Xavier Bordes, La Pierre Amour

Il en est des livres comme des pays : si l'on peut, seul, découvrir des merveilles au cours d'un voyage, le soutien éclairé d'un guide permet la connaissance des ressorts et des lieux secrets... Ainsi en va-t-il de La Pierre Amour, voyage philosophal en pays de poésie : l'accompagnement de Gwen Garnier-Duguy peut sembler indispensable pour ne rien perdre de cette lecture. Le recueil La Pierre Amour, couvrant les années 1972-1985, est en effet une œuvre complexe, tissant un dense réseau de mythes et de symboles, que l'introduction – programmatique elle-même – permet de débrouiller, situant le projet dans sa fonction proprement poétique, en réponse au chaos du monde dans lequel elle s'inscrit :

"(...)la responsabilité du poète écrivant dans sa langue maternelle est de répondre par une œuvre prenant en compte cette complexité (du monde) en proposant, pour la supporter, pour la sublimer, une profondeur conciliant les forces en présence, forces contradictoires, voire même adversaires."

Xavier Bordes, La Pierre Amour, collection Poésie/Gallimard

Xavier Bordes, La Pierre Amour, collection Poésie/Gallimard, 1987

La pierre du titre est fondatrice – elle apparaît dès l'exergue, à travers deux citations d'O. Milosz et d'Yves Bonnefoy, liée à l'amour et à la mort (présente dès la fin du premier poème ouvrant le recueil). Elle figure aussi dans la citation de Paul Celan qui indique l'aspect originel et cyclique du projet : "Ich hörte sagen, es sei / im Wasser ein Stein und ein Kreis..." Stèle mémorielle, caillou semé le long des pages, pierre philosophale, pierre angulaire – elle rebondit d'une partie à l'autre du recueil, reparaissant une dernière fois dans "Thrène d'automne", "l'envoi" qui clôt ce livre, avec des accents apollinariens, qui en soulignent la dimension mélancolique :

Souriant aux merveilles
Dans ses branchages clairs
S'éveillent
Mes noyés à l'envers
Sur la pierre d'enfance
Ils dansent
En riant aux merveilles (...)

Plusieurs thèmes - l'eau et la mer, le feu solaire, la fée rousse habitant le passé et le souvenir... - se tressent et tissent le recueil. Composé de neuf parties de longueurs fort inégales, il est ponctué de trois "interludes". Ces courtes pièces servant de transition entre deux ensembles doivent aussi "s'entendre" ici au sens propre, comme le morceau musical reliant deux phrases ou deux strophes d'un chant – d'une polyphonie. En effet, l'un des premiers poèmes s'intitule bien "Chanson du Pêcheur", l'avant-dernier, "Chanson du Survivant", soulignant ainsi l'arrière-plan musical de la construction. C'est elle que confirment la présence de sonnets (pièces traditionnelles à forme fixe ici revue et bousculée, dont le retour ponctue le recueil), comme sans doute les titres de "Contreblues", "Requiem", ou "Litanie".

La lecture du sommaire révèle la complexe architecture de cet ensemble. A le parcourir, on compte l'alternance de 13 chroniques (proses en forme de journal daté), la présence de 7 villes, de 5 "Testaments" (+un), de 26 "achillées" (et l'introduction, qui nous éclaire sur la numérologie sous-jacente et l'importance de sa symbolique pour l'auteur, explique également le sens de ces poèmes en hexamètres, dans le titre desquels je n'avais d'abord lu que le nom de la plante à fleurs radiées, disposées en corymbe, mais qui se réfèrent aussi, par leur disposition sur la page, au Livre des Transformations, recueil oraculaire du Yi-King, que l'on interprétait jadis avec la tige de cette plante).

Rien n'est laissé au hasard dans cette composition. L'introduction, citant l'auteur – au cours d'une conversation avec Xavier Bordes, publiée dans Recours au Poème nous révèle que :

... la Pierre Amour s'inscrit sous le signe du deux et du sept apolliniens, car il est l'expérience première, solaire, de l'amour, de l'illumination. (...) Pour moi, tout poème qui ne soit pas fondé sur un système arithmétique me paraît instable, peu solide, non destiné à résister au temps. J'ai besoin d'un poème alliant la géométrie mathématique d'un cristal, et le naturel du langage qui s'épanche.

A qui voudrait voyager seul dans ce recueil, j'ajouterais seulement que cette structure savante et solide n'est nullement un carcan : de même qu'on "force" parfois les fleurs pour qu'elles s'épanouissent avec plus de beauté, il semble qu'ici tout l'appareil porte à une luxuriance qui emporte le lecteur, à travers des réminiscence des poètes voyants et symbolistes – Rimbaud, Baudelaire, Mallarmé, Apollinaire dont les vers résonnent à la mémoire enchantée du lecteur, et la surprenante fulgurance d'images surréalistes, comme cette "heure mauve où les bouleaux / ont rangé côte à côte dans l'astroport du soir / leurs fuselages argentés", le brassage des légendes et des mythes qui "s'entrecroisent sur les ailes blanches des supersoniques"(p.223). On y croise ainsi dès l'abord une Dame des Lacs à la consonnance arthurienne, avec ses "cheveux d'anémone des mers / Et ses yeux d'outre-vie", devenue, sous l'égide euripidienne de l'exergue, une sorte de Gorgone (Méduse revient d'ailleurs, p.281), découverte depuis une rive ou d'incongrus "Messieurs sérieux vêtus de costumes gris" évoquent un tableau de Manet, tandis que la fin du poème, suggérant, entre les jambes écartées de la fée, la "double bouche d'or" que voile la "servante du sommeil", ramène en mémoire L'Origine du Monde de Gustave Courbet.

Or, c'est bien de l'origine que parle La Pierre Amour par cette double bouche : origine de l'amour ET de la Poésie, dont traite la sixième partie, justement intitulée "Art Poétique". Là, le poème "Anathèmes" (le maudire -mot-dire? - parcourt aussi le recueil – de même qu'une ironie cultivée, parfois dirigée contre "la Vogue universitaire", ou la "Prose des Politichinelles"...) révèle avec force les principes qui animent l'écriture de Xavier Bordes. Écriture "vraie", foisonnante, vivante et travaillée, moderne et classique dans son "recyclage" syncrétique des traditions, elle envoûte, comme cette "Poésie avec l'éclair de ses yeux verts, ses lèvres d'or, ce corps mouillé de dactylo que l'on préfère / /De loin / Coucher près de soi dans les foins plutôt que le tonnerre!"

Que le lecteur s'y plonge, s'y perde sans tarder : il y (re)trouvera le monde imaginal de "la vie antérieure", propice aux renaissances et aux plaisirs de l'âme, dans le renouvellement du "Retour Infini", auquel invite ce voyage dans l'univers poétique de Xavier Bordes :

Ainsi naissaient-ils et renaissaient-ils sur le "gazon de l'utopie", suivant le sentier du milieu : sur ce corps frémissant, il lui semblait que le rêve écrivait et récrivait une phrase de quatorze lettres, toujours la même et pourtant toujours autre...

Et toujours le son de cette Voix – cette violence des sens – qui transmutait la cendre en or ! (p. 160)

Présentation de l’auteur

Xavier Bordes

Xavier Bordes, né le 4 juillet 1944, dans le village des Arcs en Provence (Var).

Études musicales et classiques.
Organiste. Étude de composition, théorie atonale et orchestration avec Julien Falk. Thèse de doctorat sur Joë Bousquet, sous la direction de Jean-Pierre Richard.
Musicologie (instruments et musique des Aymara en Amérique du Sud).
Quitte Paris pour une mission de musicologie au Maroc et Sahara.
S'installe à Oued-Zem, puis à Mohammedia en 1973. 
Enseignement et journalisme (Rédacteur en chef de la Revue Automobile Africaine, conférences nombreuses, notamment dans les Centres Culturels).

Traductions de poètes Grecs : Elytis, prix Nobel de Littérature, puis Cavafy, Solomos, Anagnostakis, Davvetas, Zakythinos principalement.

Commence une œuvre poétique en 1979.

Retour en France (Paris) fin 84. Travaille dans l'édition musicale (direction artistique). Lecteur de grec pour les ED. Gallimard.
Membre du comité de la revue PO&SIE (Rédacteur en chef, Michel Deguy) avec Jacques Roubaud, Michel Chaillou, Robert Davreu, Alain Duault, Pierre Oster notamment.
En 1989 en collaboration avec l'entreprise DBE, X.B. expose un poème de 300 m² sur une façade du 6 avenue de Friedland à Paris, associé à une conférence et un exposé théorique à la Maison des Écrivains.

Xavier Bordes

L'université de Poitiers, du 16 au 21 novembre 1992, X.B. entreprend, avec les Ed. Mille et une nuits, la publication en volumes à 10frs d’œuvres philosophiques gréco-latines liées à l'univers contemporains : Epicure, Ovide, Sénèque, Théophraste, etc... Le public démontre par son intérêt que la culture antique reste d'actualité, Épicure notamment parvient à un tirage de plus de 250000 exemplaires.

Parmi diverses manifestations, les poèmes de Xavier Bordes ont fait l'objet de plusieurs émissions sur France-Culture et d'autres radios pour sa poésie et ses traductions d’Épicure et de Sénèque.

Du 12 au 18 février 1996, les poèmes du poète grec Odysseas Elytis traduits par X. Bordes (en collaboration avec R. Longueville) ont fait l'objet de lectures quotidiennes à France-Culture.

Prix Max Jacob 1999 pour «Comme un bruit de source».
Poursuit depuis une œuvre de poète et de traducteur, en grande partie publiée directement sur internet (Calameo – Word presse – Overblog).

Son blog : xavier.bordes.over-blog.com

En 2011, au cours de l'année anniversaire de la naissance d'Odysseas Elytis, X.B. fait don de ses archives Elytis à la Bibliothèque Gennadios à Athènes (Fond Bordes).
Participe aux destinées de la revue belge Traversées couronnée récemment d'un prix de la Revue Poétique 2011.

X. Bordes vit et travaille actuellement à Paris.

Poésie

  • Le Sans-Père à Plume avec une préface de Michel Deguy  (Ed. de Loess)  1982
  • L'Argyronef (Ed. Belin, revue PO&SIE) 1984
  • Syrinx (Ed. Belin, revue PO&SIE) 1985
  • Ma Venise (Ed. Eyras - Madrid) 1985 Version F. et Espagnole  (trad. Micheline          Durand).
  • Alphabets (Ed. Belin, revue PO&SIE) 1986
  • La Pierre Amour, poèmes 1972-1985 (Ed. Gallimard.  Distingué par l'Académie Française.) 1987
  • Elégie de Sannois (NRF juillet-Août 88)
  • Notes pour des chasses rêvées (Ed. d'Art D. Martin 1988)
  • Onze poèmes tirés d'une conque (Recueil - Champ Vallon) 1988
  • Le masque d'Or  (Ed. de Loess,  St Martin de Cormières.) 1988
  • Poèmes Carrés (Ed. Belin, revue PO&SIE) 1988
  • La chambre aux Oiseaux (Edition d'art J.C. Michel  - Nancy) 1989
  • Sonnets  (Ecbolade
  • Aphrodite (Ed. Gnôsis & Enrico Navarra - avec Michel Deguy, D. Davvetas, Jean Luc Nancy, M. Abramovicz, etc...) 1990
  • Rêve profond réel (Recueil - Champ Vallon) 1991
  • Impérissables passements de lumière - Rougemont  (Ed. galerie P. Gabert, Paris) 1992
  • Levées d'ombre et de lumière, (avec le peintre Rougemont.) (Paris - Cercle des 101 femmes          Bibliophiles) 1992
  • Le grand Cirque Argos (ED. Robert et Lydie Dutrou) 1993
  • Je parle d'un pays inconnu (ED. Le Cri & Jacques Darras, Bruxelles) 1995
  • Comme un bruit de source (Ed. Gallimard, Paris) 1999
  • L’étrange clarté de nos rêves (Ed. Associatives Clàpas, Millau) 1999
  • A jamais la lumière (Ed.Gallimard, Paris) 2001
  • Quand le poète montre la lune... (Ed; De Corlevour, Paris) 2003

 

A cela il faut ajouter plusieurs volumes publiés sur le Net, à l'adresse :

 Principales traductions

  • D' Odysseas Elytis (grec, prix Nobel 1979, traduit en coll. avec R. Longueville) :
  • Marie des Brumes (Ed. La Découverte) 1984 (réed. en 86)
  • To Axion Esti (Ed. Gallimard) 1987
  • Avant Tout (Cahiers de l'Egaré - Le Revest) 1988
  • Elytis - un méditerranéen universel  (Traductions et études en Catalogue Paris - Exposition au Centre Pompidou.) 1988
  • Surréalistes Grecs (Traductions et études en Catalogue Paris - Exposition au Centre Pompidou.) 1991
  • Le Monogramme (NRF - Ed. Gallimard - juillet-août 1996)
  • Axion Esti suivi de L'Arbre Lucide et du Journal d'un invisible Avril. (Ed. Gallimard - Paris) 1996
  • D’Épicure : Lettre sur le bonheur (Ed. Mille et une nuits) 1993
  • D'Ovide : Remèdes à l'Amour (Ed. Mille et une nuits) 1993
  • De Sénèque : De la brièveté de la vie (Ed. Mille et une nuits) 1993
  • De Cicéron : Lélius ou l'amitié (Ed. Mille et une nuits) 1995  
  • De Théophraste : Les Caractères (Ed. Mille et une nuits) 1996 
  • De D. Davvetas : Soleil Immatériel (Ed. Galilée) 1989
  • La Chanson de Pénélope (Ed. Galilée) 1989
  • Poèmes (Revue PO&SIE, Belin) 1989
  • Le manteau de Laocoon (Ed. Galilée) 1990
  • D'Alexis Zakythinos : Les noyés du grand large (Ed. J.C. Valin  - Hautécritures) 1989
  • De Manolis Anagnostakis : Les Poèmes,    (Ed. Le Cri et J. Darras, Bruxelles)  1994 
  •  (avec la coll. de Démosthènes Davvetas.)

Anthologie

  • 27 Poètes grecs contemporains  (Ed. Revue In'Hui, Le Cri.) 1994 en collaboration avec Robert Longueville.

Principaux essais et préfaces

  • Mystique, de Joë Bousquet (Ed. Gallimard) 1972 
  • Imaginer la Tour Eiffel dans la brume...   (Revue In'Hui - 38 - Le Cri et J.D., Bruxelles.)
  • Sur la Saison en Enfer de Rimbaud (Ed. Mille et une nuits) 1993
  • Relire Aragon (Revue In'Hui - 1995 - Le Cri et J.D., Bruxelles.)
  • Fragments d'un Dieu-Michaux  (La Licorne, UFR Langues Littératures Poitiers - 1993)

 

Publications diverses dans :

  •  Po&sie (Ed. Belin), Europe, La Lettre Internationale, la NRF, In'Hui, Recueil, des revues universitaires, etc... Ainsi que des textes critiques sur de nombreux peintres et photographes (Rougemont, Le Cloarec, Tisserand, Four, Brandon, Leick, etc...)  

 

Autres lectures

Xavier Bordes, La Pierre Amour

Il en est des livres comme des pays : si l'on peut, seul, découvrir des merveilles au cours d'un voyage, le soutien éclairé d'un guide permet la connaissance des ressorts et des lieux [...]

Xavier Bordes : la conjuration du mensonge

Cet article a d’abord été publié sur Causeur le 25 février 2018. Proposé dans la version que vous avez sous les yeux, et accepté sans qu’il soit demandé à l’auteur de le retravailler. [...]