Xavier Bordes, La Pierre Amour
Il en est des livres comme des pays : si l'on peut, seul, découvrir des merveilles au cours d'un voyage, le soutien éclairé d'un guide permet la connaissance des ressorts et des lieux secrets... Ainsi en va-t-il de La Pierre Amour, voyage philosophal en pays de poésie : l'accompagnement de Gwen Garnier-Duguy peut sembler indispensable pour ne rien perdre de cette lecture. Le recueil La Pierre Amour, couvrant les années 1972-1985, est en effet une œuvre complexe, tissant un dense réseau de mythes et de symboles, que l'introduction – programmatique elle-même – permet de débrouiller, situant le projet dans sa fonction proprement poétique, en réponse au chaos du monde dans lequel elle s'inscrit :
"(...)la responsabilité du poète écrivant dans sa langue maternelle est de répondre par une œuvre prenant en compte cette complexité (du monde) en proposant, pour la supporter, pour la sublimer, une profondeur conciliant les forces en présence, forces contradictoires, voire même adversaires."
La pierre du titre est fondatrice – elle apparaît dès l'exergue, à travers deux citations d'O. Milosz et d'Yves Bonnefoy, liée à l'amour et à la mort (présente dès la fin du premier poème ouvrant le recueil). Elle figure aussi dans la citation de Paul Celan qui indique l'aspect originel et cyclique du projet : "Ich hörte sagen, es sei / im Wasser ein Stein und ein Kreis..." Stèle mémorielle, caillou semé le long des pages, pierre philosophale, pierre angulaire – elle rebondit d'une partie à l'autre du recueil, reparaissant une dernière fois dans "Thrène d'automne", "l'envoi" qui clôt ce livre, avec des accents apollinariens, qui en soulignent la dimension mélancolique :
Souriant aux merveilles
Dans ses branchages clairs
S'éveillent
Mes noyés à l'envers
Sur la pierre d'enfance
Ils dansent
En riant aux merveilles (...)
Plusieurs thèmes - l'eau et la mer, le feu solaire, la fée rousse habitant le passé et le souvenir... - se tressent et tissent le recueil. Composé de neuf parties de longueurs fort inégales, il est ponctué de trois "interludes". Ces courtes pièces servant de transition entre deux ensembles doivent aussi "s'entendre" ici au sens propre, comme le morceau musical reliant deux phrases ou deux strophes d'un chant – d'une polyphonie. En effet, l'un des premiers poèmes s'intitule bien "Chanson du Pêcheur", l'avant-dernier, "Chanson du Survivant", soulignant ainsi l'arrière-plan musical de la construction. C'est elle que confirment la présence de sonnets (pièces traditionnelles à forme fixe ici revue et bousculée, dont le retour ponctue le recueil), comme sans doute les titres de "Contreblues", "Requiem", ou "Litanie".
La lecture du sommaire révèle la complexe architecture de cet ensemble. A le parcourir, on compte l'alternance de 13 chroniques (proses en forme de journal daté), la présence de 7 villes, de 5 "Testaments" (+un), de 26 "achillées" (et l'introduction, qui nous éclaire sur la numérologie sous-jacente et l'importance de sa symbolique pour l'auteur, explique également le sens de ces poèmes en hexamètres, dans le titre desquels je n'avais d'abord lu que le nom de la plante à fleurs radiées, disposées en corymbe, mais qui se réfèrent aussi, par leur disposition sur la page, au Livre des Transformations, recueil oraculaire du Yi-King, que l'on interprétait jadis avec la tige de cette plante).
Rien n'est laissé au hasard dans cette composition. L'introduction, citant l'auteur – au cours d'une conversation avec Xavier Bordes, publiée dans Recours au Poème – nous révèle que :
... la Pierre Amour s'inscrit sous le signe du deux et du sept apolliniens, car il est l'expérience première, solaire, de l'amour, de l'illumination. (...) Pour moi, tout poème qui ne soit pas fondé sur un système arithmétique me paraît instable, peu solide, non destiné à résister au temps. J'ai besoin d'un poème alliant la géométrie mathématique d'un cristal, et le naturel du langage qui s'épanche.
A qui voudrait voyager seul dans ce recueil, j'ajouterais seulement que cette structure savante et solide n'est nullement un carcan : de même qu'on "force" parfois les fleurs pour qu'elles s'épanouissent avec plus de beauté, il semble qu'ici tout l'appareil porte à une luxuriance qui emporte le lecteur, à travers des réminiscence des poètes voyants et symbolistes – Rimbaud, Baudelaire, Mallarmé, Apollinaire dont les vers résonnent à la mémoire enchantée du lecteur, et la surprenante fulgurance d'images surréalistes, comme cette "heure mauve où les bouleaux / ont rangé côte à côte dans l'astroport du soir / leurs fuselages argentés", le brassage des légendes et des mythes qui "s'entrecroisent sur les ailes blanches des supersoniques"(p.223). On y croise ainsi dès l'abord une Dame des Lacs à la consonnance arthurienne, avec ses "cheveux d'anémone des mers / Et ses yeux d'outre-vie", devenue, sous l'égide euripidienne de l'exergue, une sorte de Gorgone (Méduse revient d'ailleurs, p.281), découverte depuis une rive ou d'incongrus "Messieurs sérieux vêtus de costumes gris" évoquent un tableau de Manet, tandis que la fin du poème, suggérant, entre les jambes écartées de la fée, la "double bouche d'or" que voile la "servante du sommeil", ramène en mémoire L'Origine du Monde de Gustave Courbet.
Or, c'est bien de l'origine que parle La Pierre Amour par cette double bouche : origine de l'amour ET de la Poésie, dont traite la sixième partie, justement intitulée "Art Poétique". Là, le poème "Anathèmes" (le maudire -mot-dire? - parcourt aussi le recueil – de même qu'une ironie cultivée, parfois dirigée contre "la Vogue universitaire", ou la "Prose des Politichinelles"...) révèle avec force les principes qui animent l'écriture de Xavier Bordes. Écriture "vraie", foisonnante, vivante et travaillée, moderne et classique dans son "recyclage" syncrétique des traditions, elle envoûte, comme cette "Poésie avec l'éclair de ses yeux verts, ses lèvres d'or, ce corps mouillé de dactylo que l'on préfère / /De loin / Coucher près de soi dans les foins plutôt que le tonnerre!"
Que le lecteur s'y plonge, s'y perde sans tarder : il y (re)trouvera le monde imaginal de "la vie antérieure", propice aux renaissances et aux plaisirs de l'âme, dans le renouvellement du "Retour Infini", auquel invite ce voyage dans l'univers poétique de Xavier Bordes :
Ainsi naissaient-ils et renaissaient-ils sur le "gazon de l'utopie", suivant le sentier du milieu : sur ce corps frémissant, il lui semblait que le rêve écrivait et récrivait une phrase de quatorze lettres, toujours la même et pourtant toujours autre...
Et toujours le son de cette Voix – cette violence des sens – qui transmutait la cendre en or ! (p. 160)