Yves di Manno, Champs

 

La présente édition de Champs (sous-titrée Un livre-de-poèmes et datée 1975-1985) se présente comme l'édition définitive des deux volumes parus chez Flammarion en 1984 et 1987. Cette nouvelle version élaguée paraît aujourd'hui dans la collection Poésie que dirige chez Flammarion Yves di Manno depuis 1994. On peut s'interroger de suite sur la signification du mot champ : il est à l'image du mot culture, parmi ceux les plus polysémiques. Un champ, c'est son acception la plus connue, est une parcelle de terre cultivée, mais il désigne dans divers domaines (comme la chirurgie, l'informatique, la linguistique, la sociologie…) bien autre chose. On peut, à titre d'hypothèse, définir le champ, tel que le mot est employé dans le titre de l'ouvrage, comme l'espace littéraire métaphorique dans lequel se mettent en place une relation spécifique entre les termes employés par l'auteur, de nouveaux modes d'écriture poétique éloignés de la tradition… Je n'ai pas lu les deux volumes de 1984 et de 1987, je ne peux donc pas me livrer à une étude comparative, je ne sais pas en quoi l'édition de 2014 est différente des deux premiers ouvrages...

    Un poème comme Upstairs rappelle d'abord que Yves di Manno a aussi traduit de l'américain nombre de poètes. C'est dire qu'il trouve à alimenter sa pratique aussi bien chez les poètes étrangers que dans l'histoire de la poésie française. Ceci étant dit, ce poème se sert de la leçon de Jaufré Rudel comme un peu plus loin un autre de celle de Rimbaud. On a l'impression que di Manno est plus en relation avec la langue poétique qu'avec les êtres ou les choses. Il est  à la recherche d'une manière différente de percevoir le réel, cela ne va pas sans une certaine obscurité même si sa poésie se veut objective.

    Les formes poétiques sont nombreuses dans ce livre : distiques, quatrains, laisses plus ou moins longues de vers, le vers est aussi bien rimé que libre, voire désarticulé (comme dans la section Le Thème), la rime lorsqu'elle est présente est pauvre, comme secondaire… Port de Lorient est composé de "quatre strophes muettes", c'est-à-dire de quatre photographies, illustrant ainsi l'idée que la poésie n'a rien à voir avec la définition qu'en donne une certaine tradition. L'écriture évite soigneusement le lyrisme, le culte du moi comme tout romantisme. Yves di Manno essaie de dépasser une conception individualiste de la poésie (d'où cette quête éperdue et infinie d'une poésie objective). Le goût du sonnet apparaît dans la suite intitulée La galerie avec ses rimes intérieures occasionnelles signalées par un artifice typographique ou dans cette autre ayant pour titre Lieux-dits. Il y a encore la justification du vers au centre pour mettre en évidence le jeu des rimes internes (in Cœur Double). C'est l'ensemble du livre qui est le terrain d'expérimentations diverses… Yves di Manno n'abandonne pas la prosodie classique, il la retravaille comme si l'important pour lui était d'assurer une certaine continuité tout en renouvelant la forme poétique.

    Reste alors à convaincre le lecteur. Mais il est vrai que la poésie n'intéresse que peu de monde… Alors, convaincre quelques lecteurs dans ce peu de monde, pourquoi pas ? Et, surtout, reste un document de première importance sur le plan historique quant aux formes de poésie défendues par l'auteur dans les années soixante-dix/quatre-vingts, un document qui reste actuel car, pour dire les choses rapidement, on assiste toujours à un combat entre la poésie de la tripe ou de l'épanchement sentimental et une poésie qui s'intéresse à la matérialité de la langue et à la forme… Champs est à prendre comme une pièce versée au dossier d'un débat qui se poursuit ; au lecteur, alors, de choisir ou de refuser de choisir, mais pas de rejeter négligemment ce livre...

Lucien Wasselin a publié Aragon/La fin et la forme chez Recours au Poème éditeurs