Pour ce grand projet visant à la reconnaissance des femmes et de leurs activités dans le monde artistique, littéraire comme éditorial, j’aurais pu apporter un témoignage personnel. Celui d’un banal climat patriarcal qui régnait encore plus prégnant en France il y a une trentaine d’année, quand j’ai commencé à être invitée pour des lectures publiques.
Par exemple me retrouver la plus jeune du panel des poètes sur scène, au milieu de 9 hommes, et entendre à la fin de ma présentation qui introduisait ma lecture : « soyez indulgents avec cette jeune-femme ». Ou bien lors d’une signature dans une librairie de Nice, m’entendre dire par un homme d’une quarantaine d’années : « évidemment avec votre physique, vous avez couché pour être publiée ». Ou encore de la bouche d’un poète plutôt célèbre et qui jamais au grand jamais ne se considérerait comme macho, avouer que franchement les poètes femmes n’écrivaient pas grand-chose d’intéressant et qu’il s’ennuyait ferme à les lire comme à les entendre, les sujets abordés étant si peu sérieux et si futiles… Laissons, nous en avons toutes conscience et avons toutes vécu cela à un plus ou moins grave niveau de nuisance.
Zitkála-Šá, Pinterest.
Ce dont je voudrais vous parler, et pour rester dans le domaine qui m’est cher à savoir les Indiens d’Amérique du nord, c’est du parcours improbable de Zitkála-Šá, également connue dans le monde « des blancs » sous le nom de Gertrude Simmons Bonnin. Gertrude Simmons étant le nom que les missionnaires refusant de l’appeler Oiseau Rouge (traduction littérale de son nom en langue Dakota), ou encore Cardinal, lui avait donné, Bonnin étant son nom de femme mariée. Zitkála-Šá était née dans une communauté de Sioux, des Yankton Dakota, en 1876, alors que les Sioux Lakota combattaient contre l’état Américain pour la conservation des Black Hills et contre l’envahissement de colons dû à la ruée vers l’or. Pendant huit ans Zitkála-Šá vécut sur la réserve allouée aux Sioux Dakota dans le sud de l’état du Dakota du sud. Elle décrit ces années comme celles de la liberté et du bonheur. Elle y apprit comme toutes ses camarades, comment perler et décorer les peaux avec les piquants de porc-épic, comment coudre avec les fils de tendons, elle savait tout ce qu’une jeune Dakota devait savoir faire.
Zitkala-Sa, Le grand esprit.
En 1884 des missionnaires arrivés sur la réserve organisèrent un programme d’éducation et recrutèrent des enfants pour les envoyer à la Quaker School dans l’état de l’Indiana, des centaines de miles de distances de son lieu de naissance et de sa famille. Zitkala-Šá y passa trois ans. Cette école fondée par Josiah White prévoyait d’apprendre à parler et à lire l’anglais aux « enfants pauvres blancs, de couleur et Indiens », dans le but qu’ils aient la possibilité de s’élever dans la hiérarchie des classes sociales. Le slogan était alléchant, la réalité était que cette école formait de futurs valets et servantes pour la population blanche aisée. Zitkala-Šá, dans ses souvenirs rassemblés dans son livre The School Days of an Indian Girl (les jours d’école d’une petite Indienne), raconte combien elle s’est sentie humiliée et misérable pendant ses trois ans. Mauvais traitements, longues tresses coupées et prières chrétiennes obligatoires, sans compter le mépris manifesté par les missionnaires à l’égard de sa culture et de son héritage. Mais elle dit aussi le plaisir d’apprendre à lire, écrire et jouer du violon. Ce qui certainement l’a sauvée car nombreux furent les enfants Indiens qui moururent dans ces pensionnats loin de leur environnement traditionnel si chaleureux et si bienveillant.
Zitkala-Ša — Vieilles légendes indiennes, Le blaireau et l’ours..
En 1887 elle retourna sur la réserve et y resta encore trois ans, en compagnie de sa mère, constatant combien la culture dominante blanche avait déjà fait de dégâts dans le tissu de la société Sioux : beaucoup avaient abandonné « la voie rouge » et ce faisant rompaient la cohésion entre les membres de la communauté, entraînant des conflits dans la gestion de la réserve, dans les décisions et traités à entériner. C’est sans doute la prise de conscience de cette dégradation entraînant des pertes culturelles, qui poussa Zitkála-Šá à écrire ses premiers ouvrages afin de transmettre les histoires traditionnelles de son peuple à un lectorat d’anglophones. Elle deviendra par la suite l’une des plus actives parmi les militants de la cause Indienne du vingtième siècle, en plus d’être une auteure originale aux multiples talents.
En 1891, réalisant que l’éducation reçue ne lui permettrait pas d’autre avenir que celui de bonne, ce qui était le sort réservé aux Indiennes, elle décida de la compléter. Elle avait 15 ans, elle repartit pour l’Indiana et le White’s Indiana Manual Labor Institute. Avec un bon niveau de piano et de violon, elle donna des leçons dans cette école quand le professeur en titre démissionna. En juin 1895, à la remise des diplômes, Zitkála-Šá fraîchement diplômée prit la parole et adressa un discours sur l’inégalité des droits des femmes, son premier acte militant, ce qui lui valut un article et des louanges dans le journal local.
Son diplôme en poche, et bien que sa mère la réclamât auprès d’elle, Zitkála-Šá s’étant vue offert une bourse d’étude s’inscrivit à Earlham College où ses talents d’oratrices furent remarqués (et récompensés par un jury composé d’hommes « blancs » uniquement !). Malheureusement et pour des raisons de santé aussi bien que financières, six semaines avant l’obtention d’un diplôme d’études supérieures, elle dût quitter l’université. Néanmoins elle apparaissait comme une femme très savante non seulement parmi les Indiens, mais aussi dans l’ensemble de la société américaine. C’est pendant cette période qu’elle commença à écrire en latin, puis en anglais, pour les enfants, une collection d’histoires traditionnelles de différentes tribus Indiennes.
Photo of Zitkala-Ša by Joseph
T. Keiley, 1898. National Portrait
Gallery, Smithsonian Institution.
Zitkála-Šá, Old Indian Legends.
Femme de caractère et déterminée, Zitkála-Šá prit son destin en main et partit en Pennsylvanie enseigner la musique à l’institut Carlisle (Indian industrial School) où elle remit en question le traitement réservé aux indiens aux Etats-Unis. A l’occasion de l’exposition universelle de 1900, elle fit le voyage à Paris afin de jouer du violon avec son groupe de la Carlisle School. Critique vis-à-vis de l’éducation et du traitement réservé aux Indiens à Carlisle, comme du système des pensionnats pour Indiens dans toute l’Amérique, elle les dénonça dans une série d’articles parus dans le journal Atlantic Monthly sous le titre : An Indian teacher Among Indians. Les articles firent sensation, contrastant avec la propagande de l’époque louangeant ces établissements scolaires où l’on « tuait l’Indien et sauvait l’homme ». La punition ne tardait pas à tomber : en 1901 elle fut renvoyée de l’institution où elle enseignait. Elle rentra alors sur la réserve pour constater la pauvreté toujours plus abjecte et les dommages faits par les politiques américaines en vigueur, qui avaient pour résultat l’attribution des terres déclarées Sioux par traités, à des colons blancs. « Plus de braves, plus de guerriers paradant avec leurs coiffes de plumes, plus de jeunes-filles en robes d’apparats aux joues joliment peintes » déplore-t-elle. En 1902 un essai-article écrit par Zitkála-Šá paraît dans Atlantic Monthly intitulé Why I Am a Pagan (pourquoi je suis païenne) dans lequel elle exposait ses croyances spirituelles. Important cet article, car il contrait la tendance à l’autocongratulation des propos « blancs » qui répandaient l’idée que les Indiens avaient adopté avec enthousiasme le christianisme. Il n’en était rien, le christianisme leur avait été imposé aussi bien dans les écoles que sur les réserves.
Toujours en 1902, elle rencontra un Sioux Yankton métis du nom de Raymond Talefase Bonnin promu au grade de capitaine, qui travaillait pour le bureau des affaires Indiennes. Elle l’épousa et le suivit sur son lieu d’affectation : la réserve de Uintah-Ouray allouée aux Indiens Utes par Abraham Lincoln en 1861, située dans le centre ouest de l’Utah (et dont l’étendue actuelle n’est plus possédée en majorité par les Indiens Utes, mais par des blancs, ce à cause du Dawes Act(ou Allotment Act), qui ne voulaient pas voir les réserves comme territoires communs à une tribu, ce qui conduisit à parcellisation individuelle, ce que les Indiens ne comprenaient pas et ne savaient pas gérer). C’est là qu’elle vivra pendant 14 ans, donnant naissance à son unique enfant, Raymond Ohiya Bonnin. C’est aussi sur cette réserve qu’elle rencontra le compositeur William F. Hanson. Elle écrivit pour lui les paroles d’un opéra qui faisait danser et chanter sur scène des rituels Utes alors interdits par le gouvernement Américain, tout en faisant référence à des thèmes de sa culture Sioux.
En 1923, l’un des articles les plus remarqués de Zitkála-Šá, intitulé Oklahoma’s Poor Rich Indians (pauvres Indiens riches d’Oklahoma) fut publié par l’association des droits Indiens. Cet article dénonçait les entreprises et sociétés américaines qui illégalement volaient les tribus indiennes, allant jusqu’au meurtre. Ce fut particulièrement le cas sur les territoires de l’état d’Oklahoma attribués à la nation Osage (ses membres avaient été déplacés comme avaient été déportés tant de tribus) dont le sous-sol est riche en pétrole. Cet article arriva jusqu’au congrès et celui-ci édicta le Reorganization Act of 1934, ce qui encouragea et même obligea les communautés Indiennes à rétablir une forme d’auto-gouvernement afin de gérer leurs territoires. Ces communautés intentèrent des actions en justice et obtinrent dans certains cas la récupération de terres, avec le statut de territoire tribal, ainsi que préalablement établi lors des traités signés avant les politiques gouverne-mentales de déportations.
Zitkála-Šá en 1926 cofonda le National Council Of American Indians (conseil national des Indiens d’Amérique) qui fut établit afin de défendre les droits des Indiens et d’obtenir la nationalité américaine comme d’autres droits civiques qui leur avaient été refusés depuis longtemps. Elle fut la présidente de ce conseil jusqu’à sa mort en 1938.
Faut-il ajouter pour finir que Zitkála-Šá rencontra des difficultés à faire accepter ses écrits par des éditeurs blancs …. inclassable son style, non-conventionnels les propos, tabous les thèmes… des corrections à son insu furent apportées, mais néanmoins il nous reste l’essence de son esprit. En voici un exemple en deux chapitres (20 et 21) tirés de son autobiographie :
20 Pendant le cours du long semestre de printemps, je participais à un concours oratoire organisé entre les différentes classes. Le jour de la compétition approchait et il semblait impossible que l’événement fût sur le point d’arriver, mais il arriva. Les classes se réunirent dans la chapelle avec leurs invités. La haute plateforme avait été recouverte d’un tapis, et gaiement décorée des couleurs de l’université. Une lumière blanche éblouissante illuminait la pièce, et soulignait nettement les grands rayons polis qui arquaient le plafond en dôme. Les foules assemblées emplissaient l’air de murmures pulsatiles. Quand l’heure de parler sonna, tous se turent. Mais sur le mur, la vieille horloge qui avait pris acte du moment éprouvant, continua de tictaquer calmement.
L’un après l’autre, je vis et écoutai les orateurs. Immobile, je ne pouvais pas me rendre compte qu’ils désiraient ardemment pour eux une décision favorable des juges autant que moi. Chaque concurrent reçut des applaudissements fournis, et certains furent chaleureusement acclamés. Trop vite vint mon tour, et je m’arrêtai un moment derrière les rideaux afin de prendre une profonde respiration. Après mes paroles de conclusions, j’entendis les mêmes applaudissements que les autres avaient reçus.
Pendant que je reculais, je fus étonnée de recevoir des mains de mes camarades étudiants un gros bouquet de roses attachées avec des rubans gracieux. Avec ces adorables fleurs en main, je m’enfuis de la scène. Ce témoignage amical m’était un reproche pour la rancune que j’avais nourrie envers eux.
Plus tard la décision des juges m’octroya la première place. Il y eut un vacarme fou dans le hall, où mes camarades de classe chantaient et criaient mon nom à tue-tête, et les étudiants déçus hurlaient, braillaient, avec des barrissements affreusement dissonants. Enthousiastes, certains étudiants heureux accoururent pour me féliciter. Et je pus réprimer un sourire quand ils émirent le désir de m’escorter en procession jusqu’au parloir, là où tous se rendaient pour se calmer. Les remerciant de leur esprit généreux qui les avaient poussés à faire une si gentille proposition, je m’en fus seule dans la nuit et marchais jusqu’à ma petite chambre.
∗∗∗∗∗∗
21 Quelques semaines après, je représentais l’université pour un autre concours. Cette fois la compétition mettait en présence des étudiants d’autres universités de notre état. Cela se déroulait à la capitale de l’état dans l’un de ses plus grands théâtres.
Là aussi un préjugé très fort contre mon peuple était palpable. Dans la soirée, alors qu’une large audience remplissait le théâtre, des groupes d’étudiants entrèrent en conflit. Heureusement la vue de cette bruyante dispute me fut épargnée avant que la compétition ne démarre. Les insultes à l’encontre de l’indienne qui souillaient les lèvres de mes adversaires brûlaient déjà comme une fièvre sèche dans ma poitrine.
Mais après la série des discours une autre sorte de brûlure m’attendait. Là, devant ce vaste océan d’yeux, quelques étudiants voyous avaient déployé un grand drapeau blanc sur lequel avait été dessiné une indienne désespérée. En dessous du dessin avait été imprimé en lettres noires des propos qui ridiculisaient l’université ayant une « squaw » pour la représenter. Tellement pire que l’impolitesse barbare, cela me rendit amère. Pendant que nous attendions le verdict des juges, je regardais farouchement la foule de visages pâles. Je serrai les dents en constatant que le drapeau blanc flottait encore avec insolence.
Puis nous regardâmes anxieusement l’homme qui portait l’enveloppe contenant la décision finale arriver sur scène.
Il y eut deux prix décernés cette nuit-là et l’un fut pour moi !
L’esprit du mal rit intérieurement en moi quand le drapeau blanc disparut de la vue, les mains qui l’avaient roulé se tenaient avachies, vaincues.
Zitkála-Šá, son esprit indépendant, sa résistance, ses écrits et son combat restent dans les mémoires des Indiens Sioux et au-delà. Pour certains auteurs Indiens contemporains, elle représente un modèle et la très remarquée auteure Oglala Sioux Layli Long Soldier lui rend hommage dans un poème faisant partie de son recueil Whereas paru aux éditions Graywolf en 2017, recueil récompensé par rien moins que trois prix dont les prestigieux National Book Critics Circle Award et le PEN/Jean Stein Book Award. Et si je parle de Layli, c’est qu’à mes yeux elle est la digne héritière de Zitkála-Šá.
(N.B. ; à paraître prochainement aux éditions Isabelle Sauvage le livre de Layli Long Soldier, Whereas-Attendu que)
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