Yves ROULLIÈRE, La vie longue à venir
La vie, longue à venir ?
« Voyons, Monsieur, le temps ne fait rien à l’affaire ! »
Nous avons tous en tête le face-à-face d’Oronte et d’Alceste au moment dérisoire du « sonnet », dans Le Misanthrope. Il retentit d’autant plus fortement en notre époque pressée d’accorder son clavier aux tables des librairies, d’abréger le laps de temps entre création et expédition du paquet. Partout on accorde de l’importance à l’impromptu et on soupçonne vaguement ce qui a exigé des années de patience de n’être qu’une œuvre de tâcheron.
La dimension combattive du livre paru chez l’éditeur rennais Atopia sous le titre La vie longue à venir s’associe à cette scène de genèse, spécialement à l’heure où le recueil, paru sous un format numérique en 2015 chez Recours au poème, prend toute son envergure sur le papier. La portée d’un tel contredit aux vanités du marquis est énorme : elle consiste à affirmer la différence de nature entre le temps créatif et le temps social, et à délivrer la poésie du paraître. La durée de composition n’a aucun rapport avec la qualité du résultat, et le faire-valoir n’atteint pas aux strates de l’être profond. L’œuvre demande au lecteur, au public, de déplacer son attente : il n’est pas là pour admirer un tour de force – en l’occurrence, Oronte se targue d’avoir pondu son sonnet en un temps record. A contrario, on dirait qu’Alceste fait l’éloge du temps long et d’une exploration sans résultat immédiat. Oronte se pique d’avoir écrit un poème : c’est déjà trop pour Alceste qui place si haut l’idée de poésie qu’il se met à entonner la chanson du roi Henri pour faire prévaloir le souffle, la passion populaire. Il revient avec fougue sur l’idée que le poème est un chant, et qu’il a pour objet la vie même. Non seulement son temps de composition est d’une autre nature qu’un temps comptable de nos exploits, aussi apparemment littéraires fussent-ils, mais surtout, la confrontation poétique – deux hommes se disant en face ce qu’ils pensent – est en passe de devenir une guerre.
C’est l’occasion d’une affirmation.
Là où quelqu’un tente de dire la poésie, toujours il doit en même temps se dire lui-même, dans sa vérité, et presque avec violence, rétablissant le mètre étalon de sa parole. On voit que c’est là, tout de suite, être en délicatesse avec le monde entier. Alceste l’assume.
Tout poème devient une profession de foi au moment de sa profération. Il s’entoure de forts axiomes. Le beau duel entre Alceste et Oronte est caractéristique d’une sorte de lutte de pouvoir autour de la légitimité poétique. On la trouve partout – et Yves Roullière le sait – aux lieux d’édition, de vente et de promotion de la poésie. Il y a aux alentours du poème, quand il va surgir, une suspicion singulière, une attente bien sûr, même une certaine méchanceté parfois entre poètes, qui dit à peu près ceci : à telle parole je joue ma vie, je n’accepterai pas que quelqu’un d’autre me la prenne à moins.
Si le rapprochement entre la poésie d’Yves Roullière et la scène du Misanthrope s’impose, c’est parce que La vie longue à venir s’éclaire doublement : comme un livre lui-même long à venir, pour des raisons parfaitement voulues par l’auteur, et comme une démonstration, une fois de plus, que la poésie a été guettée et prise sur le vif, en sorte qu’il ne peut être question d’en faire étalage. Sans doute un tel accent légèrement plaintif à l’endroit de la durée, elle qui reste si en-dehors de nos coutumes présentes, a trait à ce qu’elle vise : cette vie longue est bien celle dont nous attendons tout, au sein de la vie présente, une vie porteuse de sa propre énergie vivifiante, à la fois but et source. C’est une vie dont l’attente n’est jamais comblée.
La transcendance que ce titre insinue ne fait pas l’objet d’un saut, d’une illumination, d’une actualisation brutale par un verbe alchimique : le choix du poète est de laisser au temps lui-même la parole, l’inscription dans la durée devenant le signe d’une présence transformante.
Le poète garde l’amour intransigeant du mouvement, puis de l’arrêt brutal, formulé par une condensation des sens et de la connaissance. Cette énergique démarche est faite de gratitude, de sûreté : elle conduit quelque part. Elle y conduit d’autant plus évidemment que ce qui dépasse l’homme et inévitablement l’aimante a lieu dans la durée authentique : une attente jalonnée de poèmes écrits entre 1987 et 2014 – moments de parole captés parce que, par-dessus tout, au fond, le poète n’y peut plus rien, il ne se reconnaît presque pas « auteur » de ces surgissements, et c’est ce qu’il cherchait le plus intimement. Ce n’est pas un hasard si le papillon est un motif récurrent : l’errance colorée semble confirmer la lueur de joie entrevue au coin du regard.
De par son expression à la fois tragique et joviale, précise, serrée dans une forme attentive, extrêmement prudente et patiente, habitée par un souci de justesse et une rapidité de perception, la voix d’Yves Roullière se devait de porter à incandescence les espoirs d’une langue qui dise à la fois le tout de l’homme et son au-delà. Il ne pouvait se suffire des formules magiques de l’ésotérisme ou de la religiosité. Il ne pouvait s’agir d’une tentative de plus de forcer la langue à des oracles. Le poète connaît la nature, et sait qu’on n’échappe pas à la vérité des mots qu’on trace. Le temps de les poser sur la page, ils reviennent sur soi pour nous définir à nouveau, pour charger l’homme qui parle d’être ce qu’il dit. Plus qu’un écho, c’est une écoute. Au bout des mots, il y a Quelqu’un. La poésie se fait apostrophe. Elle s’adresse.
ô Dieu, regarde-nous, regarde
comme nous avons survécu
à notre froide misère
Ce faisant, le poème révèle progressivement en lui la grandeur cachée. Cette transcendance prend figure au milieu de la misère. Ce ne sont pas là des discours d’apparence. Il est soudain nécessaire de parler depuis une pauvreté active. Ce n’est pas un portrait en pied du Christ qui survient, ni l’une de ces claustra de mots dont la poésie est capable lorsqu’elle se veut spirituelle et enferme l’aspiration divine dans un vocable d’évidence religieuse.
L’élan premier est restitué dans sa force, jusqu’au tremblement de solitude, et il a fallu pour cela en rester à l’indispensable :
Que nous veux-tu ? Ici
nos regards se perdent en des autels
d’or et d’argent tout élevés
à ta gloire. Ici la Terre est en arrêt
devant une flammèche rouge et nous sommes seuls.
L’enfance qui rampe ou galope, la folie douce, les passions inavouables, les pulsions de mort, tout reste dans la rétine : persistance qui tient à l’assiduité d’un Dieu qui ne se lasse pas de revenir vers l’homme, de le regarder, jusqu’à reconnaissance mutuelle, en un étonnement premier.
Si, sans convulser, les poèmes portent en eux pareille tension, c’est à un émoi tenu d’une main de fer qu’ils le doivent. Cette violence de vie qu’on sent partout dans le livre d’Yves Roullière, relève d’une forme de résistance à ce qui oblige l’homme à s’incliner un peu trop[1]. C’est un sursaut contre le vil bourdon / qui allait et venait dans sa tête[2]. C’est la joie d’appartenir à une dimension qui nous excède, à des lumières sur ma nature morte[3]. Étonnement foncier, métaphysique, d’être une immense victoire[4], mais celle de quelqu’un d’autre :
… sa voix
si jeune et légère venant peut-être
te dévoiler que cela, oui, cela
que tu auras cru perdre à tout jamais,
enseveli, te sera bientôt restitué.
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