ZÉNO BIANU : Rencontre avec Gwen Garnier Duguy

Par |2024-07-07T13:34:44+02:00 7 juillet 2024|Catégories : Focus, Zéno Bianu|

À locca­sion des 50 ans de la col­lec­tion Poésie/Gal­li­mard, vous faites par­tie, Zéno Bianu, des douze élus choi­sis pour fêter cet événe­ment édi­to­r­i­al. Vient de paraître un beau livre, rassem­blant deux ouvrages déjà parus chez Galli­mard en grand for­mat : Infin­i­ment proche, pub­lié en 2000, puis Le désespoir nexiste pas, pub­lié en 2010.
La présen­ta­tion biographique, à la fin du vol­ume, se ter­mine ain­si : « Toute son œuvre peut se lire comme un long poème-ran­don­née, dont larchi­tec­ture densem­ble, en mod­u­la­tions et vari­a­tions con­stantes, invite à recon­sid­ér­er la poésie comme une forme ultime dengage­ment exis­ten­tiel ».
La poésie avait-elle per­du con­sid­éra­tion ?

La poésie reste sin­gulière­ment con­sid­érable, et ceci dans tous les sens. Elle demeure, selon la puis­sante for­mule de Leop­ar­di, le plus haut état de la langue. Mais c’est une énergie qu’il con­vient, dis­ons, de réac­tiv­er cyclique­ment, de don­ner à lire et à relire… et à enten­dre encore et toujours.
La vraie ques­tion serait : le fameux « ça ne veut pas rien dire » lancé par Rim­baud n’aurait-il plus rien à nous dire aujourd’hui ? La poésie aurait-elle fini d’interroger les lim­ites de notre compréhension ?
Et si, tout au con­traire, en un temps de manque voué aux fab­ri­ca­tions médi­a­tiques, la poésie était — et restait — ce qui met à mal toutes les pseu­do-com­préhen­sions – une écri­t­ure d’inten­sité ?
La poésie ne serait-elle plus une urgence majeure ? N’y aurait-il plus vrai­ment de verbe capa­ble d’irriguer notre présent, de ris­quer l’utopie ?
La poésie, au sens le plus chaviré, reste et demeure notre com­bustible. Notre com­bustible de créa­tion vivante. Notre voix cen­trale, celle qui rend la vie plus incan­des­cente. La dévoile comme un ter­ri­toire de per­pétuelle nou­veauté. Une voix qui nous dit que les raisons de se pas­sion­ner n’ont aucune rai­son de disparaître.
Le plus haut état de la langue – et, peut-être bien, le plus haut état de la vie…

Qu’est-ce qui lui confère cette dimen­sion ultime ?

Un sur­croît de présence au monde. Là encore, la ques­tion serait : et si l’on pou­vait touch­er vrai­ment le cœur de la réal­ité ? Nous par­lons ici d’une poésie qui excède le poème, ou plutôt, dont le poème est le pré­cieux trem­plin. Quelque chose que j’ai essayé d’approcher dans ma pré­face à Mari­na Tsvé­taïé­va, Le ciel brûle (Poésie/Gal­li­mard), juste­ment inti­t­ulé « L’état poé­tique ». Toute poésie qui ne relève pas de cette aven­ture intérieure me glisse des mains, me tombe des yeux et du cœur.

Plutôt que des répons­es toutes faites, ne sommes-nous pas, au fond, des ques­tions per­pétuelles ? Des êtres-ques­tions, tra­ver­sés, tou­jours tra­ver­sés… De ce ques­tion­nement qui nous fonde et nous habite, la poésie demeure pour moi la clef absolue : clef de sol, clef des songes, clef des champs. Ou, si l’on préfère, le chant, le rêve et la lib­erté. Inlass­able, elle con­tin­ue de se tenir au cen­tre, obstiné­ment, comme une pen­sée qui chante, fût-ce au cœur même du désen­chante­ment. Elle des­sine sans relâche la vraie géo­gra­phie men­tale de la planète. En ce qu’elle est le lieu où la langue bat son plein, elle mar­que et mag­ni­fie notre sin­gu­lar­ité, con­tre une société avide d’un clon­age tou­jours plus vaste, con­tre ce qu’il faut bien appel­er l’hégémonie de l’apparence.

Com­ment êtes-vous « entré » en poésie, Zéno Bianu ?

Mon pre­mier poème écrit, je ne m’en sou­viens pas, sinon qu’il y était ques­tion du ciel et que ce ciel avait un «souf­fle au coeur». C’était en 1963, à Paris, j’avais douze-treize ans. Je lisais tout, sans jamais (dans mon sou­venir) avoir appris à lire, surtout des romans « ini­ti­a­tiques », notam­ment Moby Dick  et  Voy­age au cen­tre de la terre. Au-dessous du vol­can viendrait plus tard. Rit­uel de la lec­ture, rit­uel de la marche. La Grande Galerie et le vivar­i­um du Jardin des Plantes con­sti­tu­aient mon ter­ri­toire mag­ique : espace de mélan­col­ie et de jubi­la­tion. C’était en 1963, donc, en classe de cinquième, au lycée Lavoisi­er. Il y avait ce vers d’Hugo dans le poème « Ent­hou­si­asme »  : «Frères de l’aigle, aimez la mon­tagne sauvage ! » qui ouvrait avec une vigueur toute hölder­lin­i­enne notre manuel Vers et Prose — classe de cinquième (Fer­nand Nathan), et cet autre vers évo­quant « le voyageur de nuit dont on entend la voix », qui con­tin­ue d’étinceler pour moi comme la fig­ure même de la poésie.

Puis, Rim­baud a sur­gi, comme un grand déclencheur… Celui qui a cristallisé tout cela quand j’avais 14–15 ans. Rim­baud, qui exigeait l’éternité sur le champ. Rim­baud venu dire inim­itable­ment la néces­sité du départ intérieur et extérieur : « Départ dans l’affection et le bruit neufs. »

Dans un sec­ond temps, après la lec­ture viv­i­fi­ante des sur­réal­istes, ma pas­sion pour Artaud s’est révélée fon­da­trice. De quoi s’agissait-il ? D’incarnation, encore et tou­jours. « D’accrocher — pour repren­dre Artaud – cer­tains points organiques de vie ». Je vois der­rière cette exi­gence de vérité en acte  – exi­gence que j’ai retrou­vée plus tard chez un Ghérasim Luca,  autre passeur ascen­dant, cise­lant sans fin le noy­au incan­ta­toire de la langue – la volon­té de don­ner inlass­able­ment sa vraie chair à la parole, de met­tre au jour sa teneur en chant.

Une prose ouvre votre livre Le désespoir nexiste pas, comme une sorte d’in­tro­duc­tion ou de préal­able à la lec­ture. Dans cet extrait, vous écrivez : « Des poèmes ani­més par un pari farouche : trans­former le pire en force dascen­sion. Des poèmes pour repren­dre souf­fle et tenir parole. Ouvrir un espace aimanté, irriguer le réel dans une époque vouée à lhyp­nose. Trans­met­tre quelque chose dirrem­plaçable : une présence ardente au monde, une sub­ver­sion féérique. La poésieou la riposte de lémer­veille­ment ».

Au-delà du grand con­tente­ment à lire la claire énonci­a­tion du devoir du poète en nos temps négat­ifs, com­ment le poète actuel peut-il irriguer le réel du monde à linstar de ce que réal­isa, par exem­ple, Homère pour toute la civil­i­sa­tion méditer­ranéenne ?

Tout poète un peu sérieux devrait avoir l’ambition d’être un « irri­ga­teur de la sen­si­bil­ité con­tem­po­raine ». Revendi­quant une œuvre qui ne craint pas de tout inter­roger. Mes textes entrent volon­tiers en réso­nance, comme dans une cham­bre d’échos per­pétuels, avec les fig­ures-lim­ites de l’art : d’Antonin Artaud  aux Poètes du Grand Jeu, de Van Gogh à Yves Klein, de Chet Bak­er à John Coltrane. Tout cela, au fond, procède du même souf­fle. Facettes changeantes d’une poly­phonie. Démul­ti­pli­ca­tions de l’expérience. Poèmes, essais, théâtre, lec­tures publiques, antholo­gies, entre­tiens, tra­duc­tions – la poésie demeure au cen­tre. On se sou­vient que Cocteau avait classé son œuvre foi­son­nante en dif­férents reg­istres poé­tiques : poésie de roman, poésie de théâtre, poésie de ciné­ma, poésie graphique, etc.

Si je con­sid­ère atten­tive­ment ma tra­jec­toire, je con­state que j’ai tou­jours été aiman­té par une esthé­tique du partage. De mes pre­miers poèmes poly­phoniques réal­isés pour France Cul­ture à la tra­duc­tion des poé­tiques d’Orient, des haikus aux adap­ta­tions théâ­trales, de l’anthologie sous toutes ses formes aux essais spir­ituels, mon par­cours s’est tou­jours tenu, invari­able­ment, du côté de la voix vivante. Il y a quelques années, j’ai ten­té de con­cré­tis­er cette per­spec­tive dans un pro­jet poly­phonique inti­t­ulé « Con­stel­la­tion des voix », pro­jet qui se situ­ait à l’intersection de l’écriture poé­tique, de la musique et du théâtre – et qui fut mis en scène par Claude Guerre à la Mai­son de la Poésie de Paris. Un dia­logue que j’avais écrit au « passé présent », une sorte d’opéra où un acteur (Denis Lavant, com­plice poé­tique par excel­lence) et un com­pos­i­teur-per­cus­sion­niste, Gérard Sir­a­cusa, répondaient à la galax­ie sonore des poètes du XXe siè­cle, d’Apollinaire à Celan – de tous ceux qui nous ont lais­sé, dans les archives de la radio, la trace orale de leur poésie.  Un témoignage ardent de l’état  de poésie.

Il y avait là, dans le tour­bil­lon con­tinu de ces voix, quelque chose d’irremplaçable. Quelque chose de l’ordre du partage et de la trans­mis­sion. Ouvrant dans l’instant une brèche sur un monde autre, qui tiendrait vrai­ment debout– un monde repas­sion­né. Dans une époque vouée à la dérélic­tion et à un renon­ce­ment hyp­no­tique, ma poésie voudrait, avant tout, impos­er une rup­ture ardente.

Vos poèmes, dans Infin­i­ment proche, con­vo­quent les étoiles, le par­adis, le psaume, le cre­do, la dimen­sion ascen­sion­nelle, le dedans, mais aus­si le vide et le sans lieu. Ne peut-on voir là limpor­tance de la tra­di­tion méditer­ranéenne, avec son pou­voir, avec son devoir alchimique ?

Ce devoir alchim­ique, ce pour­rait être « poé­tis­er par le feu », comme nous nous sommes risqués à le faire avec André Vel­ter dans notre Pren­dre feu (Gal­li­mard), qui ouvre une sorte de syn­thèse rédemptrice entre le soleil et la parole. Ou don­ner, par exem­ple, à enten­dre un Cre­do (l’un de mes poèmes fétich­es) où se con­juguent le jazz, la Beat gen­er­a­tion, le Grand Jeu et l’Orient. Autrement dit, tra­quer le feu sans âge, la révéla­tion où affleure tou­jours un univers pos­si­ble. Dans les mots, dans le souf­fle, dans l’attention exacte au réel, inven­ter des poèmes, entre séisme et lumière, sem­blables à des silex qui garderaient en eux les échos d’un cho­rus des pro­fondeurs et l’éclat d’un embrase­ment souverain.

Éten­dre même les fastes d’Orphée jusqu’aux sources du Gange, comme j’ai pu le faire dans mon ora­to­rio dan­sé Gangâ, avec Brigitte Chataig­nier et Alain Krem­s­ki. Faire tourn­er la parole à l’infini, et les poèmes comme des mantras de haute alti­tude. L’Inde, on le sait, a porté au plus loin sa médi­ta­tion sur la cor­re­spon­dance intime du  cos­mogo­nique et du phoné­tique, sur l’énergie uni­verselle des phonèmes par laque­lle tout existe. Don­ner un nom, selon la pen­sée indi­enne, c’est don­ner de l’être — au sens où le nom est l’être même de ce qui est nom­mé. Toute la créa­tion tourne ain­si dans la parole. Les choses sont — ontologique­ment — issues des mots. Mieux, l’énergie, c’est la parole. Tout est fait de parole, rien n’existe qui lui soit extérieur — et tout y retourne. L’univers est perçu comme une surabon­dance vibratoire.

Les présences de Dau­mal et Gilbert-Lecomte vous accom­pa­g­nent. Dans Ini­ti­a­tion, vous par­lez d’ef­fon­drement. À la dif­férence des poètes du Grand Jeu, de quels moyens usez-vous pour faire lexpéri­ence, dans votre œuvre con­struc­tive, de la con­fronta­tion à la mort qui, ici, « s’est endormie » ? 

La vraie force du Grand Jeu, c’est de faire jouer sans relâche tous les con­traires. Dans une réforme hale­tante de l’entendement. Dada et l’Orient. Orphée et Faust. Les Védas revis­ités par les Poètes du Chat Noir. Aven­ture éphémère, mar­quée au sceau de la révolte, de l’humour, de la spir­i­tu­al­ité icon­o­claste et de la prise de risque, le Grand Jeu prit l’al­lure foudroy­ante et con­tra­dic­toire d’une comète col­lec­tive. Avec mon antholo­gie con­sacrée aux Poètes du Grand Jeu (Poésie/Gallimard) et ma pré­face à La Vie l’Amour la Mort le Vide et le Vent  de Roger Gilbert-Lecomte (où j’ai juste­ment ten­té d’éclairer cette notion de « Mort-dans-la-Vie »), j’ai voulu faire revivre, « réac­tiv­er » l’un des mou­ve­ments d’avant-garde les plus attachants du siè­cle passé, un moment de grâce dans l’histoire de la poésie, com­pa­ra­ble, toutes pro­por­tions gardées, à l’irruption de Mai 68 dans le champ du poli­tique. Moment qui a excédé de toutes parts la seule lit­téra­ture en vue de créer un authen­tique courant spir­ituel, jouant à la fois de l’immémorial et de l’inouï. Tradition/modernité. Révélation/Révolution. Expéri­ence et absolu. Après Rim­baud, et par­fois jusqu’au trag­ique, les poètes du Grand Jeu ont témoigné authen­tique­ment pour la poésie vécue. En ce sens-là, on peut tenir poé­tique­ment qu’ils ont « endor­mi la mort » en vivant dans leur vie leur « mort à soi-même ». Écou­tons atten­tive­ment le jeune Dau­mal, qui écrivait dès 1925 : « Il ne faut dis­tiller qu’après avoir tout brûlé. » 

Alain Bor­er, dans la préface quil con­sacre à votre poésie, dit que vous êtes « un poète nucléaire, con­tem­po­rain de la physique atom­ique. »
D’être con­tem­po­rain de la physique atom­ique, quest-ce que cela induit, dans la langue, dans la vision, dans la respon­s­abilité, dans la forme,  pour un poète ?

L’homme ne peut vivre sans feu, répè­tent les Upan­ishads, et com­ment faire vrai­ment du feu sans se brûler soi-même? Cer­tains poètes, je songe ici à Gilbert-Lecomte, à Jean-Pierre Duprey, à Joë Bous­quet et à bien d’autres, ne cessent de brûler ain­si, comme s’ils obéis­saient à une loi d’effondrement incon­cev­able. Leurs réserves d’énergie épuisées, ils implosent et par­fois se trans­fig­urent, à la manière des trous noirs, dont la grav­ité croît jusqu’à retenir même la lumière. Ce sont, en un sens, des astro­physi­ciens de la poésie.

L’univers est en vibra­tion con­stante. Apogée-déclin, plein-vide, aller-retour, ombre-lumière. Quoi de plus somptueux, de plus inspi­rant pour un poète ? Nous n’aurons jamais assez de souf­fle pour respir­er le monde comme un mys­tère inépuis­able. Le big bang recou­vre encore le ciel de ses dernières lueurs. Tout, autour de nous, en appelle à l’infiniment ouvert, à l’expansion de notre radar intime. Tout s’aimante à la puis­sante énergie du désir. Tra­ver­sée d’afflux inces­sants, scin­tille­ment d’autres logiques : supérieures, vibra­toires, enchanteresses.

Le cos­mos ne tient debout qu’en dansant avec le chaos.

Dans l’imprévisible bruisse­ment chao­tique, au fond du cœur comme au fond du ciel, éclosent en con­tinu des spi­rales d’ordre. Un monde ordonné/ désor­don­né, un man­dala qui tou­jours se dilate, un présent en devenir illim­ité, un océan de pos­si­bles. Autant de facettes tour­bil­lon­nantes pour déclin­er notre pas­sion poé­tique du vivant.

Vous nom­mez le deuxième ensem­ble : Le désespoir nexiste pas.  Pour­tant, le mot existe. Est-ce un titre conjurateur ?

Au sens où il s’agit d’écarter les ondes néfastes, oui. Les poèmes, comme le mar­que Michaux, sont peut-être les vrais exor­cismes d’aujourd’hui, capa­bles de « tenir en échec les puis­sances envi­ron­nantes du monde hos­tile ». Le dés­espoir n’ex­iste pas est un titre que j’emprunte à Rab­bi Nah­man, l’un des maîtres les plus sin­guliers du has­sidisme, auquel on doit des apho­rismes tels que : « Dieu ne fait jamais deux fois la même chose. » Mais, puisqu’il est ques­tion de mots, soyons clairs, je ne dis pas « la souf­france n’existe pas », « le mal n’existe pas », ou « l’ignominie n’existe pas ». Je dis sim­ple­ment qu’il est pos­si­ble, tel que je l’ai vécu moi-même après une épreuve de vie, de « dés­espér­er le dés­espoir » ou de « trans­former le pire en force d’ascension ». Tenir parole sans cess­er de repren­dre souffle.

Vous ouvrez ce livre par un poème inti­t­ulé « Rit­uel d’am­pli­fi­ca­tion du monde », com­posé de dix par­ties com­mençant cha­cune par ce vers : Je com­mencerai pas être, ren­voy­ant peut-être à la Genèse : Au com­mence­ment, Dieu créa  ain­si qu’à lEvangile de Jean : Au com­mence­ment était le Verbe.
La sit­u­a­tion de la poésie aujourdhui doit‑elle pronon­cer la parole au futur, par rap­port au passé et à limpar­fait des Écri­t­ures ; ain­si que daffirmer le pou­voir essen­tiel du poète ?

Rim­bal­di­en­nement, encore et tou­jours, la poésie se doit d’aller « devant », comme une rai­son raison­nant (réso­nant) sur un plan plus démesuré que la rai­son. Ce procès poé­tique fait à la rai­son dis­cur­sive comme fonc­tion­nement ordi­naire de l’esprit, l’Occident con­tem­po­rain ne l’a pas tou­jours exclu de sa réflex­ion.  Je songe aus­si bien à l’aveu rad­i­cal de Hei­deg­ger décryptant Hölder­lin :« Le dernier pas, mais aus­si le plus dif­fi­cile, de toute inter­pré­ta­tion, con­siste à dis­paraître avec tous ses éclair­cisse­ments devant la pure présence du poème » – qu’à cer­tain con­stat ébloui de Wittgen­stein — « Ce qui est mys­tique, ce n’est pas com­ment  est le monde, mais le fait  qu’il soit ». Ou encore à Roland Barthes s’émerveillant devant le satori, qu’il définis­sait comme le « blanc qui efface en nous le règne des Codes, la cas­sure de cette réc­i­ta­tion intérieure qui con­stitue notre personne ».

N’y a‑t-il pas là le rap­pel d’un tré­sor autre, qui s’oppose au crispé d’une voie pure­ment ana­ly­tique, où l’esprit est lit­térale­ment coupé du cœur ? Quand vous com­mencez à écouter vrai­ment l’univers, allez-vous vous con­tenter de rem­plac­er un académisme par un autre ?

Comme je l’avais écrit, en manière de slo­gan, il y a quelques années :

La poésie c’est
un réflexe de survie
une effrac­tion continue
la per­sis­tance du souffle
le vrai coeur de la planète
le con­traire de l’inhumanité croissante

En même temps que paraît ce vol­ume chez Gal­li­mard sort un autre beau livre, au Cas­tor Astral, inti­t­ulé Satori Express. Est-ce un stade alchim­ique d’apothéose que ces paru­tions simultanées ?

Après mes qua­tre recueils con­sacrés à Chet Bak­er, Jimi Hen­drix, John Coltrane et Bob Dylan – qua­tre por­teurs de voix, qua­tre por­teurs de vie –pub­liés au Cas­tor Astral, je me suis attaché, avec Satori Express, à pour­suiv­re, cisel­er mon « auto­por­trait poé­tique » com­mencé avec Infin­i­ment Proche et Le dés­espoir n’existe pas. J’entends ici « satori » dans son sens le plus rad­i­cal : une sus­pen­sion du sens ordi­naire, un exer­ci­ce de plongée dans le cœur du monde

La qua­trième de cou­ver­ture présente Satori Express comme une revis­i­ta­tion d’une cer­taine tra­di­tion de l’éloge. Pou­vez-vous nous présen­ter votre Satori Express ?

J’ai conçu, com­posé ce livre comme un traité d’instants accom­plis. « Apprenons à ray­on­ner », dis­ait forte­ment Jacques Lacar­rière. Et peut-être, du reste, devri­ons-nous mesur­er les poèmes à leur indice de ray­on­nement… L’éloge devient alors une sorte de néces­sité organique, un hom­mage à toutes les icônes por­teuses d’énergie qui façon­nent une vie, la mod­u­lent et l’irisent. Sur­gis­sent alors comme de grands fan­tômes propulseurs Artaud, Gilbert-Lecomte, Joë Bous­quet, Jack Ker­ouac, Jean-Pierre Duprey, tous ceux qui ont risqué quelque chose dans les mots de leurs vie ou dans la vie de leurs mots, afin que nous puis­sions – peut-être – y voir plus clair dans le grand puz­zle de notre chaos/lumière.

Dans la liste de tous ces éloges fab­uleux, l’un, à titre per­son­nel, me touche par­ti­c­ulière­ment : celui que vous con­sacrez à Thélo­nius Monk. Quelle influ­ence Monk a‑t-il joué sur votre poétique ?

Il faut, d’une manière ou d’une autre, que le poème jazze. La décou­verte de Monk, avec ses ritour­nelles quan­tiques, sa façon de pel­er les notes comme des oranges, est liée à cette époque du milieu des années soix­ante, où je com­mençais vrai­ment à écrire, où après la trilo­gie fon­da­trice Baude­laire-Rim­baud-Lautréa­mont, je décou­vrais les Man­i­festes du Sur­réal­isme, puis la Beat Gen­er­a­tion, par l’entremise de l’anthologie pub­liée chez Denoël par Alain Jouf­froy et Jean-Jacques Lebel. Pour quelqu’un qui entend con­fron­ter la poésie à d’autres champs artis­tiques, notam­ment à la musique, le déhanche­ment mélodique de Monk, sa grâce de l’irrésolution, sont de puis­sants vecteurs magnétiques.

Mag­nétisme, c’est un mot qui pour­rait définir votre poésie. Quel mot, selon vous, la rassem­blerait, la con­tiendrait toute, ce mot-étoile qui vous aurait guidé ?

Iri­sa­tion, peut-être. Pour ten­ter de dire cette fra­ter­nité con­tin­ue de la foudre et du silence. Ce trem­ble­ment interne, en art comme en amour, où la vie entre enfin en résonance.

Mer­ci cher Zéno Bianu.

Présentation de l’auteur

Zéno Bianu

Zéno Bianu est né d’une mère française et d’un père roumain réfugié poli­tique. Il est en 1971 l’un des sig­nataires du Man­i­feste élec­trique, qui sec­oua la poésie des années 1970.

En 1973, il séjourne pour la pre­mière fois en Inde. L’Ori­ent lais­sera une empreinte durable par­ti­c­ulière­ment prég­nante dans Mantra (1984), La Danse de l’ef­face­ment (1990) et au Traité des pos­si­bles (1997). Son voy­age au Tibet en 1986 mar­quera égale­ment son œuvre, dans laque­lle il s’at­tache à restituer le chant des poé­tiques d’autres cultures. 

En 1992, il fonde Les Cahiers de Zanz­ibar, revue «hors de tout com­merce», avec Alain Bor­er, Serge Sautreau et André Vel­ter. Il traduit, pour une mise en scène de Lluís Pasqual, Le Cheva­lier d’Olme­do de Lope de Vega, qui sera créé en Avi­gnon. Puis Le Livre de Spencer d’après Christo­pher Mar­lowe (1994) et Le Phénix de Mari­na Tsvé­taié­va (1996).

Il a reçu le Prix inter­na­tion­al de poésie fran­coph­o­ne Ivan Goll en 2003. Il a dirigé la col­lec­tion Poésie aux Edi­tions Jean-Michel Place. Il reçoit Le Prix Robert Gan­zo pour l’ensem­ble de son oeu­vre en 2017.

© Crédits pho­tos Helie Gallimard.

Bib­li­ogra­phie (sup­primer si inutile)

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Gwen Garnier-Duguy

Gwen Gar­nier-Duguy pub­lie ses pre­miers poèmes en 1995 dans la revue issue du sur­réal­isme, Supérieur Incon­nu, à laque­lle il col­la­bore jusqu’en 2005.
En 2003, il par­ticipe au col­loque con­sacré au poète Patrice de La Tour du Pin au col­lège de France, y par­lant de la poé­tique de l’ab­sence au cœur de La Quête de Joie.
Fasciné par la pein­ture de Rober­to Mangú, il signe un roman sur son œuvre, “Nox”, aux édi­tions le Grand Souffle.
2011 : “Danse sur le ter­ri­toire, amorce de la parole”, édi­tions de l’At­lan­tique, pré­face de Michel Host, prix Goncourt 1986.
2014 : “Le Corps du Monde”, édi­tions Cor­levour, pré­facé par Pas­cal Boulanger.
2015 : “La nuit phoenix”, Recours au Poème édi­teurs, post­face de Jean Maison.
2018 : ” Alphabé­tique d’au­jour­d’hui” édi­tions L’Ate­lier du Grand Tétras, dans la Col­lec­tion Glyphes, avec une cou­ver­ture de Rober­to Mangù (64 pages, 12 euros).
En mai 2012, il fonde avec Matthieu Bau­mi­er le mag­a­zine en ligne Recours au poème, exclu­sive­ment con­sacré à la poésie.
Il signe la pré­face à La Pierre Amour de Xavier Bor­des, édi­tions Gal­li­mard, col­lec­tion Poésie/Gallimard, 2015.

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