Yan­nis RITSOS, Sec­on­des
Poèmes traduits du grec et présen­tés par Marie-Cécile FAUVIN
à paraître en juin 2013 aux édi­tions Érès, col­lec­tion PO&PSY

Nous remer­cions chaleureuse­ment Danièle Faugeras.

 

 

Il ne rend pas les armes, il s’efforce d’opposer
quelque chose de beau à la nuit qui vient.
Mais la beauté est transparente
et der­rière elle se des­sine la plaine des Asphodèles.

 

Les poèmes de Yan­nis Rit­sos présen­tés ici pour la pre­mière fois en ver­sion française ont été écrits à Samos et Athènes entre août 1988 et juin 1989, alors que le poète était déjà aux pris­es avec “le som­bre soupçon que cet été […] sera le dernier”, comme il devait l’écrire dans son poème d’adieu daté du 3 sep­tem­bre 1989 :

 

Dernier été

 

Couleurs d’adieu des cré­pus­cules. Il est temps de préparer
les trois valis­es – livres, papiers, chemises –
et n’oublie pas cette robe rose qui t’allait si bien,
même si tu ne la mets pas cet hiv­er. Moi,
pen­dant les quelques jours qu’il nous reste encore, je reverrai
les poèmes écrits en juil­let et en août,
bien que je craigne de n’avoir rien ajouté,
plutôt retranché, à ces vers que traverse
le som­bre soupçon que cet été
– avec ses cigales, ses arbres, sa mer,
ses sirènes de navires dans la gloire des couchants,
ses prom­e­nades en bar­que au clair de lune sous les petits balcons
et sa com­pas­sion hyp­ocrite – sera le dernier.

 

Rit­sos sent la mort approcher, en recon­naît les signes (Rouil­lés les tuyaux du poêle. / Brisé le miroir. / Qui est celui qui dort dans notre lit ? / Sur son front / un oiseau noir). Le compte à rebours sem­ble enclenché. Avec l’acuité de l’homme qui se pré­pare à l’inéluctable, il voit la vie à nu et dans sa vérité. Dans une langue dépouil­lée, il en note les beautés sim­ples ou en démasque les illu­sions. La médi­ta­tion exis­ten­tielle, méta­physique, presque jamais abstraite, s’ancre dans le plus con­cret. Sous la plume du poète, un détail insignifi­ant devient une image mer­veilleuse, un con­den­sé du monde et de la des­tinée humaine où se joignent douceur et douleur (Une toute petite plume blanche / d’un oiseau de pas­sage / est tombée dans les épines – / un monde infime, / le monde entier.) ; l’événement le plus rou­tinier con­fine à l’étrange, au fab­uleux (Chas­sé-croisé de cloches, / de cornes de navires. Bateaux / sor­tis sur terre. Églis­es / entrées en mer…). Avec un art con­som­mé du con­traste (Ils sont par­tis, les uns en bateau, / les autres en train. / Reste la vieille avec une cruche / et sa que­nouille…), de la chute (Pier­res peintes. / Beaux vis­ages, beaux corps. / Ils t’indiffèrent. / Une cig­a­rette se con­sume seule dans le cen­dri­er – / fumée sur le toit d’une Ithaque dis­parue, / et Péné­lope, à son méti­er, / morte.), de la rup­ture (Peu à peu les noms ne s’ajustent plus / aux choses. La fumée de cig­a­rette / embrume la mai­son. La nico­tine / laisse un goût amer aux lèvres du silence. Demain / il fau­dra que j’achète un para­pluie.), de l’ellipse et de l’énigme (Le funam­bule malade tente / de garder l’équilibre, ajus­tant / une à une ses oscil­la­tions. De toute façon / qua­tre fenêtres don­nent / sur le puits de jour.), Rit­sos laisse devin­er la soli­tude absolue de l’homme devant l’inexorable, l’écroulement des rêves et des mythes, l’impuissance devant la mort, à laque­lle on ne peut oppos­er qu’une pro­tec­tion dérisoire. Chrysa Prokopa­ki écrit, dans la post­face de l’édition grecque : « Un homme s’éloigne peu à peu, prend con­gé du monde, un monde qu’il savait décou­vrir chaque jour, absorber par tous les sens, recom­pos­er du début. Il prie les choses de lui par­ler comme autre­fois, cherche à leur arracher une par­celle de beauté – un argu­ment de vie –, à s’abandonner à la con­so­la­tion du men­songe, à trans­muer le réel. » Face aux « con­spir­a­tions du temps et de la mort », « il repère les choses les plus hum­bles et insignifi­antes, en éclaire le sens (…), intro­n­ise l’éphémère (…) : une foule d’instants, de gestes infimes, d’images fugaces, qu’il thésaurise pour enrichir et embel­lir la vie. (…) Mais tout retourne à la cen­dre, s’assombrit, se désagrège, les amis s’en vont un à un, les sig­ni­fi­ca­tions et les mots se vident, vieil­lis­sent. (…) Les rêves qui don­naient sens à la vie et tem­péraient la souf­france du des­tin per­son­nel, qui par­fois, aux grandes heures surtout, la tran­scendaient, tan­dis que leur éclat illu­mi­nait le futur, ces rêves se sont éteints. » Si quelques échos des com­bats héroïques et des anci­ennes fra­ter­nités tra­versent encore ces poèmes, c’est comme pour sug­gér­er leur van­ité, leur non-inscrip­tion dans le temps et dans l’Histoire (« L’horloge de la Douane / n’a pas d’aiguilles »), la trahi­son et le naufrage d’un idéal révo­lu­tion­naire per­ver­ti qui sem­ble désor­mais périmé (« Temps des points de sus­pen­sion, / des sourires équiv­o­ques. / Le vin a vieil­li dans les onze ver­res. / Vide, le douz­ième. »). Quant à la célébrité du poète uni­verselle­ment recon­nu, cou­vert de médailles et de dis­tinc­tions, Rit­sos en sug­gère le poids, la van­ité, la déri­sion (« Ses ailes ont trop poussé. / Il va devoir les faire tailler… », « Toutes ses médailles d’or / sont accrochées au mur. / Et lui, six pieds sous terre, / a pour tout bien / deux râte­liers d’or nus »). Aus­si, les sens et les émo­tions s’émoussent. Le tres­saille­ment fugi­tif que fait naître en lui le sou­venir du tableau de Van Gogh des Mangeurs de pommes de terre, avec les vapeurs qui mon­tent des patates chaudes, est finale­ment annulé (« Sur les vit­res embuées, / il a tracé du doigt / un zéro »).

« Ces poèmes, remar­que Chrysa Prokopa­ki, mal­gré les vari­a­tions des per­son­nes ver­bales, peu­vent s’entendre comme le jour­nal intime d’un per­son­nage unique, (…) d’un homme qui lutte corps à corps avec la mort. Et le mirac­uleux est pré­cisé­ment la tran­scrip­tion simul­tanée et con­stante de cette lutte, avec une douleur con­trôlée, calme et dig­nité ». Car à l’« à quoi bon ? » répond tou­jours un « et pour­tant ». Dans un mou­ve­ment de flux et de reflux, chaque poème sem­ble venir en con­tre­point de l’autre. La détresse, la noirceur, le sar­casme sont jugulés par l’élégie dis­crète, par la quête obstinée de la beauté et, plus encore peut-être, du « poème quo­ti­di­en », aus­si vital que le pain. Si Rit­sos fait mine par instants de regret­ter le souf­fle poé­tique d’autrefois, celui sans doute des grandes com­po­si­tions épiques et lyriques qui l’ont ren­du célèbre, s’il se dit « vieil­li, four­bu », « désar­mé », réduit à trac­er « une fleur triste » « d’une seule petite plume de ses larges ailes d’antan », con­damné à « empil­er » des mots qui selon lui for­ment à peine des vers, n’a‑t-il pas aus­si pleine­ment con­science, avec les poèmes de Sec­on­des, de fac­ture apparem­ment si hum­ble, de livr­er un tré­sor de maîtrise poé­tique ? Rit­sos nous alerte d’ailleurs mali­cieuse­ment dans le poème 19, s’adressant à lui-même : « Quel retors tu fais ! » Dès lors, le poème 14 sonne comme un espoir et une déc­la­ra­tion de con­fi­ance en ses vers : « La plu­part de tes pièces d’or / tu les as cachées dans les trous du mur. / Quand on démoli­ra la mai­son / on les trou­vera peut-être. » Ce peut-être invite à enten­dre l’autre voix du poète, moins célébrée et encore mécon­nue, intime, con­fi­den­tielle, plus per­son­nelle et résis­tante au temps.

 

*   *   *

Né le 1er mai 1909 à Mon­em­vas­sia (Pélo­pon­nèse), Yan­nis Rit­sos est fils d’une grande famille de pro­prié­taires ter­riens ruinée par la folie du père, la mort pré­maturée de la mère et d’un frère emportés par la tuber­cu­lose. Ado­les­cent, il est lui-même atteint par cette mal­adie. Pen­dant plusieurs années, sa vie se partage entre des séjours en sana­to­ri­ums (où il s’initie au marx­isme) et dif­férents petits métiers (danseur, comé­di­en, dactylographe…).

Ses pre­miers poèmes parais­sent dès 1924, d’abord dans des revues. Mais c’est en mai 1936 que Rit­sos fait une appari­tion écla­tante sur la scène lit­téraire, quand la répres­sion sanglante de la man­i­fes­ta­tion des ouvri­ers des man­u­fac­tures de tabac à Thes­sa­lonique lui inspire Épi­taphe, lamen­ta­tion d’une mère devant le corps de son fils mort et chant de protes­ta­tion con­tre l’injustice sociale. Ce long poème, qui com­bine la ver­si­fi­ca­tion de la chan­son pop­u­laire et la langue savante, les échos des lamen­ta­tions de la Vierge et des chants funèbres tra­di­tion­nels, est pub­lié par le jour­nal de Par­ti com­mu­niste. Sous le coup de la cen­sure, Épi­taphe a « l’honneur » d’être brûlé aux côtés des ouvrages de Marx, Lénine, Gor­ki, Ana­tole France… Dès lors, le des­tin de Rit­sos sera intime­ment lié aux tour­ments de l’histoire grecque.

1937–1943 : Péri­ode de l’explosion lyrique, d’un lyrisme en vers libre, influ­encé par la poésie mod­erne et le sur­réal­isme, mar­qué par une imag­i­na­tion exubérante qui sait néan­moins s’ancrer dans la sim­plic­ité des choses. Le Chant de ma sœur, écrit après l’hospitalisation de sa sœur en clin­ique psy­chi­a­trique, sus­cite la réac­tion ent­hou­si­aste du poète Pala­mas : « Nous nous écar­tons, poète, pour te laiss­er pass­er. » La Sym­phonie du print­emps, com­posée en pleine dic­tature de Metaxas, est un hymne à l’amour, à la nature, à la vie, tan­dis que des poèmes ultérieurs traduisent avec réal­isme l’horreur de l’Occupation mais aus­si l’espoir et la con­fi­ance dans les forces de la Résistance.

1944–1955 : Sous l’Occupation, Rit­sos, bien que grave­ment malade, s’engage dans le Front de libéra­tion nationale. Pen­dant la guerre civile, en 1948, il est déporté dans les îles de Lim­nos, Makro­nis­sos, Aï-Stratis et est libéré en 1952 sous la pres­sion de l’opinion inter­na­tionale et de fig­ures comme Aragon, Neru­da, Picas­so… C’est le temps des poèmes de lutte et d’exil. L’épopée de la Résis­tance mais aus­si son trag­ique épi­logue mar­quent Gréc­ité. Rit­sos y élève l’hellénisme com­bat­tant en sym­bole de résis­tance et de lib­erté. Temps de pierre et Jour­nal de dépor­ta­tion évo­quent, dans un lan­gage dépouil­lé, l’enfer des camps, la tor­ture, les humiliations.

1956–1966 : Le mariage de Rit­sos avec une médecin samiote (en 1954) puis la nais­sance de sa fille inau­gurent une péri­ode plus calme. Il écrit les pre­miers mono­logues dra­ma­tiques qui com­poseront la Qua­trième dimen­sion. Il y revis­ite notam­ment quelques grandes fig­ures de la mytholo­gie grecque (Oreste, Hélène, Agamem­non…) ou donne voix aux per­son­nages oubliés (Ismène, Chrysothémis), met­tant au jour des aspects peu con­nus ou inédits de leur psy­chisme, explo­rant leurs con­flits intérieurs. Par­al­lèle­ment, en marge de ces grandes com­po­si­tions, Rit­sos cul­tive de plus en plus le poème court, laconique, fam­i­li­er, où il retran­scrit les moin­dres gestes, les remous de l’âme, dia­logue avec le micro­cosme des choses (meubles, out­ils…), poéti­sant le quotidien.

1967–1971 : Après le putch des Colonels, Rit­sos est de nou­veau arrêté et déporté dans les îles de Yaros et de Léros. Très malade, il est finale­ment libéré en 1970. Les Dix-huit petites chan­sons de la patrie amère sont un hymne au com­bat du peu­ple grec pour la lib­erté, tan­dis que Pier­res répéti­tions grilles ou Le Mur dans le miroir évo­quent dans une langue sim­ple, sans plainte, un quo­ti­di­en réduit à l’élémentaire et, à tra­vers le vécu per­son­nel, la souf­france collective.

1972–1983 : Les com­po­si­tions des années 1970–1980 (Gra­gan­da, Devenir, Le Chef d’œuvre sans queue ni tête…) adoptent de nou­veaux moyens d’expression : l’écriture post-sur­réal­iste, tan­tôt lyrique, joueuse ou sar­cas­tique, boule­verse la cohérence tem­porelle et logique, créant un univers four­mil­lant d’images et de sou­venirs. Dans les œuvres de cette époque, l’amour tient une place pri­mor­diale ; la sen­su­al­ité, l’érotisme, aupar­a­vant latents et cryp­tés, se libèrent.

1983–1986 : Avec Iconos­tase des saints anonymes, Rit­sos pro­longe dans la prose l’expérience d’une grande lib­erté d’expression.

1988 ‑1989 : Rit­sos écrit entre Samos et Athènes ses derniers poèmes qui con­stitueront le recueil Sec­on­des.

1990 : mort à Athènes de Yan­nis Rit­sos, le 11 novembre.

1991 : paru­tion à titre posthume aux édi­tions Kedros (Athènes), de Αργά, πολύ αργά μέσα στή νύχτα (« Tard, bien tard dans la nuit ») qui réu­nit les qua­tre derniers recueils de Rit­sos, dont Sec­on­des (Δευτερόλεπτα) est le dernier. Sec­on­des a été traduit en espag­nol, en cata­lan et en anglais. En France, un recueil inti­t­ulé Tard bien tard dans la nuit, traduit par Gérard Pier­rat est paru en 1995 aux édi­tions Le Temps des ceris­es, avec seule­ment les trois pre­miers recueils de l’œu­vre homonyme originale.

 

Cette notice s’inspire large­ment de la pré­face à l’Anthologie Yian­nis Rit­sos de Chrysa Prokopa­ki (Kedros, 2000).

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