Yvon Le Men, La baie vitrée, Alda Merini, La folle de la porte à côté, Chantal Couliou, Du soleil plein les yeux
Yvon Le Men derrière sa baie vitrée
Un poète dans le confinement. Comme beaucoup d’écrivains, Yvon Le Men évoque ici son expérience personnelle de mise à l’écart forcé du monde lors des premiers mois de la pandémie. Le voici derrière la baie vitrée de sa maison de Lannion avec cette peur « de tomber dans la maladie / comme on tombe dans un cauchemar ». Mais le poète sait aussi nous mener ailleurs.
Ecriture lapidaire. Deux vers, trois vers, puis un blanc, puis de nouveau deux vers, un vers… Comme pour témoigner de cette vie en miettes que le/la Covid nous a imposée. Yvon Le Men nous parle de sa « maison enroulée autour de ses fenêtres », des fenêtres qui deviennent des hublots pour accéder à une nature environnante faisant comme si de rien n’était. Car les oiseaux sont bien là, tout à leurs occupations (« la peur donne des ailes mais seulement aux oiseaux »), mais aussi les fleurs du mois de mars, sans oublier ses deux pommiers « côte à côte / branches à fleurs ».
Le poète a tout le temps de contempler, de s’émerveiller. Sa baie vitrée – comme le nom l’indique – ouvre de larges perspectives. Elle lui permet d’élargir la focale, sauf quand les volets roulants se bloquent et qu’il se trouve brutalement « confiné dans le confinement ». Heureusement un artisan viendra. « J’avais besoin de ses mains ». Opportune visite d’un réparateur accueilli comme le Messie. « J’avais besoin / de quelqu’un / d’un besoin d’humanité ». Besoin, aussi, du « pain de mots / produit de première nécessité » dont il est provisoirement privé quand il casse accidentellement son téléphone.
Yvon Le Men, La baie vitrée, éditions Bruno Doucey, 153 pages, 16 euros.
Mais le poète n’est pas là pour s’apitoyer sur son cas personnel. Il sait que le drame s’installe aux alentours. « La vieille dame qui est morte / hier // n’a pas vu la clochette / seule // parmi les primevères ». Cette mortalité galopante (« les morts débordent ») le ramène à une expérience intime de la mort à travers la figure d’un père trop tôt disparu. Mais s’il se met à l’écoute d’un passé douloureux, il ne se cantonne pas pour autant à son pré-carré trégorois. Le voici en correspondance avec un ami chinois. « J’étais inquiet pour lui / hier // Il est inquiet pour moi/aujourd’hui. »
Elargissant encore plus son champ de vision, Yvon Le Men nous fait envisager notre belle planète bleue (aujourd’hui bien abimée) à travers le regard de spationautes. L’art de prendre de la hauteur. Et il cite Jean-Loup Chrétien parlant de notre planète terre : « Seul un enfant dans son innocence pourrait appréhender la pureté et la splendeur de cette vision ». C’est, sans aucun doute, cet émerveillement que le poète nous invite, en dépit de tout, à retrouver. Et si la pandémie en était l’occasion ! Au fond, laver notre regard sur le monde pour que, à l’image de son ami poète Claude Vigée, récemment disparu, on sache écouter chanter le rouge-gorge « dans l’amandier / invisible ».
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Alda Merini : « La folle de la porte à côté »
C’est une grande écrivaine italienne mais son œuvre de prosatrice et poétesse reste encore méconnue en France. Alda Merini (1931-2009) sort des sentiers battus à la fois par son approche de la vie et de l’écriture. Il faut dire que son destin a été plutôt particulier puisque, atteinte de troubles bipolaires, elle a effectué des séjours en hôpital psychiatrique. Le titre du livre publié aujourd’hui en France (préface de Gérard Pfister) témoigne de cette « spécificité ». Elle y mêle souvenirs, réflexions, poèmes, avec cet art consommé de la provocation qui était le sien.
Vous avez dit folle ? « Je suis né le vingt-et-un du printemps / mais je ne savais pas que naître folle, / ouvrir les mottes, / pouvait déchaîner la tempête », écrit-elle. Mais surtout, plus loin, elle retourne malicieusement la question : « Je fais tout pour être semblable à la folle de la porte à côté, vu qu’elle est incohérente et folle, mais que tous l’admirent ».Sur l’hôpital psychiatrique (qui sera en réalité son seul foyer) elle tient un discours, lucide, que l’on n’attend pas forcément. « Asile est un mot bien plus grand / que les gouffres obscurs du rêve, / et pourtant quelquefois venait au temps, / un filament d’azur ou la chanson/lointaine d’un rossignol ou s’entrouvrait / ta bouche mordant dans l’azur / le mensonge féroce de la vie ».
Alda Merini, La folle de la porte à côté, Arfuyen, 210 pages, 17 euros
Entre-temps, elle aura mené une vie plutôt débridée, notamment sur le plan sexuel. Provocatrice, elle écrit : « Il n’y aucune différence entre moi et la dernière des prostituées du monde. Pourquoi suis-je dans un hôtel qui loue à l’heure, pourquoi ai-je besoin d’un logeur ? Parce que, moi aussi, je veux être louée, achetée, vendue, insultée ». L’éditeur peut donc parler, à propos de ce livre, d’une « autobiographie fantasmée et lucide, follement romanesque, et, en dépit de tout, profondément joyeuse ». D’ailleurs, Alda Merini le dit elle-même : « Celui qui m’a affublée de l’épithète un peu douloureuse de « poétesse de l’amour » s’est trompé. Je n’ai jamais été une femme d’amour et pas non plus une femme futile, mais une femme d’action qui n’a écrit sur l’amour que par nécessité, comme un cri de vengeance. Parce que l’amour incite à la vengeance ».
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Chantal Couliou : « Du soleil plein les yeux »
« Au papillon je propose / d’être mon compagnon / de voyage ». En introduisant son recueil par ce haïku du Japonais Shiki, la Brestoise Chantal Couliou nous entraîne dans son propre voyage au cœur d’un périmètre finistérien balisé par quelques lieux emblématiques comme les Monts d’Arrée ou le phare du Créac’h. L’essentiel, pourtant, n’est pas le lieu (dans sa précision géographique) mais plutôt l’ambiance ou l’atmosphère d’un territoire que la poétesse habite assidument dans la traversée des saisons et dont les principaux points de repère sont l’école, le jardin public, le pont et le port, la plage et la dune… Autant de matières premières pour haïku, un genre poétique que Chantal Couliou pratique fidèlement depuis des années. « Rentrée des classes / les mots sur le tableau / effacés par le soleil ».
C’est la professeure des écoles – qu’elle est dans le civil – qui nous livre ici concrètement son vécu à travers ces quelques notations elliptiques qui font le charme du haïku. « Dans la cour d’école / un moineau esseulé - / marelle sous la neige ». Oui, la neige est là en hiver, si rare pourtant dans le Nord-Finistère, mais dont la rareté même fait tout son prix quand on est haïjin : « Ipod aux oreilles / le joggeur en short / sous l’averse de neige ». Ou encore ceci : « Dans la boîte à lettres / quelques catalogues de Blanc / recouverts de neige ».
Passé l’hiver avec ses brumes, sa pluie et ses « rafales de vent » comme il sied à la ville de Brest, voici le printemps et « les frissons des jonquilles », « l’insolence des camélias » ou encore « la marée jaune » des champs de colza. Mais le vent est toujours là qui « retourne les parapluies ». A lire Chantal Couliou on a la sensation – et c’est heureux – de saisons toujours bien tranchées, en dépit des changements climatiques qui font aujourd’hui fleurir les camélias de printemps à la fin de l’automne.
Chantal Couliou, Du soleil plein les yeux, Unicité, 87 pages, 13 euros
L’été peut arriver dans son « odeur de grillades » même si dans les jardins « le fouet de la pluie » peut toujours faire son œuvre. Et quand ses pas l’amènent sur la côte, Chantal Couliou s’interroge : « Sur la dune/une multitude de petits chemins/lequel choisir ? » Une autre fois, partie sur la grande île voisine qu’on devine être Ouessant, elle s’amuse en écrivant : « Sur l’île, noirs ou blancs/compter les moutons - /un bon somnifère ». Ainsi va la vie sous les cieux capricieux du Ponant. Chantal Couliou en est le témoin attentif, toujours en état de veille comme elle l’est aussi auprès des êtres chers : « Ma mère/comme les feuilles mortes - /poumon en berne ».