La musique peut donner l’incipit au poète. Ainsi L’Adieu du Chant de la terre de Mahler (1907), chanté par Kathleen Ferrier, est la matrice du poème « A la voix de Kathleen Ferrier » dans Hier régnant désert (1958) d’Yves Bonnefoy et du poème « Chant de la terre » de Jouve dans Moires (1962–64). Mais il n’est pas forcément nécessaire, pour qu’elle donne l’impulsion, que la musique prenne la forme d’une œuvre entière. Une cellule musicale minimale, parfois infinitésimale, peut suffire. S’il n’y a pas, dans l’oeuvre de Bonnefoy, de traces de l’engendrement d’un poème par l’écoute d’un seul accord (comme par exemple, chez Cendrars, l’accord de septième diminué — accord carrefour s’il en est — ou chez Gracq, l’accord de Tristan), il y a la preuve insistante de la mise au monde possible du livre par l’obsession d’un son. Aussi le recueil Dans le leurre du seuil (1975) a‑t-il pour origine l’obsession d’un son monotone : « C’est alors que des mots surgissent (…) Des associations (…) L’idée de sifflement, de changement de hauteur d’un son monotone » écrit Bonnefoy dans Entretiens sur la poésie. Cette hantise du son monotone, qui a vocation initiatrice dans l’œuvre d’Yves Bonnefoy, peut être rapprochée du travail sur un son unique exploré par le compositeur italien contemporain Scelsi. Plus précisément encore, dans l’oeuvre de Bonnefoy, l’incipit peut être donné par une seule note : je pense à la mystérieuse note si dans le poème « Le sang, la note si » de Pierre écrite (1965). Si, selon Italo Calvino, « un poème vit aussi par son pouvoir de faire rayonner des hypothèses » (Pourquoi lire les classiques ?), la note si, par son énigme qu’il ne s’agit pas de dissiper mais d’approfondir, multiplie ce « pouvoir ».
Une hypothèse possible[1] est que cette note si peut être celle du Wozzeck de Berg, qui frappe par la fascination qu’elle exerce sur la poésie française du XXème siècle. La note si est d’abord l’une des pierres angulaires de l’oeuvre de Jouve dans son rapport à la musique. Jouve lui consacre des pages majeures dans son livre Wozzeck d’Alban Berg, où il la comprend en termes d’ « Invention sur une note » : « L’Invention sur une note est le premier acte tragique. La note est le Si, qui prolonge son apparition initiale sous les accords diaprés. Wozzeck et Marie marchent dans la forêt, près de l’étang, par une nuit noire. Le Si, note ultime de la gamme d’Ut, peut avoir dans une symbolique des sons le sens de limite atteinte. C’est pourquoi, sans doute, la note est choisie. L’Invention sur une note (…) utilise sciemment le mécanisme de l’obsession. La note résonne à toute place, elle existe à tous les instants (…). Elle est donc le son immuable — le son fixe, le son sacré ». Jouve va jusqu’à proposer une réécriture de Wozzeck, dans un court récit inclus dans La Scène capitale et intitulé La Fiancée. Il traduit les hallucinations auditives du soldat Joseph, qui vient de tuer Marie et cherche à se suicider, par l’obsession de sons de cloches. Les cloches qui « sautent avec furie » (Baudelaire) dans La Fiancée de Jouve relèvent d’une tentative de transposition, dans l’ordre de l’écriture, de la note si de Berg. La répétition obsédante des mêmes vocables et des mêmes onomatopées (« Klang ! Kling ! Klang ! ») intensifie la reprise du procédé bergien de « L’invention sur une note » et sous-tend la transformation, dans la musique des mots, de la scène où culmine le lien entre éros et thanatos, en « rituel » (Wozzeck d’Alban Berg). Signe distinctif de la modernité, la mélodie se défait au profit d’une seule note, tyrannique, monotone, qui érige l’obsession au rang de principe créateur. Jouve n’est pas le seul poète français à être profondément touché par cette « invention sur une note ». Des Forêts lui aussi place la note si de Berg au rang de ses préférences musicales: « le désordre mental, ce qu’exprime de façon bouleversante, le fameux ‘si‘ dans Wozzeck, immédiatement après le crime de Marie » (« La passion de l’opéra »).
On peut risquer l’interprétation selon laquelle c’est cette même note si de Wozzeck qui inspire le poème de Bonnefoy « Le sang, la note si ». Dans ce poème le travail sur la note si, bien qu’elle soit associée aussi au « sang », ne relève certes pas d’une référence directe au livret de Wozzeck. Il y va davantage, au-delà de la gangue des signifiés de l’opéra, d’une référence à l’écriture de l’obsession bergienne, que précise Pierre Boulez : « un ‘si’ constamment répété jusqu’à ce que tout l’orchestre ne devienne plus que (…) l’élargissement de cette seule note » (Relevés d’Apprenti). Cette proposition de lecture est d’autant plus féconde que la note si semble avoir, dans le poème de Bonnefoy, la même fonction de « limite atteinte » et de « son sacré » qu’attribue Jouve à la note si de Berg. À cet égard le poème « Le sang, la note si » aurait pour origine un dialogue sotto voce entre Bonnefoy (lecteur du Wozzeck d’Alban Berg) et Jouve. La note si de Berg serait l’un des centres de gravité souterrains de la filiation musicale centrale Jouve-Des Forêts-Bonnefoy. Cette interprétation du poème « le sang, la note si » invite à une relecture du signifiant « si » dans Pierre écrite. Celui-ci s’écoute désormais, au-delà de sa seule fonction grammaticale d’intensif, aussi comme une possible commémoration de la note si bergienne et de sa fonction de « limite atteinte » : « Sur le si proche pré si brûlant encore » (« L’abeille, la couleur »).
Encore ne faut-il pas trop s’appesantir sous peine de porter atteinte à l’essentiel : « le mystère dans les lettres » (Mallarmé) dont la note si du poème de Pierre écrite est l’un des vecteurs. L’interprétation bergienne de la note si doit s’effacer devant les virtualités infinies encloses dans cette note obsédante. La note si de Bonnefoy est, selon une image chère à Philippe Jaccottet, « comme ces plantes qui se rétractent lorsqu’on y touche » (Eléments d’un songe).
[1] J’ai proposé d’autres hypothèses dans Yves Bonnefoy, le simple et le sens, José Corti, 1989, p. 376–377.