Xavier Bordes : la conjuration du mensonge
Cet article a d’abord été publié sur Causeur le 25 février 2018. Proposé dans la version que vous avez sous les yeux, et accepté sans qu’il soit demandé à l’auteur de le retravailler. Les parties en gras et italiques ne figurent pas dans la publication de Causeur.fr. Les journalistes appellent cela « des coupes ». L’auteur, qui n’est pas journaliste, a été mis devant un fait accompli, celui de ce qu’il faut bien appeler une censure. En rétablissant cette partie, Recours au Poème rend la dimension initiale au propos quant au rapport entre le mensonge et la vérité. Cette censure tend à accréditer la justesse des arguments supprimés.
Dans les dîners en ville, d’après ce qu’on murmure en off, il n’y en a plus que pour les fake news. Fake news ? Fuck news ? Défèque niouze, me souffle un ami ? Fausses informations, quoi ! Visiblement, l’heure est grave. Nos démocraties en seraient menacées. Traduisons : nos places et notre pouvoir, à nous qui devisons si doctement entre nous à travers les ondes autorisées, sont remis en cause. Faudrait quand même voir à pas se laisser piquer nos privilèges et notre vision du monde. Alors on commande vite fait un petit sondage sur les théories du complot. Verdict ? 80 % des français croient au moins à l’une des théories. CQFD ? La population se fait bourrer le mou par des médias alternatifs, donc non agrémentés, des pure players et autres utilisateurs de réseaux sociaux. On ne peut donc laisser faire ça. Le Web est beaucoup trop dangereux pour être laissé sans contrôle à l’usage de tous. Légiférons. Encadrons. Il est interdit d’interdire d’interdire.
Le mensonge à échelle de masse
C’est dans ce contexte de la vérité qu’il est permis aujourd’hui d’orienter le regard vers l’acte qu’accomplit quotidiennement le poète Xavier Bordes en publiant sur son blog un à plusieurs poèmes. Contexte de vérité ? Naturellement puisqu’en parlant de fake news, le gouvernement et ses journalistes fonctionnaires, pardon, subventionnés, établit un rapport entre le mensonge et la vérité. La vérité ici revendiquée par les pourfendeurs des fausses nouvelles ne relevant que du politico-social qui organise et informe notre manière de vivre. Les fake news, c’est l’empreinte laissée par le viol de la vérité perpétré par le monde du spectacle, la conséquence d’un système aux ordres ayant pour but de nous informer, c’est-à-dire de nous former de l’intérieur, autrement dit de manipuler la population pour ses intérêts propres. Les fake news, c’est l’ombre portée du mensonge organisé. (Souvenons-nous : les charniers de Timisoara, les armes de destructions massives de Saddam Hussein.)
Ces mensonges-là, proférés à échelle de masse, que servent-ils ?
Ils servent les intérêts financiers des seigneurs de l’argent et de l’idéologie progressiste qu’ils planifient. Revenons à la notion de théorie du complot. Dans un article publié dans 20 minutes, nous apprenons que « Selon le rapport d’Oxfam, 3,7 milliards de personnes, soit 50 % de la population mondiale, n’ont pas touché le moindre bénéfice de la croissance mondiale l’an dernier, alors que les 1 % le plus riches en ont empoché 82 %. » Autrement dit, ces 1 % n’ont nullement besoin de comploter : il leur suffit de décider et en même temps de faire passer la pilule par une argumentation humaniste duplice.
Cette argumentation procède du publicitaire puisque tout ce que nous produisons est destiné à nous être vendu. Le Publicitaire, c’est ainsi l’art de l’économie appliquée d’aujourd’hui, et dans ce monde où le vrai est un moment du faux (Debord), toute argumentation politique, toute stratégie sociale, toute décision économique, toute littérature, tout divertissement sont validés par le quitus de la réalité publicitaire. Les romans actuels sont écrits à l’encre du publicitaire et Frédéric Beigbeder en est le blason.
L’acte d’un poète est poème
Dans ce contexte de mensonge architectural, l’un des plus importants poètes de langue française actuel pose chaque jour sur le web un acte fondateur : il donne à lire à qui le veut ses poèmes. À l’heure où j’écris ces lignes, m’étant inscrit aux posts de son blog, je reçois dans ma boite aux lettres électronique, à domicile donc, ou sur mon téléphone portable, son dernier poème posté : Le langage des siècles :
Depuis le couronnement de notre ami Bob
dit « l’Âne » par les poètes jaloux de n’être pas people,
serait-ce un combat ridicule et perdu que celui
de lutter aujourd’hui pour tamiser
des siècles de langage afin d’en récolter
la plus fine semence de Beauté ?Et ces strophes que tu t’obstines à former
selon quelques secrètes scansions imprimées
à la prose par la Tradition
qu’offrent-elles hormis la fluide solidité,
le ferme flux du Temps ?
Ah quelle liberté d’être hors des modes
De n’être ni chanteur ni slameur ni rappeur
Quelle liberté d’être vieux et démodé
Quelle liberté d’être un misérable scribouillard
addict au vers, discrètement stupide
et sans autre talent
que celui de tamiser le langage des siècles...
Qui est Xavier Bordes ? Né en 1944, il est l’auteur, chez Gallimard, de trois recueils parus en blanche, dont l’un, Comme un bruit de source, reçut le Prix Max Jacob en 1999. L’auteur aussi de la merveilleuse Pierre Amour, œuvre-monde récemment réédité au format poche dans la collection poésie/Gallimard. Il est également un traducteur important puisqu’il a permis au lecteur français de comprendre et d’accéder au poète grec Odysseus Elytis en son Axion Esti.
Xavier Bordes, où la transgression
Avons-nous d’autres exemples d’un poète d’envergure livrant au net ses compositions ?
En soi, sa démarche est acte poétique. Car on peut estimer l’importance d’un poète à l’autorité des lieux de ses publications (et Gallimard se pose là, comme un diplôme, une marque de reconnaissance) ou à la beauté de son inspiration. On peut aussi estimer sa parole à l’aune de ses choix silencieux qui sont d’éminents indicateurs. Pour l’ensemble des lettrés de France, publier sur la toile est largement dépréciatif. Ce qui est donné à lire ne peut pas être bon.
Or Xavier Bordes donne ainsi son œuvre. La conscience du poète Bordes n’étant pas celle d’un naïf, il est à chercher, dans cet acte transgressif, ce qu’il veut nous dire, au-delà de son inspiration poétique.
Comme le nom de Bordes n'est pas populaire comme celui de Bob Dylan, imaginerait-on le prix Nobel de littérature postant gratuitement ses chansons sur le net, avec téléchargement gratuit pour usage illimité ? Ou, disons, Michel Houellebecq publiant sur un blog chaque jour quelques paragraphes de son nouveau roman en temps réel comme un feuilleton ?
Ils auraient trop à y perdre. Pourtant Bordes, dont l’œuvre n’est pas moins ambitieuse que celle de Dylan, nous dit quelque chose de la poésie et de son rôle par cet acte de blogueur qui en réalité est acte de poète.
Il nous dit que poésie et littérature n’ont strictement rien à voir. Il nous dit que la poésie, sans valeur monétaire, est la conjuration du monde de l’avoir. Il nous dit que la posture ne va pas au poète. Il nous dit l’urgence d’ensemencer le monde par sa forme actuelle, la toile, avec les trésors de l’imaginaire et de la langue portés au plus haut pour le bénéfice de la communauté humaine. Il nous dit que la technologie, bras armé de la modernité, ne peut qu’accueillir son virus/contrepoison en disséminant la parole poétique dans tout le réseau. Parole cachée dans la soie des fils connectiques. Il nous dit, enfin, puisque pour les seigneurs de l’argent le poème ne vaut rien, que le Poème relève de l’Etre.
Ce qu’il se joue, par la conscience du poète Bordes et par l’action poétique qu’il mène sur la toile, est l’image du retournement de la parole vers la vérité, celle abandonnée aux principes relativistes.
Nous ne pouvons qu’inviter le lecteur assoiffé de beauté à fréquenter la poésie de Xavier Bordes. Elle est à portée de clic. Nous ne pouvons qu’encourager tout individu épuisé par l’économie de croissance à aiguiser sa résistance à la vérité de l’acte poétique de Xavier Bordes, dont chacun peut être compagnon. Cet acte là, en tant que celui du Poème même, est acte de salut. Public