,

las albercas misteriosas de su alma,

danzas de agua escurridiza

filtrándose en el río de sus venas.

 

Tendré que complotar con el silencio

de la flor a la espera del insecto

atrapado en el redil de la enramada,

volver a ser el niño sigiloso

que teme le descubran las andanzas

para ascender ligero entre las ramas

hasta el azur ardiente de la llama

donde se abrasan todos mis deseos.

 

Ahora que el añil

es pacto clandestino con los dioses,

estampo mi silencio sobre el lienzo

reflejo baladí de mis denuedos

y dejo que veneren la memoria

en los cercos frondosos de mi huerto

donde obran el milagro y el destello

del azul floreciente del destierro.

 

Conversion indigo de Majorelle

 

Maintenant que l'indigo

est une lame argentée au fil de la nuit

je peux me promener seul,

monter sur la tonnelle, me transformer en berceau de treilles

ou en bougainvillier qui ensorcelle de son vol lent

et couvrir avec pudeur toutes mes ivresses

en rampant jusqu'à l'embrasure où se penchent les dieux

afin de dérober les secrets du pigment.

 

Je dois chasser la tristesse des après-midi,

le plomb impitoyable du ciel de la Lorraine,

faire ondoyer au vent les feuilles vertes

symbole de mes rêves de pergola

qui lèchent les entrailles du désert

et les bassins mystérieux de l’âme,

danses d'une eau furtive

se filtrant dans le fleuve de mes veines.

 

Je devrais comploter avec le silence

de la fleur qui attend l'insecte

prisonnier de la résille des branches,

pour redevenir l'enfant secret

qui craint qu'on découvre ses méfaits

et ainsi m'élever léger entre les tiges

jusqu'à l'azur ardent des flammes

où s'embrassent tous les désirs.

 

Maintenant que l'indigo

devient pacte clandestin avec les dieux

je dessine mon silence sur la toile,

humble reflet de mes efforts,

et je laisse ma mémoire vénérée

dans la haie luxuriante de mon verger

où œuvrent le miracle et l'étincelle

du bleu fleurissant de mon exil.

 

Encuentro galante en La Menara

 

Al llegar al jardín, amante de la noche,

desliza los cerrojos de la verja

que protegen la pureza de tu cuerpo.

 

Atraviesa el olivar, esclava de la danza,

sin detenerte en el tañido de las ramas,

arpas traicioneras que usurpan mi poder.

 

Rechaza las palmeras, novia ilusionada,

siluetas gráciles, esbelta insensatez del viento,

que no pueden competir con tus encantos.

 

Cierra los ojos al fulgor, amiga placentera,

de la corona de nieve de los montes,

espejismo caprichoso de las dunas.

 

Impulsa tus pies descalzos, sirvienta dócil,

hasta el pabellón que he levantado

donde antes pastaban las bestias.

 

Descorre las cortinas, gacela delicada,

y siente a la seda volverse burda

ante el contacto divino de tus manos.

 

Entra en el cuadrado, doncella ennoblecida,

de las delicias que ignoraba tu cuello,

arco certero en mi carcaj repleto.

 

Contempla desde el lecho, mujer efímera,

el estanque de purificadoras aguas

que borrará el pecado de mis ansias.

 

Húndete en sus fauces oscuras, princesa muerta,

ahoga en él tu llanto o el vulgar quejido,

y deja que despierte al alba, viudo de la noche.

 

Rencontre galante dans La Menara

 

En arrivant au jardin, maîtresse d'une nuit,

glisse les verrous de la grille

qui gardent la pureté de ton corps.

 

Traverse l'olivier, esclave de la danse,

sans remarquer l'air que jouent ses branches,

des harpes traîtresses qui usurpent mon pouvoir.

 

Repousse les palmiers, fiancée illusionnée,

ces silhouettes gracieuses, sveltesse insensée du vent,

qui ne peuvent rivaliser avec tes charmes.

 

Ferme les yeux, amie consentante,

à la couronne éclatante des monts enneigés,

mirage capricieux des dunes.

 

Élance tes pieds nus, servante docile,

jusqu'au pavillon que j'ai bâti

là où les bêtes paissaient jadis.

 

Écarte le rideau, gazelle délicate,

et sens la soie devenir grossière

au contact divin de tes mains.

 

Pénètre le carré, pucelle anoblie,

des délices que ton cou ignore,

l’arc adroit pour mon carquois rempli.

 

Contemple depuis le lit, femme éphémère,

le bassin d’eau purificatrice

qui effacera le pêché de mon désir.

 

Submerge-toi dans son gosier obscur, princesse morte,

noie dans ses eaux tes pleurs ou ton sanglot banal

et laisse-moi me réveiller à l'aube, veuf de la nuit.

 

 

Moteles cerrados

para María Ángeles Pérez López

 

en plena cacería de bisontes.

Anduvo solo el hombre.

Buscaba paz entre muchachas.

Sosiego en unos labios generosos.

En casa lo asedian mil dragones.

De pronto un motel de mala muerte.

Un neón rosado, una enseña vagabunda.

La firme convicción en el olvido.

El remedio contra el odio y la violencia.

La solución final, el desahogo.

El deseo quemándole por dentro.

El recuerdo del cuerpo de una hembra.

El cosquilleo feliz de aquella época.

El mismo bulevar, el mismo árbol.

Muros sin vida, luces apagadas.

Ni un solo coche en el aparcadero.

Las plantas secas, un mendigo en la negrura.

Letal silencio de una ciudad muerta.

Renuncia por decreto a los placeres.

Leyes morales que tejen la locura.

Un revólver tibio entre sus manos.

La puerta de su casa aborrecida.

La mueca de la esposa que lo espera.

Un tiro…, dos, en medio del silencio.

 

Motels fermés

 

L’homme est parti seul.

Il cherchait la paix parmi des filles.

Le repos sur des lèvres généreuses.

Chez lui mille dragons l’assiègent.

Soudain un motel miteux.

Un néon dépoli, une enseigne brinquebalante.

La certitude absolue de l’oubli.

Le remède contre la haine et la violence.

La solution extrême, le soulagement.

Le feu du désir au ventre.

Le souvenir du corps d’une femelle.

Le doux frisson de ce temps-là.

Le même boulevard, le même arbre.

Murs sans vie, lumières éteintes.

Pas la moindre voiture sur le parking.

Les plantes sèches, un mendiant dans l’obscurité.

Silence mortel d’une ville morte.

Il renonce par décret aux plaisirs.

Lois morales qui trament la folie.

Un revolver tiède entre ses mains.

La porte de sa maison honnie.

La grimace de l’épouse qui l’attend.

Un tir…, deux, au milieu du silence.

 

 

*

"Canto al pie de los Atlas", "Conversión añil de Majorelle", "Encuentro galante en La Menara" sont extraits du recueil bilingue  Lueurs voilées du Sud, Lumbres veladas del Sur, Oxybia éditions, 2018

 

Le poème "Moteles  cerrados" est tiré du recueil Animal en vilo, Universidad autonoma de Nuovo Leon - Ed. UANL, México, 2017

« Traduttore, traditore »

« Traduttore, traditore », tout le monde connaît la paronomase italienne qui signifie « traduire c’est trahir ». Combien de fois, en tant que traducteur, je me suis senti tenté de changer un mot ne serait-ce que parce qu’un autre pouvait sonner mieux à nos oreilles ! Combien de fois aussi, en tant qu’auteur, j’ai trouvé peu convaincante la traduction de certains passages de l’un de mes livres ! Non pas parce que le traducteur a été mauvais, mais simplement parce que parfois entre deux langues, et dans certaines situations, le « courant » ne passe pas. Dans la vie quotidienne à Cuba, mon pays d’origine, on utilise souvent un registre de langue argotique pour lequel on ne trouvera pas d’équivalent en français, et parfois même pas dans l’espagnol parlé dans la péninsule ibérique ou dans d’autres pays d’Amérique latine.

Mes derniers livres je les ai écrits directement en français. Cela fait plus de vingt-cinq ans que j’habite en France. Cependant, toutes ces années de pratique de la langue n’ont pas été d’une grande aide pour éviter les pièges dûs au fait de l’existence de très nombreux points en commun entre le français et l’espagnol. De ce fait, je crois que je me sentirai toujours plus à l’aise quand j’écris mes romans ou mes poèmes en espagnol, de la même façon que je me sens plus rassuré quand je rédige mes récits, voire mes essais, en français.

Toutefois, lorsque l’éditeur de mon dernier recueil de poésie a voulu publier mes poèmes dans une édition bilingue français-espagnol, j’ai opté pour établir moi-même la version française de mes propres vers déjà publiés, quelques années auparavant, en Espagne. Je ne pourrai pas affirmer que je me suis traduit moi-même, car on ne pourra jamais se traduire quand on est l’auteur d’un texte. Le texte, bien évidemment, nous appartient, et de ce fait on s’autorise toujours à faire des changements qu’un traducteur respectueux n’envisagerait jamais. Nous sommes constamment appelés à « améliorer » nos propres textes si nous avons l’occasion de le traduire dans une langue que l’on connaît.

Dans l’un des poèmes du recueil dont je parle, par exemple, inspiré par la présence de Paul Bowles au Maroc – où il a passé la plus grande partie de sa vie – j’ai écrit en espagnol :

Ahora se ha adentrado

en la noche azul eterno de las dunas

Si j’avais été un traducteur extérieur et que je devais traduire ces deux vers, j’aurais dû écrire :

Maintenant, il s’est aventuré

dans la nuit du bleu éternel des dunes …

Mais, quelque chose en tant qu’auteur me disait que « s’aventurer » n’était pas très beau en français et qu’on a du mal à admettre dans la langue de Molière que les dunes puissent devenir bleues pendant la nuit. Je me suis donc décidé à établir une autre version :

Maintenant, il s’est enfoncé dans le bleu

d’éternité des nuits du désert…

De telle façon que ce ne sont plus les « dunes », mais le « désert » qui devient d’un bleu éternel pendant la traversée nocturne de l’esprit de Paul Bowles.

Ce ne sont pas des licences poétiques, mais des licences tout court que seul l’auteur peut se permettre. Cette liberté, ne sera malheureusement pas possible lorsqu’on écrit dans une langue dans laquelle on ne se sentira pas à l’aise. Alors, nous n’aurons pas d’autre choix que de nous en remettre à ce fameux traditore évoqué par la paronomase italienne.

De la même façon que, dans l’une de ses nouvelles les plus géniales, Jorge Luis Borges avait décidé qu’un certain Paul Ménard était l’auteur du Quichotte parce qu’il l’avait recopié – Borges considérait que nous devenons les auteurs de toutes les œuvres que nous lisons car nous les réécrivons mentalement selon nos propres codes – je suis persuadé que chaque livre traduit dans une autre langue devient un autre livre. Et ceci, au point que si l’on perdait tous les exemplaires de ce livre dans sa langue d’origine, nous perdrions à jamais aussi les véritables intentions de l’auteur car aucune traduction ne serait capable de les transmettre dans leur intégralité.