Yvon Le Men, Les Epiphaniques
On connaissait Les Epiphanies aux accents libertaires d’Henri Pichette. Voici Les Epiphaniques d’Yvon Le Men, un livre qui nous renvoie, plus qu’à la fête religieuse bien connue, à la racine grecque du mot. Epiphanie, autrement dit révélation, apparition.
Voici, en effet des hommes et des femmes « invisibles » sortis de l’ombre, mis sous la lumière par la grâce d’une écriture poétique qui se met au service de leurs récits de vie. Ils et elles vivent dans la marge, cassés voire broyés par la vie. Le poète breton les a écoutés et il raconte à la fois leurs itinéraires et leurs espoirs.
Pour Yvon Le Men tout démarre par une résidence d’auteur à Rennes. Comme il l’avait fait pour Les rumeurs de Babel (Dialogues, 2016 ) dans le cadre d’une autre résidence au cœur du quartier populaire de Maurepas, le poète va rencontrer des hommes et des femmes, jeunes ou moins jeunes. Ils s’appellent Mickaël, Louna, Thomas, Tiago, Myriam… La vie les a secoués. Ils sont tous dans la marge, parfois après des enfances de misère (« La goutte de gnole dans le biberon pour m’endormir », raconte l’un) ou l’expérience de lourds drames familiaux (le suicide d’une mère, confie un autre). Anne-Laure, elle, raconte : « Mes ancêtres étaient des tueurs de loups / du Loup / mes arrière-grands-parents / des tueurs d’Arabes ». Pour Asma, la Somalienne, c’est de l’emprise du père qu’il faut se libérer. « Il faut que l’on soit comme mon père/veut qu’on soit ».
Yvon Le Men, Les Epiphaniques, Editions Bruno Doucey, 2022, 160 pages, 16 €.
Le poète écoute, met en vers leurs récits, ennoblit leurs destins de déclassés. Mais il établit aussi des correspondances avec sa propre vie. Quand cette fille-mère de 40 ans évoque sa vie dans une yourte, Yvon Le Men ne peut pas manquer de penser à son « amie qui est morte au bord de ses quarante ans » ou encore à sa mère « qui a perdu son amour le jour de ses quarante ans ». Quand tel ou tel évoque sa révolte, Yvon Le Men rappelle qu’il fut aussi, à un moment de sa vie, ce « jeune révolutionnaire ». Mais un révolté qui estime que « la fin ne justifie jamais les moyens ».
C’est le Le Men de En espoir de cause (éditions PJ Oswald, 1975) et de Vie (L’harmattan, 1977) qui resurgit au détour d’un vers. C’est le jeune homme épris de justice et de fraternité qui regarde aujourd’hui avec sympathie ceux qui « marchent vers les ronds-points / main sur l’épaule », ceux qui « partagent sur les ronds-points / nuit et jour leurs nuits et leurs jours ».
C’est aussi son itinéraire personnel de poète qui refait surface lors d’une rencontre avec ce jeune qui fut orphelin très tôt et qui rêve aussi de devenir poète. Alors ce jeune lui pose la question : « Tu crois / que l’on peut vivre / en poésie / de poésie ? ». La réponse est lumineuse : « En poésie / oui / il suffit d’y travailler / de poésie / c’est autre chose ». Et alors reviennent sous sa plume, comme une évidence, ces affirmations toute simples qui ont fondé sa propre aventure poétique. « Le bruit court qu’on peut être heureux » et « Il fait un temps de poème ». Les mots sont de Jean Malrieu, un poète qui a tant compté pour Le Men. Et l’on se pose la question : Le Men pourrait-il devenir le Malrieu de ce jeune qui se dit « pressé » et « déjà plus vieux que Rimbaud/quand il a commencé » ? Le poète répond en tout cas à ce jeune qui rêve de poésie : « C’est possible / pour toi / car ce le fut pour moi // il suffit de croire en ceux qui étaient sur la route avant toi / et t’attendent ». C’est ce qu’on appelle sans doute une épiphanie.
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Le texte de ce livre (illustré par Bernard Louvet) a été porté sur la scène du Théâtre national de Bretagne à Rennes, en mars 2022, par le metteur en scène Massimo Dean, sous le titre « La Rance n’est pas un fleuve ».