Chronique du veilleur (55) : Yves Leclair

Yves Leclair maîtrise parfaitement l'art d'écrire. Il en a donné de nombreuses et belles preuves au cours des années. « L'or du commun », disait un titre d'il y a 30 ans.

C'est bien cet or merveilleux que le poète extrait, en orpailleur inspiré. Il le découvre au hasard des voyages, dans ses lectures, dans sa maison de Bagneux, dans la vie ordinaire. Il en dresse un inventaire parfois, non sans tendresse, mêlée d'inquiétude:

 

                  Je dresse l'inventaire
                  en chauffant mes hivers
                  à  ton vieux radiateur :
                  une plume de pigeon,
                  une fleur d'abricotier,
                  semées par la tempête.
                  Saurai-je laisser ici bas
                  autant de lumière ?
                  Quelle couleur donneras-tu,
                  mon Dieu, à l'instant de ma vie ?

Yves Leclair, Le parchemin enluminé, Gallimard, 15 euros.

Le parchemin enluminé retient ces traces que le temps efface fatalement. Il en reste une teinte un peu mélancolique, mais le poète,  plein d'attention pour elles, sait encore les faire vivre. C'est une sagacité, un dynamisme jamais lassé, qui l'entraînent. Curiosité serait, dans son étymologie même, un terme encore plus juste. Yves Leclair observe en curieux et conserve avec un soin de jardinier du verbe. Il nous restitue « l'or » que la poésie a raffiné. L'humour est souvent là pour calmer les agitations du cœur, une forme de philosophie des choses et des êtres aussi.

 

                  Regarde, plume au vent,
                  comment l'ancien retourne de sa bêche
                  dans l'après-midi d'orage
                  la terre la plus revêche.

 

« Le clair rien », dit le titre d'un poème. C'est ce rien, qui semble ne pas peser dans la balance de la mémoire ou dans la paume d'une main fatiguée, qui intéresse le poète. Yves Leclair le met au clair, se souvient de ses admirations pour la calligraphie chinoise et, d'un calame sûr et sensible, en dégage le plus précieux, en une petite épure.

 

                  Peu importe ce qu'on dit.
                  La vie se recueille et dévide
                  ses paroles sages et folles
                  comme la fumée dans le ciel
                  qui peint les pins parasols
                  à l'encre noire de Chine.

 

« Elève » de ce qu'il ne sait pas, il est toujours en apprentissage. Yves Leclair n'a jamais fini d'apprendre, ni d'écrire. Pour notre plus grande joie, et avec le sourire « de tout petit », sourire « mouillé », qui n'est autre que le « regard de Dieu », que son grand art sait faire fleurir.

Présentation de l’auteur




L’usage des guillemets dans la poésie de Pierre Dhainaut

« Elle (la voix) offre au présent de tous les temps / le verbe "offrir", elle en est le visage »

Alors qu’aux Etats-Unis, par exemple, ou dans le monde hispanique, la pratique en était courante1, me rappelait Pierre Dhainaut, les années 60-70 ont vu se développer en France de manière conséquente les lectures publiques de poèmes, non par des comédiens2 mais par les poètes eux-mêmes. La mise en voix des poèmes a résolument modifié l’écriture des poètes dans notre pays, où la poésie était plus intellectuelle qu’incarnée. 

C’est dans cette mouvance que Pierre Dhainaut a réintroduit dans ses propres textes la ponctuation au service de la lecture à voix haute : « La ponctuation qui porte le rythme et la voix, je l’envisage comme phonétique et non pas comme logique », me disait-il. « Beaucoup la négligent. Autant profiter de tous les signes de ponctuation mis à notre disposition. » Pierre Dhainaut choisit cependant d’ignorer le point-virgule « qui n’est pas pour la poésie. » Il aime la virgule et surtout les deux-points, « le plus beau des signes », écrivait Yves Bonnefoy, dont Pierre Dhainaut partage l’enthousiasme : « Les deux-points, c’est la poésie ! On supprime avec eux tous les termes de logique. » Cet article choisit de s’intéresser pour sa part à l’usage que le poète fait des guillemets : « Quand je cite un mot, je préfère le mettre entre guillemets, même si j’aime aussi les parenthèses. Les guillemets valorisent le mot. Ils obligent à lui accorder notre attention. » L’importance que Pierre Dhainaut accorde aux guillemets, guillemets à la française, guillemets à l’anglaise, loin d’être conventionnelle ou théâtrale, nous semble au fondement de sa poésie de la parole et de l’écoute.

 

Séminaire "Poésie et spiritualité" lectures par Pierre Dhainaut, Maison de la Poésie et de la Langue française. 

Les guillemets, disent les dictionnaires, ont pour fonction d’encadrer une citation, une parole rapportée. Ils s’ouvrent sur une parole et se referment sur elle. Leur sens est clair. Leur forme l’est moins. Comment décrire ce signe, « sorte de double crochet » selon Littré, « double virgule » selon Bescherelle ? Les dictionnaires admettent une certaine complexité sémantique : « Signe typographique […] que l’on emploie […] pour isoler un mot, un groupe de mots, un passage, etc…, cité, rapporté, ou simplement mis en valeur. » Le mot entouré de guillemets « n’est pas loin d’exister pour soi », écrivait Sartre dans Situations I.

Si l’usage des guillemets chez Pierre Dhainaut relève bien de la citation : parole rapportée par la main derrière le verbe « dire », mot proféré qu’on isole dans le vers, il apparaît très vite, non seulement que cet usage se fait de plus en plus fréquent au fil des recueils, mais qu’il procède d’une attention intense portée au mot que les guillemets encadrent. Pour le dire autrement les guillemets témoignent de la disponibilité du poète face au mot qu’ils portent à vif sur ses lèvres « que rien ne refermera » plus (Plus loin dans l’inachevé, Arfuyen, 2010). Le signe exhale toujours chez Dhainaut un mot unique qu’il encourage ou retranche, ou une série de mots dont il mesure l’équivalence : « Résister, prononcer "parole", / à la place d’"effroi", / et l’air s’exalte, s’affranchit / des clôtures, tressaille […] » (Ibid.). Les guillemets sont « l’oriflamme » des poèmes de Pierre Dhainaut, leurs « entrouvertures » fécondes. Ils sont le signe hautement poétique, et celui qui caractérise en profondeur sa poésie. Ils ouvrent le poème « à l’essor / du premier instant ou du premier cri » (Ibid.). Ils convoquent tous les organes de la phonation qui, alliés aux souffles du monde, féconderont le mot pour en faire une parole : « Ailleurs, / ailleurs, au ras du sol, / en disant "flamme" ou "lame", / en ne désirant qu’entrouvrir / la bouche : ainsi l’espace / regagne-t-il l’espace, / tout un vocabulaire / s’y ébranle, s’y embrase, / inonde […] » (Ibid.). Les guillemets sont comme les deux mains autour d’un jeune feu qu’on attise, et peu importe si le mot encadré est à l’ouverture du poème, en son sein ou à sa clôture, il rayonne dans le poème, comme le caillou jeté à l’eau est au centre des ondes.

Nuits de la Lecture 2021 : Pierre Dhainaut.

Les guillemets : aérer l’espace autour du mot

Le mot qui vient au-devant du poète, ouvre ses lèvres, a besoin d’espace et d’air pour résonner, « ressuscite[r] une grève » sur la page vide. Les guillemets lui conquièrent cet espace où le mot s’aère pour l’œil comme à l’oreille. Ils obligent le poète et le lecteur à emprunter un autre souffle, un autre rythme pour restituer la présence entière du mot qui est là pour lui-même dans « l’instant augural ». Les guillemets élèvent le mot qu’ils semblent chérir entre leurs deux rives silencieuses, rassemblent ses « syllabes de souffles » pour lui faire franchir l’ombre, le doute, l’écorce et la pierre, lui offrent enfin « l’espace où le sens se révèle, se régénère » dans le frottement de la voix qui éprouve sa propre ardeur. Ainsi Pierre Dhainaut écrit : « Tendresse / de la paume, / confiance de l’oreille, // le nom "aubier" / s’y concentre, / y rayonne, // le juste écho, / l’arche / au grand air » (Plus loin dans l’inachevé, p 62).

Les guillemets signaleraient ainsi chez Dhainaut la source de la parole s’ouvrant en ondes sonores, en échos fertiles, en paraboles allègres et fraîches, propres à célébrer l’élémentaire, le simple, l’espoir, la présence : « Nul besoin de beaucoup de vent pour que volent / des samares, elles sont disponibles, et même / à terre, elles continuent de trembler : / c’était l’automne, c’était l’enfance, / allègres, alors, nos façons de parler, / nous disposions d’"ailettes", d’"hélices", / avant de rassembler nos souffles / et de les renvoyer en haut des arbres […] » (« Âge d’or du présent », Un art à l’air libre, Al Manar, 2022). « Ailettes » et « hélices », ainsi dotées sur la page d’une double paire d’ailes, désignent-elles avec affection (« nos façons de parler ») les petits objets de forme hélicoïdale dont disposaient les enfants pour faire voler les samares tombées à terre ou sont-elles les mots à proférer dans le poème comme un sésame pour y insuffler cet « appel d’air » propre à ouvrir un ciel au-dessus du poème, à prolonger le tremblement des mots ? Je dirais assurément les deux, car parole est à l’origine parabole où image et mot se rejoignent ici par simple vocation. Le mot précède le regard : le fruit de l’érable a la forme d’une « ailette », d’une « hélice ».

Les guillemets réintroduiraient au sein du poème, « comme une vitre claire et le monde par- delà », l’espace de l’immédiat que le langage est d’ordinaire impuissant à exprimer. Du mot3 proféré, restitué intact entre guillemets, aux choses du monde, il n’y a qu’un pas radieux. Le mot-parole aide à trouver les autres mots du poème et ce à quoi il ouvre : « Ce nom de "vent" murmuré vent de face / invite à nous rendre avec lui / parmi les hautes herbes, oscillation, // jubilation, le désir du matin / sera d’entrevoir ce qu’elles désignent / à l’horizon d’une langue étrangère […] » (Ibid.). J’oserais dire qu’entre les guillemets dhainautiens, le souffle est « chez lui […], hors de lui, à son rythme », en-deçà de l’élan qu’il appelle, déjà éclat dans son écrin de guillemets. Les guillemets ouvrent un espace « où se féconde la résonance », ils nous transportent au monde par le seul pouvoir de la profération : « Deux "l“ à "grisolle", / le ciel le confirme / des champs, des dunes, / que l’alouette envoûte » (Ibid.). La chair des mots épouse le paysage qui est de la genèse du poème : un champ, une dune, deux « l » ou deux « t », l’aile de l’alouette, son cri avec deux « l ». La ponctuation chez Dhainaut est toute sémantique et poétique.

« "Corolles", "oranges", "orbites"… / un de ces mots choisis au hasard, // au pluriel, sur la feuille / où tu l’auras recopié avec soin / tu ne poseras pas même un caillou, // et surtout, en quittant la chambre, / tu laisseras la fenêtre béante » (Vocation de l’esquisse, La Dame d’Onze heures, 2011). Les guillemets prédisposent le mot à l’envol. Ils sont la marque d’une dépossession revendiquée du poète sur le territoire de la page laissée aux hasards des vents. Les vents ont la confiance du poète : « Les mots revendiquent / des mots moins stériles. »  Laissons-les faire, agir par surprise : « un mot le sait bien, / n’importe lequel / dans le don des lèvres : les autres suivront // en l’imprévisible… » (Ibid.). Les guillemets relèvent de cet « art [poétique] à l’air libre », espace « clairvoyant » : « …on reste à recevoir les souffles, / à les interpréter : ils disent "vigilance", // "rien d’inaccessible", disent-ils encore. Qu’une voix / les regroupe, elle appartient à l’air / dont elle prend le relais pour le rendre […] » (Ibid.).

Vif, limpide, imprévisible de Pierre Dhainaut et Marie Alloy : présentation, Médiathèques d'Issy-Les-Moulineaux.

Les guillemets : porte-voix ou conque de la résonance

 

« Ce malheureux nom de "tympan", quel poème a réussi à en faire une membrane sonore ? », « On devrait pouvoir dire "une écorce rauque" » (« Journal des bords », p. 80, Plus loin dans l’inachevé).  Les guillemets mesurent, dans ce cas précis, le potentiel sonore du mot, son adéquation à la chose qu’il désigne : « tympan » sonne bien malheureux pour une membrane destinée à véhiculer le son : « tympan » est sourd. Le poète lui substitue plus loin la juste périphrase : « une écorce rauque », ajustant le son à la chose, comme le musicien accorde son instrument. Ainsi que l’affirme Pierre Dhainaut, l’écriture du poème nécessite l’écoute des mots. Les guillemets sont boîte acoustique, double lèvre à l’orée du mot, tympan double à sa sortie : ils invitent à une incarnation sensible du mot et en restaurent l’âme fraîche, mesurent son potentiel poétique : « […] en prononçant "neige", à peine / desserres-tu les lèvres, tu ressuscites / tous les hivers d’enfance : // sans limites, le présent, / flocons, pétales, tu trouveras demain […] » (« À ce qui nous devance, dit le poème… », Vocation de l’esquisse). Les guillemets exhaussent certains mots chers à Dhainaut, lui confèrent pouvoir d’éternité et pouvoir performatif, comme en cet exemple : « Aucun orme, aucun frêne, / pourtant tu verras mieux la route / si tu dis "l’orme", "le frêne" […] / "pierre" aussi patiemment / t’enseignerait la bienvenue » (Ibid.), ou cet autre où le mot entre guillemets devient formule magique : « Dans chaque livre, pour le dédier à tous les enfants […], employer au moins une fois le mot "samare" » (dernière page de Plus loin dans l’inachevé).

Il s’agit donc d’« écouter, écouter, jusqu’à ce que nous ne puissions plus dire "le silence", jusqu’à ce que le silence soit aussi sensible que la rumeur des vagues » (Plus loin dans l’inachevé). Les guillemets sont la conque de résonance. Ils marquent le seuil où, pour le poète comme pour le lecteur, il s’agit d’identifier « les vents complices » à l’œuvre dans le mot/le nom ainsi souligné, de le reconnaître : « Ces noms auxquels on reproche de cerner, de capter, les poèmes font apparaître ce qu’ils désignent comme si c’était la première fois. […] Alors ils sont semblables à ceux des personnes que nous aimons : leur visage, pourquoi le silence de la contemplation n’est-il pas suffisant ? Vient sans retard à nos lèvres le nom qui nous émeut, et même si nous ne le prononçons pas à voix haute, il agrandit la présence […] » (Ibid.). Les guillemets obligent le poète au sentiment d’adhésion. Adhérer à la chair du mot qui sort de la bogue des guillemets : « Le mot "prêles"3 a franchi le poème, tu t’entends bien avec les prêles. » Attention, vigilance redoublées par le signal des guillemets, tu entends bien, « tu t’entends bien » avec le mot « survenu à l’improviste », où s’incarne déjà le poème volatile et tout vibratoire. Il faut dire cent fois « rouge », « rouge », « rouge » pour que le coquelicot fleurisse en toute saison. Dire « rouge », comme « le simple heurt d’une cuillère contre un bol », écrit Dhainaut dans Paysage de genèse, s’inspirant d’un conte zen. Les guillemets préviennent de l’éveil du mot précédant la parole agrandie en le poème : « éveil » se dit « accueil » chez Dhainaut.

Et la parole agrandie devient alors parole de joie qui déferle sur le poème, même lorsqu’il doute : « Aux mots les plus simples / de nous affranchir / […] / dirait-on "silence", / l’âme se retrempe / dont la soif redouble, / elle attisera / de cristaux de sel / la parole heureuse » (Ibid.). Et le mot « joie » devient lui-même mot-substance dans le titre d’une des sections du recueil Vocation de l’esquisse : « Avec "joie" nous dirions "ressac" » : la joie ne s’éprouvera », nous dit Pierre Dhainaut, que « si nous taisons le mot pour le parfaire ». Le bruit tout-puissant, la parole intense, le ressac les ramèneront dans toute leur présence à « l’extrémité du poème ». La parole entre guillemets revivifie ainsi les mots atones : « Aux galets / si l’on parle // même le nom "reflux" / défend / de se flétrir » (Ibid.) ; ou encore : « Ce nom de "mur", tu ne le dirais plus / avec rudesse, tu entendrais / pleinement battre et battre / et battre un pouls : tes doigts ensuite / sur les poignets entendraient la houle, / la houle intérieure » (Pour voix et flûte, AEncrages & Co, 2020). De « mur » à « murmure », le mot s’est vivifié, insufflant son battement répété à tout le rythme du poème.

Les guillemets : paumes ardentes autour du mot

 

Si les guillemets sont comme l’écorce autour du mot-fruit, du mot substance, que redouble « l’écorce rauque » de nos tympans, ils figurent aussi les mains du poète qui couvent le mot, l’éveillent, le réchauffent, propres à en « recueillir les présages » (Vocation de l’esquisse ). Les mains du poète œuvrent au-dessus des mots, jusqu’à ce que « les bords [effleurés] se retirent [… et qu’une] nuée de grains, une vapeur de voyelles, de consonnes [remplissent l’écart] sans faille : / en se fiant au rythme, en se ramifiant, / le moindre geste y fera apparaître une flamme / au-dessus des flammes, leur aura se dilate […] » (ibid.). Couver les mots « jusqu’à ce que le mot / te réchauffe les doigts. // À travers l’écorce, il en a la force » (Paysage de genèse, Voix d’encre, 2017). Chez Pierre Dhainaut, la main aussi touche le silence et accompagne l’essor du mot vif, « le devenir du premier souffle » (Pour voix et flûte).

« Horizon, fontanelles… / à l’improviste, entre ces mots qu’y a-t-il / de commun et leur ordre est-il juste ? / fontanelles, horizon, pourquoi attendre / ou le matin ou le rivage ? […] » (Vocation de l’esquisse). Exemple rare chez Pierre Dhainaut de poème, où les mots « Horizon » et « fontanelles » sont employés sans guillemets, alors qu’on les aurait attendus. Peut-être ne le sont-ils pas, parce qu’ils ont surpris le poète peu assuré de leur ordre, qu’il n’a pas « allumé la lampe » sur la page du poème, qu’ils sortent tout juste des limbes, qu’il ne les a pas prononcés à voix haute. Il manque les paumes ardentes du poète autour du mot, qui n’est que « forme de traces, confuses encore, tremblantes […] ». On trouve d’autres exemples de mots- substances sans guillemets dans le recueil Vocation de l’esquisse, mais ils sont dits « mots de l’origine » par le poète et convoqués au futur : « […] nous redirons les mots de l’origine, / iris, abeilles , orchidées, avocettes, roses trémières », c’est-à-dire convoqués avant la palpitation de toute aile, avant toute incarnation synesthésique, pour « ceux que la mort a ravis », d’où l’absence de guillemets.

Il faut un corps pour être présent au potentiel poétique du mot ou du nom : il faut une oreille, une voix, un souffle. Il faut les paumes qui attisent la page. Le corps précède l’intellectuel, les guillemets procèdent du corps : « Tu te souviens de "vulnéraire" // mais ce qu’il signifie, tu te demandes / où tu l’as lu, et quand, le son répondra,/ il restituera le sens si tu l’écoutes / avec plus de tendresse » (Vocation de l’esquisse). Il faut aussi le cœur : « le baume, la fleur, quand nous désespérions / un vocable espérait pour nous » (Ibid.).

« Tu n’auras un corps que [si les mots] retentissent », « mouettes dont les ailes claquent, s’apprêtant à l’envol » (Plus loin dans l’inachevé). Le poète en son corps doit apprendre la langue de l’espace aéré. Les guillemets sont trace de la vocation du mot qu’ils élisent à donner voix à d’autres mots. Il s’agit de fendre l’écorce ardente, de sortir des guillemets, ce porte-voix, pour habiter pleinement l’espace du poème. Ces mots-substances, Dhainaut les appelle aussi parfois mots-amorces : « Certains mots sont des amorces : d’un seul, parfois, sortira un poème. À celui d’amorce, par exemple, as-tu été attentif ? » (Paysage de genèse, Voix d’encre, 2017). Le mot « amorce » a été mis en italiques par choix éditorial, et non entre guillemets, ce qui surprend.

 

Des guillemets et non des italiques

 

« Est-ce qu’on égalise la ponctuation ? », telle était la question de Pierre Dhainaut à cet éditeur qui souhaitait remplacer les guillemets de ses poèmes, jugés trop encombrants sur la page, par des italiques, censées valoriser le mot tout autant que les guillemets. Non, on n’égalise pas la ponctuation. Les italiques ne sont pas équivalentes aux guillemets chez Pierre Dhainaut. Certes, nous disent les dictionnaires, on peut utiliser les italiques pour les citations courtes ne présentant pas de discontinuité avec le texte, mais les italiques procèdent de la vue, non de l’ouïe, de la voix ou de l’air. Les italiques ne coïncident pas avec le verbe « dire », n’essaiment pas les sons du mot, mais en inclinent les lettres. Pas d’avènement sonore du mot sans guillemets, les italiques le signalent simplement comme remarquable à l’œil. Les italiques n’ont pas la faculté de « confier à l’oreille, au passage, le secret de ce qui doit suivre » (Pour voix et6 flûte). Dans ce recueil, Pierre Dhainaut répète la nécessité de l’avènement sonore du premier mot : « Ce mot-là, par exemple, "corolle", / ce qu’il signifie, nous le connaissons // mais que veut-il avec tant d’insistance // pour la première fois nous faire entendre / qui n’est pas plus en nous que la fleur ? // "corolle", "corolle", infatigablement redit, / à l’écho ou l’aura que nul ne dirige / nous laissons le soin de nous répondre. » Pas d’écho ni d’aura avec les italiques, qui, frappant l’œil, restent mutiques, contredisent chaque fois, sur la page publiée où les guillemets ont été supprimés, l’allégresse sonore des mots sur lesquels Pierre Dhainaut vocalise : « Au seul mot alouette / le monde chante, / il a tant de syllabes » (Paysage de genèse) ; ou encore : « Embruns, répète embruns / pour le plaisir des lèvres, / de la gorge, de l’espace » (Ibid.). Non, pour le plaisir des lèvres, en amont de la voix qui sait « qu’il lui faut / sans fin s’accorder », ouvrons les guillemets et savourons le secret chuchoté du mot : « alouette » ! « embruns » ! Les italiques sont du langage, les guillemets de la parole. Les italiques isolent le mot et l’affublent d’un air d’étrangeté. Les guillemets sont relais d’un mot-source, d’un mot-soif à tous les autres qu’il appelle. Ainsi, le poème « se sent libre, il substitue à "corolle" / "origine", "oriflamme", "orient", / un autre, un autre encore, continuellement : // l’espace n’aperçoit aucun obstacle / au tréfonds de la gorge ou dans le ciel / quand le regard apprend à se perdre [… ] » (« Un mot pour un autre », Pour voix et flûte »). Les guillemets participent de la lutte pour la présence en poésie, présence sensible contre représentation, liberté contre possession.

Ecoutons une dernière fois Pierre Dhainaut, lorsqu’il écrit : « Lames, écume, sable, souffles, épaules, cime… la liste n’est pas très longue de ces noms que j’affectionne au point qu’ils ne cessent, depuis le début, de revenir dans mes poèmes. J’en avais établi une, il y a quelques années, qui aurait servi de moratoire : interdiction, me disais-je, de les employer désormais. Décision aberrante : je me serais amputé. Que je le veuille ou non, alors que je déteste les répétitions et que je les traque, il n’y a guère de poèmes qui ne les rassemblent presque tous, comme si chacun était le premier à les découvrir, comme si aucun n’en avait épuisé l’attrait. Ils ne sont pas hors de nous, ils sont notre substance. Les mêmes peuvent revenir, chaque fois nouveaux. De poème en poème ce doit être notre unique interrogation : les avons-nous aidés à créer cette merveille de quelques syllabes associées, accordées, d’où s’exhale ce que sans elles nous aurions été incapables de pressentir ? L’air se ranime, avec lui notre chair, le chant ne l’habite que pour le traverser » (Plus loin dans l’inachevé ).

Les mots-substances, sans guillemets ici car rangés dans leur boîte, en latence dans le cœur et « le tréfonds de la gorge », n’attendent que le frémissement de la voix et de l’air pour rayonner en le poème d’un nouveau cercle d’aubier. Ces mots sortant de la boîte aimée et franchissant les lèvres en amont du poème signalent leur force de présence immédiate par leur couronne de guillemets chez Pierre Dhainaut : « [la couleur] s’ouvre au vocabulaire, se propage et s’exalte, / "cœur", "orée", "horizon", "coquelicot" : / nous chercherons le seul pays qui convienne // à la pourpre, fougueuse, ce sera l’allégresse / sur la neige insouciante » (Pour voix et flûte). Les guillemets ne sont pas signes qui encombrent la page, ils sont mesure d’allégresse7 qui retire au mot le poids de l’ordinaire, l’usure des usages. Les guillemets sont souffle et ailes de mouettes sur chaque bord du fleuve.4 Les guillemets ouvrent et portent le chant.

Notes

1. Lors de notre entretien, Pierre Dhainaut s’est en particulier rappelé avoir entendu à la télévision Pablo Neruda lire ses poèmes en espagnol et trouvé cela extraordinaire : « J’ai compris que la voix pouvait glorifier le poème. » L’audition des lectures du poète russe Joseph Brodsky le confirmait un peu plus tard dans sa conviction. La lecture à voix haute par les poètes russes est en effet une pratique traditionnelle.

2. A ce propos, rappelons-nous l’hommage posthume que Pierre Dhainaut avait rendu à Laurent Terzieff, le comédien-poète, qui savait « transmettre par la voix », dans le poème qui ouvre La Parole qui vient en nos paroles, publié à L’Herbe qui tremble en 2013. Pierre Dhainaut évoque Terzieff comme « un comédien intérieur ».

3. Dans le recueil, l’éditeur a remplacé les guillemets par des italiques : « Le mot prêles a franchi le poème, tu t’entends bien avec les prêles. »

4. Cet article ne s’appuie pas sur l’ensemble de l’œuvre de Pierre Dhainaut. Il laisse de côté les derniers livres parus sur lesquels l’auteure de l’article a déjà beaucoup travaillé. L’article emprunte ses citations à des recueils relus avec un grand plaisir et retenus pour l’intérêt de leurs occurrences. Sans doute en aura-t-on laissé qui auraient mérité commentaire. À chaque lecteur de poursuivre l’ouvrage.

Présentation de l’auteur




Chroniques musicales (13) : Singulière voix de Bertrand Belin

 Majestueuse, suave, théâtre de l’intime ou âme du dehors, elle détache délicatement, subtilement, avec cette lenteur qui donne – justement – cette majesté à ses textes d’auteur-compositeur-interprète, dans un souci de clarté de diction comme dans une vigilance soupesant le poids, l’équilibre, la teneur de chaque mot, choisi avec minutie, pour ses sonorités, ses significations, tout ce qui fait la profondeur de l’univers de Bertrand Belin égrenant ainsi au fil de ses chansons comme de sa prose d’écrivain également des thèmes déclinés dans un présent à la fois contemporain dans sa nouveauté et intemporel dans son inactualité, entre classicisme de la forme et modernité des trouvailles langagières, dont le titre qu’il a par ailleurs interprété avec Camélia Jordana, Le mot juste également intitulé Le beau geste, donne une clé, une entrée, un regard sur la créativité de l’artiste aux mots précis, témoins, exacts, pour mieux exprimer des désirs, des élans, des gestes dans leur spontanéité parfois contrariée, leur frontière soudain atteinte, cette splendeur, cette magnificence, cette troublante et fascinante beauté qui dépasse leurs auteurs, leurs acteurs, leurs protagonistes mêmes, pour dire ainsi la rupture malgré soi, le départ déchirant, l’adieu solennel : « Il n'y a rien pour une fête ici / Seulement le beau geste / Seulement le mot juste / Soigne tes adieux / Tu veux ? »

« Je viens d'une longue lignée d'ivrognes / Troubles fêtes / Gâcheurs de noces / Épouvantails d'abris-bus / Maîtres de chiens / Desquels j'ai hérité / De tout et de rien » : de cette noble généalogie de « Seigneurs de châteaux renversés » et autres « Chers à dédales », de laquelle, Bertrand Belin a tiré l’alcool fort, le suc quintessentiel de sa première chanson,  Que dalle tout, de son dernier album studio, Tambour Vision, dans lequel peut-être l’homme se dévoile un peu plus derrière l’artiste, témoignant d’histoires brisées et anecdotes indignes, dont, magnifique paradoxe, le ciseleur des termes affûtés a porté à terme cet enfant musical qui, sans rougir, tient tant d’une forme d’aristocratie par le style épuré que d’un genre populaire par l’accent de vérité dont il sertit l’ensemble des chansons de cette œuvre majeure qui semble sédimenter tous les paysages accostés, tous les personnages abordés, entre brume vague et silhouettes fragiles, depuis son premier album éponyme où déjà Porto, T’as le vin t’as pas le vin servaient d’habitudes quotidiennes en toile de fond, d’où au fil des orchestrations suivantes se sont dégagés des croquis, des esquisses, des tableaux, dont lui seul est le peintre, avec ses figures locales tatouées sur la peau et ses écorces de peaux dévêtues au fur et à mesure d’une quête toute de poésie comme autant de signes d’une mue sans fin d’où l’on ignore quel reptile rampant ou quel oiseau de métamorphose naîtra encore de ce digne héritier d’ « d'une longue lignée de zéros, de uns / Sentimentaux, sanguins / Charmeurs de serpents »…

Que Dalle Tout, dans l'album Tambour Vision disponible ici : https://Cinq7.lnk.to/Tambour-VisionYD, réalisation : David Couliau & Yann Garin (CIVILIANS), montage : David Couliau.

Masque révélateur ou visage sans cesse redessiné ainsi, c’est cette originalité de la personne, en tout un chacun, du personnage de l’idiot à la personnalité fondatrice, au singulier comme au pluriel, qu’annonçaient déjà les précédents contours de Persona, où de glissements consentis en aspirations redressées, c’est derrière l’autoportrait encore, le miroir tendu à ses auditeurs d’une musique secrète, dans sa simplicité de camaraderie imposée pour un travail ou dans sa superbe profusion d’Opéra dont il serait le chef d’orchestre, hier, allusion peut-être au mirifique Concert à Saint Quentin de Bertrand Belin et des percussions claviers de Lyon, dont les notes, les accords et les harmonies serviront d’écrin au chef d’œuvre révélant une maturité imposante tant dans les lignes mélodiques que dans les lignes d’écriture : grandiose atteint dont nombre de signes précurseurs ont signalé le travail obstiné, insistant, éperdu, de La perdue à Cap Waller, en passant par l’expressionisme d’Hypernuit et la traversée de Parcs, saisons intermédiaires à postuler la magie du soir et l’éclat du jour…

Hypernuit, dans l'album Cap Waller - nouvelle édition de l'album disponible ici : https://BertrandBelin.lnk.to/CapWalle...

L’écriture d’envergure dans laquelle l’écrivain s’est lancé, en parallèle à sa carrière de chanteur, dans ces objets littéraires au style ramassé, condensé à l’essentiel, entre récit, essai et poésie, semble avoir annoncé plus encore la porosité des frontières entre les genres établis, puisque Bertrand Belin peut se présenter autant comme romancier, poète, penseur, musicien, acteur que danseur, envisageant toujours une facette in-abordée, reculant les limites figées, pour leur préférer les perspectives ouvertes, ouvrant le grand large entre l’intériorité sondée et l’extériorité explorée… Les trois premiers ouvrages de la littérature assez inclassable qu’en a rédigée l’artiste novateur tiennent autant d’un absurde évoquant Samuel Beckett dans Requin dont la litanie d’une interminable noyade dans le contre-réservoir de Grosbois dit tant l’accident d’une crampe à éviter que le factice d’une nature pourtant plus forte que la volonté de survie des humains, d’une résistance anachronique dans Littoral rivant son lecteur dans le monde maritime de trois pêcheurs, du côté de Quiberon, où la densité minérale du propos n’est pas sans rappeler l’énigmatique géant René Char, de la peur à conjurer enfin des Grands Carnivores évadés d’un cirque en ville malgré la vigilance de son personnel, propageant la panique avec sa rumeur inquiète brassant ainsi non la seule crainte du fauve mais autant de peurs aussi ancestrales que sociétales dignes de la critique dissidente d’un Frantz Kafka : « Qui a peur, à présent, d’être dévoré ? Et par qui ? »

Littoral de et par Bertrand Belin, accompagné par Thibault Frisoni. Concert littéraire à La Maison de la Poésie, le 14 novembre 2016.

Dans Vrac, assemblage de fragments aussi poétiques que politiques, Bertrand Belin affirme : « La langue n’a rien à cacher. » Il donne par ailleurs, dans des entretiens, l’ossature de sa première trilogie : « C’est quelque chose que je ressens très fort : quand j’écris, j’ai l’impression de sonder ma colonne vertébrale. Quel que soit finalement le sujet, quel que soit l’objet d’observation, on écrit avec des minéraux et des matières qui se sont sédimentés dans le corps. Enfin, c’est mon cas en tout cas. Quel que soit mon sujet, je parle de moi. » Sur la dimension physique, corporelle, charnelle d’une autobiographie cachée qui se géographie à l’os, en autant de ronces et d’épines des formules en plein cœur, les chansons apparaissent comme premières, des vertèbres primordiales telles les arcanes résiduelles d’un continent englouti qui ont rejailli d’abord à la surface en parties émergées d’un iceberg qui n’est autre que soi : « Il y a du silence, et de la musique, qui transporte des informations sensibles, en termes de température, de tonalité. Donc dans un texte de chanson on ne fait apparaître que les vertèbres, on ne voit que ce qui affleure de la surface d’un propos plus vaste qu’on ne peut pas faire entrer entièrement dans la chanson. Le livre me permet de visiter des recoins de ma sensibilité que la chanson me permet peut-être d’explorer mais pas d’exprimer. » Sur l’établi des narrations ou sur le diapason des ritournelles, entre figures archétypales décrites et silhouettes énigmatiques suggérées, quel est l’exercice le plus périlleux ? Le récit ou la chanson ? Les deux, semble répondre, éthiquement, poétiquement, possiblement, le chanteur-écrivain à la voix de « vœux lourds » …

Bertrand Belin avec Camélia Jordana – Le mot juste (le beau geste). Réalisateurs : Bertrand Belin & Nicolas Ruffault. Production exécutive : SIAM Productions.  Image : Denis Louis.




Regard sur la poésie « Native American », Mary Leauna Christensen, une jeune et nouvelle voix

Texte et traductions de Béatrice Machet.

Remerciements aux revues et à l’autrice pour leur aimable autorisation à reproduire les poèmes.

Mary Leauna Christensen, membre de la nation Cherokee, est chargée de cours à l'Université du Tennessee (Knoxville). Elle a vécu dans les déserts du sud-ouest et dans les Appalaches. Elle a toujours poursuivi des activités artistiques y compris  lorsqu'elle était enfant. Elle a été particulièrement encouragée par un de ses enseignants qui a appelé ses parents pour leur dire que leur fille était une jeune écrivaine talentueuse.

Tout au long de son adolescence, Christensen a souffert de retards d'élocution ou encore de dépression, mais a toujours trouvé du réconfort dans l'écriture. À l’université, elle est tombée amoureuse de la poésie, réalisant que la poésie était bien plus que ce qui est habituellement enseigné dans les lycées. Elle a trouvé l’ouverture d’une porte et le début de son proptre chemin dans le livre Native Guard de Natasha Trethewey (prix Pulitzer de poésie en 2007), qui explore la complexité d’une identité métisse à travers la poésie. Christensen se sert de la poésie pour l'aider à comprendre et à parler de sa propre identité, à donner un sens à des émotions complexes et à digérer les décès qui ont touché sa famille. Elle a obtenu un doctorat en Anglais  (Creative Writing, Poetry) à l’université du Mississipi du sud. Elle est rédactrice en chef du magazine littéraire The Swamp. Son travail et ses poèmes peuvent être consultés et lus dans New Ohio Review, Puerto del Sol, Cream City Review, The Laurel Review, Southern Humanities Review et Denver Quarterly. En 2022, elle a reçu une bourse auprès des poètes des nations autochtones afin de participer à la retraite inaugurale In-Na-Po (Indian Nation Poetry, dont Kim Blaeser est la directrice), et elle a participé à la deuxième retraite en 2023.
L’une de ses pistes de travail concerne les intersections entre les écrits élégiques et les textes hybrides, en particulier la manière dont les deux s’entrecroisent dans les écrits des auteurs amérindiens. Lors d’une intervention auprès d’étudiants elle a déclaré : « If you include Native thought or Indigenous languages, you’re still hybridizing it because we’re not supposed to be here. » (Si vous incluez la pensée autochtone ou les langues autochtones dans vos écrits, vous continuez à les hybrider parce que nous, les Indiens d’Amérique,  ne sommes pas censés être ici ».

Quand on la questionne sur l’éducation donnée aux Etats Unis aux adolescents elle répond : « I wish high schools would introduce more contemporary poetry in the curriculum. Very little poetry is worked into high school curriculums and usually the poetry that is, is written by long-dead white men, which is a very narrow scope of poetry. And I feel like it can make poetry seem difficult or even inaccessible to a lot of people. So I would have loved to have read more contemporary poetry as a young adult. (Et j’aimerais que les lycées introduisent davantage de poésie contemporaine dans leurs programmes. Très peu de poésie est intégrée aux programmes d'études des lycées et, généralement, la poésie proposée est écrite par des hommes blancs morts depuis longtemps, ce qui constitue un champ très restreint de la poésie. Et j’ai l’impression que cela peut rendre la poésie difficile, voire inaccessible, à beaucoup de gens. J’aurais donc adoré lire davantage de poésie contemporaine en tant que jeune adulte.)

À propos de son enfance, Mary Leauna Christensen, comme nombre des amérindiens métis, reconnaît que c’est la part indienne de son éducation et de son identité qui l’ont le plus marquée ; elle confie ceci : « I was raised by the non-white side of my family.In my early life, growing up, books were really expensive for us so I didn’t really get new books. It was like a treat if I ever got a book. I was lucky enough that my grandmother would take me to the public library a lot when I was very small, and that helped. That, like, gave me this love of reading and later morphed into my love of writing. » (J'ai été élevée par le côté non blanc de ma famille. Au début de ma vie, en grandissant, les livres étaient très chers pour nous, donc je n’avais pas vraiment de nouveaux livres. C'était un bonheur si jamais j'avais un livre. J'ai eu la chance que ma grand-mère m'emmène souvent à la bibliothèque publique quand j'étais toute petite, et cela m'a aidée. Cela m'a donné cet amour de la lecture et qui s'est ensuite transformé en mon amour de l'écriture.) Il faut dire que la grand-mère de Mary était née et avait vécu sur la réserve Cherokee. Si les Appalaches, situées au nord-ouest de l’état de Caroline du nord, ont tellement d’importance dans la vie et les écrits de Mary, c’est parce qu’elles se trouvent à 45 minutes de la réserve où cette grand-mère Cherokee avait grandi. Se trouver dans les Appalaches et y vivre c’était pour elle la chance de vivre au contact de cette culture, la sienne, d’en faire une véritable expérience alors qu’en d’autres endroits plus urbains ce n’était pas possible. En conséquence Mary Leauna Christensen a beaucoup écrit sur les Appalaches, sur le fait d’être métis et amérindienne, sur l’importance de se sentir appartenir, et d’être connectée à un lieu. 

Voici un poème où elle s’addresse à cette grand-mère :

 

Grand-mère/ je veux causer de l'inconfort/ serrer ces os anguleux/ entre la chaleur et l’accoudoir de Ton fauteuil/ dis-moi que je Te pince la jambe/ permets-moi de rester/ immobile/ je rêve de neutres salis/ fauteuil tissé du sud-ouest/ acheté à un cousin d’Arizona / avec une maison/ aussi grande qu'un enfant pouvait l'imaginer/ je rêve même du drap/ drapé sur la chaise/ de décennies de chiens grattant leur dîner/ dans son coussin/ redis-le moi/ je suis têtue/ dis-moi de bouger/ dis que j'ai trop grandi/ Tu as remplacé la chaise/ par une autre d'occasion/ trop étroite pour notre corps/ seulement maintenant/ sans Toi ici/ puis-je m'asseoir sur cette chaise/ mon dos appuie sur un rembourrage raide/ comme Toi/ je lève ma jambe gauche / pour la reposer sur la table basse

Je me suis égarée si loin de toi
je me suis musclée   retournée dans ton fauteuil   lovée sur tes genoux
tu me dis de bouger

je te pince la jambe

 

À propos de son travail d’éditrice, Mary affirme ceci :

« I like being able to imagine myself in the writing, be that a poem that is set in a specific town or a poem that feels very settled into an emotion or even like a strange liminal space. I want to be able to inhabit that piece. But for me, “place-based” doesn’t necessarily mean that it’s from like Asheville, North Carolina, June 5th, 1997, or something like that. »  (J'aime pouvoir m'imaginer dansce qui est écrit, qu'il s'agisse d'un poème qui se déroule dans une ville spécifique ou d'un poème qui semble très ancré dans une émotion ou même comme dans un étrange espace liminal. Je veux pouvoir habiter cet écrit. Mais pour moi, « basé sur le lieu » ne signifie pas nécessairement que cela vient d'Asheville, en Caroline du Nord, le 5 juin 1997, ou quelque chose comme ça.)

Le poème suivant illustre ce que disent quasiment tous-tes les auteurs-trices amérindiennes, à savoir que pour eux prendre la parole c’est convoquer la présence des ancêtres. Et faire acte de présence, s’affirmer en conscience, en sachant qui l’on est et d’où l’on vient, c’est encore une autre façon de convoquer les ancêtres, c’est reconnaître et vivre dans sa chair qu’en soi-même il y a beaucoup d’eux.

I Tell a Friend

Published in Southern Humanities Review

it was nice to be taken care of/ say I dozed off with my hand in the nail tech’s/ as she spoke about her sons/ as she shaped my nails almond & painted tiny landscapes/ just on the ring fingers/ I joke that all my fingers are ring fingers/ shimmy my hands to flash/ sterling silver turquoise wampum/ my grandmother purchased several of the rings/ at the PIMC giftshop/ she knew the nurses/ once girls at the Phoenix Indian School/ where my grandmother worked/ after leaving her rez/ after marrying a man with the last name Nuñez/ every December/ she wrestled a large metal tub from the garage/ remnant of the school’s cafeteria/ in the tub large enough to be an incubator/ she’d mix masa well by hand/ I’d watch/ when I was born/ a nurse said / pity an Indian baby so white/ I chewed my nails to the quick & then tore at the quick/ now self-care/ or my nails cost so much/ I can’t afford the ruin/ I joke I am a bird/ attracted to glistening/ am told my rings are typical Indian/ I buried a ring in the lining of my grandmother’s casket/ adjusted the engagement ring/ on my mother’s cold finger/ my nails long almond shaped/ my wrists widening with age/ what I’m trying to say/ is when I look at my hands/ they’re not mine

Je dis à un ami

Publié dans Southern Humanities Review

c'était agréable d'être soignée/ disons que je me suis assoupie avec ma main dans celle de la manucure/ pendant qu'elle parlait de ses fils/ pendant qu'elle façonnait mes ongles en amande et peignait de minuscules paysages/ juste sur les annulaires/ je plaisante en disant que tout mes doigts sont des annulaires/ agite mes mains pour l’éclat / wampum turquoise en argent sterling*/ ma grand-mère a acheté plusieurs bagues/ à la boutique de cadeaux PIMC/ elle connaissait les infirmières/ autrefois élèves à l'école indienne de Phoenix/ où ma grand-mère travaillait/ après avoir quitté la rez*/ après avoir épousé un homme du nom de Nuñez/ chaque mois de décembre/ elle récupérait une grande cuve en métal du garage/ vestige de la cafétéria de l'école/ dans la cuve assez grande pour servir d'incubateur/ elle mélangeait soigneusement la masa* à la main/ Je regardais/ quand je suis née/ une infirmière a dit / ayez pitié d’un bébé indien si blanc/ je me rongeais les ongles jusqu'au bout, puis je les déchirais jusqu’au sang/ maintenant je prends soin de moi/ sinon mes ongles coûtent tellement cher/ Je ne peux pas me permettre leur ruine/ Je blague en disant que je suis un oiseau/ attiré par ce qui brille/ on me dit que mes bagues sont typiquement indiennes/ J'ai enterré une bague dans la doublure du cercueil de ma grand-mère/ j'ai ajusté la bague de fiançailles/ sur le doigt froid de ma mère/ mes ongles sont longs en forme d'amande/ mes poignets s'élargissent avec l'âge/ ce que j'essaie de dire/ c'est que quand je regarde mes mains/ ce ne sont pas les miennes

 

*L'argent sterling est un alliage d'argent contenant 92,5 % en poids d'argent et 7,5 % en poids d'autres métaux, généralement du cuivre.
*Rez: abreviation utilisée par les Indiens pour « reservation », la reserve donc.
* masa: pâte obtenue par trempage des grains de maïs

La question de se réaproprier l’usage des langues tribales parmi les amérindiens est une question cruciale aujourd’hui. Il en va de la conservation d’un mode de pensée, d’un rapport entretenu avec une vision du monde. De nombreuses réserves essaient d’offrir des écoles où certains cours sont en anglais et d’autres dans la langue autochtone originelle. Certaines langues comme la langue des Navajos, des Sioux, des Anishinaabeg, conservent assez de locuteurs pour que la disparition de la langue ne soit pas un souci majeur. Mais certaines langues ont déjà disparu et d’autres sont en voie de disparition. Ceci est le résultat des politiques d’assimilation et de la politique des pensionnats pour Indiens. Interdits de parler leurs langues, punis sévèrement s’ils le faisaient, et coupés de leurs familles, les enfants traumatisés ne savaient plus parler que l’Anglais. Suivent ensuite des générations « baclées » comme le dit le poème, essayant de renouer avec la langue ancestrale, et qui auront le sentiment négatif de ne  pas pouvoir donner naissance à de « vrais » enfants Indiens avant d’avoir récupérer l’usage de ces langues.

 

Inborn

            Published in Denver Quarterly

The language in me/ is old/ though I feel new to it/ palate warping/ a metal over flame/ I practice sounds of animals/ their names/ almost ancestral/ they know I try/ yona/ first word I ever knew/ bear/ some kind of witness/ to a sloppy rebirth/ I told a lover/ I would name a child/ tsisdu/ because it is good/ to be quick & small/ aware of your surroundings/ childless/ I ink the animal’s likeness/ on the inside of my wrist/ a reminder/ my body cannot be trusted/ to reproduce/ anything but words          

Inné

            Publié dans Denver Quarterly

Le langage en moi/ est ancien/ bien que je me sente neuve en ce domaine/ le palais se déforme/ un métal au-dessus de la flamme/ je pratique les sons d'animaux/ leurs noms/ presque ancestraux/ ils savent que j'essaie/ yona/le premier mot que j'ai su/ ours/ une sorte de témoignage/ d'une renaissance baclée/ j'ai dit à un amoureux/ que je nommerais un enfant/ tsisdu/ parce qu'il est bon/ d'être rapide et petit/ conscient de ton environnement/ sans enfant/ j'encre la similitude animale/sur mon poignet/ un rappel/ qu’on ne peut pas faire confiance à mon corps/ pour reproduire/ quoi que ce soit d'autre que des mots.

Pour finir, voici un poème qui résume un peu tous les thèmes qu’explore Mary Leauna Christensen et qui se rangent dans la catégorie “identité, perte et survie”, avec l’aspect traumatique lié à la sensation ou à la conscience de la perte.  En même temps lignée, généalogie, fidélité aux ancêtres et à leurs principes de vie, travaillent dans la pensée y compris dans le quotidien le plus banal. La construction de casinos sur certaines réserves et le droit de l’exploiter financièrement, est un des moyens pour le gouvernement tribal d’une réserve donnée d’avoir des fonds pour ensuite bâtir des écoles, des logements, des hôpitaux tribaux. C’est parfois vu comme une forme de trahison à l’idéal et aux principes Indiens selon lesquels l’argent n’est pas une valeur, est méprisable, les vraies valeurs étant les qualités humaines de solidarité, de partage, de courage, de générosité, de don de soi pour le bien commun. Mais comment faire quand on est démuni de tout, sur des territoires arides ou stériles, où il n’est plus possible de vivre selon les anciens modes de vie ? Comment faire quand le taux de chômage est dix fois plus élevé que partout ailleurs sur le sol américain ? Ces casinos décriés peuvent être une planche de salut afin de reconstruire un tissu communautaire, ils peuvent engendrer les moyens d’améliorer le quotidien sur la réserve en offrant des emplois, des perspectives d’avenir et un niveau d’éducation compatible avec une adaptation à la vie hors réserve. Il faut par ailleurs savoir que les « lois des degrés de sang » , (Blood quantum laws), sont des lois adoptées aux États-Unis et dans les ex-colonies pour obtenir la qualification d' « Américain natif » selon les différents ancêtres connus d'une personne, c’est-à-dire dont le nom a été enregistré lors de l’installation ou la déportation sur une réserve. Les Indiens qui auraient choisi de fuir, de ne pas se rendre, qui ne sont pas enregistrés sur les registres des réserves, sont donc privés de toute reconnaissance légale, et pourtant ils sont bien Indiens, descendants de ces « hostiles » comme on les appelait au 19ième siècle. Un des points litigieux est que ces lois ne prennent pas en compte l'adoption traditionnelle pratiquée chez les Amérindiens, ainsi que la continuité culturelle tribale qui intègre totalement ces adoptés ainsi que les enfants métis. Une autre question soulevée : qu’est-ce qui fait l’« Indien » ? Est-ce un certain nombre de chromosomes « Indiens » dans ses cellules, est-ce le vécu dans une culture, une langue éventuellement,  assimilée et faite sienne ? Des « blood quantum laws » découlent l’obtention ou pas des cartes d'identité tribales (ID), qui sont délivrées par les tribus comme preuve de votre inscription et de votre appartenance à la tribu. Une carte d'identité tribale reconnue par le gouvernement fédéral est également une forme valide de pièce d'identité, avec photo émise par le gouvernement dans de nombreux endroits, bien que certains autres endroits refusent de l’accepter en tant que document officiel.

At the Casino Hotel on the Rez

            Published in Poetry Northwest
located in the lobby— a perfectly contained fire
all black rocks & equally black marble
i’m wholly aware of myself
tourist & old blood
i belong & unbelong in this place

*                        

all that family in the cemetery
on the hill above the house—
the house my grandmother
had built but never lived in

worn from lack of use
there’s talk i’ll fix the house up
make it livable & lived-in
i remind myself hill rhymes
w/will— my grandmother was
strong-willed
all we can do is what the dead
would want

*                        

i dream of red clay giving up
what is buried
a slide of casket & decay
all the quartz native here
the finality     an erosion

*                        

i’ve buried so many
i’m undone & reworked

*                        

the owner of the place that sells
marble & granite knew my great-
grandfather     knows the family
cemetery & the holly bushes it’s
named after     says my great-
grandfather delivered gifts of food
when in town— specifically fresh
sausages     the owner discounts
two headstones— a double &
a single— a parent/daughter set

*                        

we     two daughters motherless
                        a father w/no daughter

*                        

last time i visited     i stained
the interior of my partner’s car
w/red clay
cemetery stains
the path cleared to carry mother
up the hill w/ease washed away
months later
i barely made it to the gravesite
           a lone pallbearer
mother’s silk flowers were stained red
grandmother’s too

*                     

here now in december
there is no snow
            just a wetness
a bone-deep-ness

 like the lobby’s fire
i contain so much
            mostly it’s death
            & the effects of it

*                       

i contain so much     my blood is percentages
quantum printed on a card in my wallet
           the card so much like a driver’s license
            it can be used at the bar on the casino floor
an alternative form of identification
in case i’m lost

*                       

when i last talked to my grandmother
a bird flew to me confused
when my mother told me she found
my grandmother’s body
my knees bruised against carpet &
i don’t think i ever wailed before
i was my mother’s final phone call—
we almost filed a missing person’s report
before we knew she was lost
but not that kind of lost
how our bodies become statistics

*

my mother was once in this lobby
belonging & not belonging
& it’s only a woman
that looks like my mother
who walks past now

 

À l'Hôtel du Casino de la Rez

Publié dans Poésie Nord-Ouest

situé dans le hall — un feu parfaitement maîtrisé
tout en roches noires et le marbre tout aussi noir
je suis pleinement consciente de moi
touriste & lignée ancienne
j'appartiens et je n'appartiens pas à cet endroit

*

toute cette famille au cimetière
sur la colline au-dessus de la maison—
la maison que ma grand-mère
avait construit mais où elle n'avait jamais vécu

usée par manque d'usage
on discute, je vais réparer la maison
je me rappelle volontairement les rimes
des collines— ma grand-mère était
volontaire
tout ce que nous pouvons faire, c'est ce que les morts
voudraient

*

je rêve d'argile rouge libérant
ce qui est enterré
une diapositive de cercueil & de pourriture
tout le quartz natif d’ici
la finalité        une érosion

*

j'en ai enterré tellement
que je suis défaite et refaite

*

le propriétaire du lieu qui vend
marbre & granit connaissait mon arrière-
grand-père          il connaît le cimetière
familial & les buissons de houx qui lui ont
donné son nom       il dit que dit mon arrière -
grand-père a livré des cadeaux alimentaires
en ville - particulièrement des saucisses
fraiches         le propriétaire fait un prix
pour deux pierres tombales : une double et
une simple– un ensemble parents/fille

*

nous     deux filles sans mère
un père sans fille

*

la dernière fois que je suis venue      j'ai taché
l'intérieur de la voiture de mon compagnon
avec de l'argile rouge
taches de cimetière
le chemin a été dégagé pour porter maman
en haut de la colline facilement    emportée par l’eau
quelques mois plus tard
je suis à peine arrivée à la tombe
         porteuse de cercueil solitaire
les fleurs en soie de maman étaient tachées de rouge
celles de grand-mère aussi

*

ici     en décembre à present
il n'y a pas de neige
            juste une humidité
une profondeur osseuse
comme le feu du hall
je contiens tellement
c'est surtout la mort
et ses effets

*

je contiens tellement         mon sang en pourcentages
quantum imprimé sur une carte* dans mon portefeuille
la carte ressemble beaucoup à un permis de conduire
elle peut être utilisée au bar à l’étage du casino
une forme alternative d’identification
au cas où je serais perdue

*

la dernière fois que j'ai parlé à ma grand-mère
un oiseau s'est envolé vers moi confus
quand ma mère m'a dit qu'elle avait trouvé
le corps de ma grand-mère
mes genoux étaient meurtris contre le tapis &
je ne pense pas avoir jamais pleuré auparavant
c’était le dernier appel téléphonique de ma mère—
nous avons presque rempli un formulaire pour signaler une personne disparue
avant de savoir qu'elle était perdue
mais pas ce genre de perte
comment nos corps deviennent des statistiques

*

ma mère était autrefois dans ce hall
appartenant & n’appartenant pas
& ce n'est qu'une femme
ressemblant à ma mère
qui passe devant maintenant

La notion de perpétuation, de continuité, de transmission d’une génération à une autre est ancrée dans la façon cyclique dont les Indiens d’Amériques comprennent la marche du monde. Mary Leauna Christensen y contribue à sa façon, souhaitons-lui d’écrire longtemps pour témoigner et partager son expérience de personne indigène, souhaitons-lui de trouver un public qui se trouvera changé, plus conscient, plus compréhensif sur le sujet de la condition amérindienne après la lecture de ses poèmes, et qu’elle réussisse à épanouir son jeune talent.

Poets in Pajamas 156: Mary Leauna Christensen & Sarena Brown, 2023.

Présentation de l’auteur




Shizue Ogawa, ambassadrice mondiale de la poésie japonaise

Présentation et traduction par Alice-Catherine Carls

Shizue Ogawa est connue en France depuis sa découverte en Belgique, au Festival de Poésie Internationale de Bruxelles en 2005. Après plusieurs traductions parues dans des revues poétiques, des essais et articles sur son œuvre trop nombreux pour être tous cités ici, sa carrière internationale a pris son essor. Elle a été, pendant plusieurs années, l’invitée de Desmond Egan au Festival Gerad Manley Hopkins en Irlande, des éditions Caractères au Marché de la Poésie de Paris, et bien sûr de la Biennale de Liège, avec une présentation de son œuvre à la Maison de la Culture du Japon à Paris en 2015. Peu à peu les publications paraissent ; à ce jour, Shizue Ogawa a été traduite en plus de dix langues.

En français, un premier volume parut en Belgique, Une âme qui joue – choix de poèmes (éditions À bouche perdue, Collection Pangée, en 2010 et 2011, traduit par Michèle Duclos et Jacqueline Starer). En France, sept volumes de plus ont paru à ce jour : Une âme qui joue – le cercle (Caractères, 2012 et 2014, traduit par Véronique Brindeau) ; Une âme qui joue – l’horizon (Caractères, 2015, traduit par Michèle Duclos) ;  Une âme qui joue – les ailes (Caractères, 2017, traduit par Corinne Atlan) ; Une âme qui joue – la forme (Caractères, 2018, traduit par Justine Decroix, Alexia Gille, et Yacine Youhat) ; Une âme qui joue – la plaine (Caractères, 2019, traduit par Nicolas Bruneteau) ; Une âme qui joue – le Kaléidoscope (Caractères, 2020, traduit par Nicolas Bruneteau). Indépendamment de cette série, un volume de Poèmes choisis a paru aux éditions Nouvelles traces en 2020 dans la traduction de Michèle Duclos. 

Toutes les œuvres de Shizue Ogawa portent le titre « Une âme qui joue » parce que, explique-t-elle, elle écrit comme elle respire, sans crampe d’écrivain. Ses poèmes en mouvement sont ludiques, représentant le jeu de la vie sous toutes ses formes – dialogues avec les animaux, contemplation de la nature, analyse d’un morceau de musique occidentale, réflexion sur le contrepoint de toute chose et sur le passage du temps. 

Shizue Ogawa. Lecture de Haïku, 8ème Conférence de l'association mondiale de Haïku.

Spécialiste du poète romantique anglais John Keats, les résonnances entre la culture occidentale et orientale lui sont un sujet particulier de réflexion philosophique, esthétique, et cosmique. Toute chose, selon elle, a une âme. Tout est en contrepoint entre arrêt et mouvement. Tout est question d’empathie et d’écoute, y compris la sagesse qui consiste à se libérer des pensées, possessions, et désirs superflus, l’essentiel étant de se recentrer sur la démarche créatrice qui seule peut éliminer la violence et assurer la paix. Son désintéressement et son détachement des biens de ce monde sont au cœur de son existence.

Depuis un peu plus d’un an, Shizue Ogawa accumule les distinctions. En mars 2023, l’Association Léonard de Vinci lui a décerné son Prix Spécial pour son œuvre poétique, à l’occasion du 570ème anniversaire de la naissance de l’artiste italien. En décembre 2023, deux de ses poèmes, « Prière – une âme qui joue » et « Conversations », ont été choisis pour être lus lors d’une cérémonie spéciale à Hiroshima et Nagasaki en décembre 2023. À cette occasion, il lui a été remis le Prix d’Artiste militant pour la paix. À le fin de l’année, l’International Association of General Art créée par l’artiste japonais Sakae Hasegawa lui a décerné son Grand Prix.

Shizue Ogawa, lors de la 10ème Conférence de l'AMS au Japon, le 29 avril 2015, Itabashi de Tokyo.

L’année 2024 est tout autant prometteuse. En avril, elle s’est vu décerner le titre « Artista genio del siglo XXI » à l’occasion du 120ème anniversaire de la naissance de Salvador Dali. Ce prix récompense deux poèmes, « Paysage » et « Sérénité, » considérés comme les meilleurs de son oeuvre par un jury composé de personnalités japonaises et espagnoles. Le volume  Stars – A Soul At Play (IX) vient de sortir en juin 2024 au Japon en édition bilingue, japonais-anglais, dans la traduction de Soraya Umewaka et de Shizue Ogawa. Et le volume Une âme qui joue -- le Kaléidoscope,  est en cours de publication dans la traduction en roumain de Manolita Dragomir-Filimonescu, qui a déjà traduit le Choix de poèmes en 2015, Une âme qui joue – le cercle en 2019, et Une âme qui joue – l’horizon  en 2023.

Nous remercions chaleureusement Shizue Ogawa de nous confier les quatre poèmes qui ont fait récemment l’objet de distinctions spéciales. Ma traduction française est établie à partir d’une première traduction en anglais faite par Soraya Umewaka et Shizue Ogawa et revue lors de conversations approfondies avec la poète. Une dernière observation s’impose. La grenouille de Shizue Ogawa est une enfant qui aime voyager. Tout d’abord logée chez la poète, la grenouille se rendit à Tokyo où elle fut publiée en japonais et en anglais, puis en Mongolie où elle fut traduite en mongol khalkha, puis à Saint Marin où elle fut lue lors d’une célébration de l’ouverture de l’Ambassade de Saint Marin au Japon, puis à Paris pour la remise du Prix Spécial Léonard de Vinci, puis à Hiroshima et Nagasaki pour la cérémonie de décembre 2023, puis en Roumanie dans la traduction de Manolita Dragomir-Filimonescu, puis à Paris pour la publication du présent article, puis aux Etats-Unis où elle sera présentée sur le blog de septembre 2024 de la revue littéraire World Literature Today. Rien ne définit mieux l’attitude de Shizue Ogawa que cette description à la fois tendre et ludique qu’elle me fit des créatures qui peuplent son œuvre.

Prière – une âme qui joue

Une gare sans contrôleur,
des billets non ramassés,
je gardai le mien
une fois sortie de la station.
De faibles sons émis par une créature,
de douloureux halètements produits
par un gosier serré, me parvinrent.

Je m’approchai du son.
Un scarabée doré sur le dos vainement
étreignait l’air des mains et des pieds.

Je le retournai
avec mon billet.
Étourdi, le scarabée doré
s’accrocha à la terre.

Étendu sur le dos, le scarabée
adressait une prière au ciel.
En revoyant cette image
une fois rentrée chez moi,
je réalisai soudain que
le bois pourrissant et
le gravier écrasé prient.

C’est le désir de vivre
surgi du cœur de la terre.
La prière de l’été dure du printemps
jusqu’à l’automne et à l’hiver.
Ce jour-là, l’insecte contemplait
le ciel nocturne déployé derrière moi,
disant sa prière pour exister.

 

Conversations

Voici quelque temps, une grenouille
a élu domicile à côté de ma fenêtre.
Elle a le nez un peu pointu.
Elle est là depuis plus de dix jours.
« Tu n’as pas faim ? »
« Je prends mes repas près d’ici
à une cantine pour enfants. »
« Avec tes amis ? »
« Oui. »

La grenouille reste toute la nuit.
« Tu ne veux pas rentrer dormir chez toi ? »
« Je me sens bien ici.
Je vais dormir ici. »
Tes parents ne s’inquiètent pas ? »
« Non.
Ils disent que pour hiberner
on doit emprunter un livre.
Je t’emprunterai un livre de récits. »

 Paysage 

Pour les paysages et les gens,
les arbres croissent et verdissent,
le sol se réchauffe,
le grain germe.
Dans cette ambiance, les gens
se comprennent et
commencent à aimer les autres.

Amour ou vengeance -
c’est la seule réponse.

 

Sérénité 

Sereine,
je quitte mon moi
et le mets au milieu.
Le coucher de soleil devient le matin,
bientôt le matin sera midi, et midi sera la nuit.
Alors je dénoue ce qui était noué.
Le milieu se laisse
transférer aux autres.

Sereine,
Je cherche à me souvenir
et trouve ce que j’avais oublié -
mes cellules tissées par le temps.
Si les nuclei dépourvus de sructure
se divisent jusqu’à exister,
ma sérénité naît du liquide
qui revient dans les nuclei.

Présentation de l’auteur




Autour des éditions Aux cailloux des Chemins : Matthieu Lorin, Dominique Boudou et Thierry Roquet.

J'avais été enchanté par le premier livre de Matthieu Lorin, Souvenirs et grillages paru aux éditions Sous le Sceau du Tabellion. Il nous donne cette fois L'éboulement du temps qui procède du même principe qu’Un corps qu'on dépeuple paru aux éditions Exopotamie l'année dernière, sorte d'autobiographie où le rapport au corps est toujours présent. 

L'éboulement du temps serait donc un exercice de mémoire dans lequel les images avancent leur énigme pour ne rien dire trop frontalement. Le livre s'ouvre sur la naissance : Au commencement, il y a les eaux qui glissent le long de ma peau et la retroussent, comme on remonte les jupes d'une fille avant de s'enfuir en courant. Puis les poumons qui se déchirent.

Nul ne se souvient consciemment de sa naissance et Matthieu Lorin en invente des réminiscences afin de dire autre chose : un être social déjà en difficulté. On se penche au-dessus de moi mais je ne les reconnais pas : je n'ai jusque là fréquenté que les dieux et eux ont des cicatrices d'acné et des haleines de tisseurs de mensonges.

Cette petite enfance passée au crible particulier de Matthieu Lorin s'énonce  avec une causticité à peine masquée : Alors c'est ainsi que l'on vit : un mal de dents à arracher les vipères du trou où elles se terrent, des jambes qui ne nous obéissent pas, un corps protégé par une maison au crépi jauni.

Et toujours, même en grandissant, ce regard méfiant voire négatif sur tout ce qui entoure : On rencontre des personnes à qui l'on ne fait pas confiance, d'autres pour qui nous déracinerions nos rancunes à mains nues. Non sans une touche d'humour : J'apprends en percutant le monde. Je le jetterais volontiers au feu mais n'ai déjà plus le droit de m'en approcher. Regard porté sur soi également sans complaisance : J'ai six ans et des pensées qui ne débordent pas : ici, le lait ne reste jamais trop longtemps sur le feu.

Matthieu Lorin, L'Eboulement du temps, éditions Aux Cailloux des Chemins, 2023, 84 pages, 12 €.

On souffre avec cet enfant à propos duquel l'adulte qu'il est devenu relate : je n'ai pas le dixième d'un siècle et il faut déjà me comporter comme une croix de granit.

Dans cette chronologie, on trouvera des réflexions (pensées de la mère ?) : Tu n'étais peut-être pas mon préféré mais tu avais avec toi cette volonté de n'être rien, de ne pas vouloir faire plier le regard des autres. C'est l'expression d'une douleur et d'une solitude qui hante ces lignes, On se barricade avec ce que l'on trouve : l'amour, un morceau de tissu, le silence ou des mutilations.

C'est une personne en marge de la réalité qui se confie : On demande ses projets à l'adulte que je deviens alors que je ne connais ni mon groupe sanguin ni les dates de péremption. Ce qui occasionne un dire poétique particulier : Je me terre dans le creux de mes nerfs, espérant des mondes concaves où il est possible de s'abriter des visages gris.

Et après un déménagement, sans doute pour des études : On me dit qu'il s'agira de mes meilleures années, oubliant que les dents jaunissent et que je connais déjà Nizan. Clin d’œil à celui qui, dans Aden Arabie, écrivait : « J'avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c'est le plus bel âge de la vie. »

Même des événements importants sont énoncés froidement : On me pose la question : nous voilà mariés. Et plus loin, avec cette désespérance sourde qui trame le livre : nous voilà prêts à ranger notre existence dans une centaine de mètres carrés pour y dilapider nos rêves d'infortunés. Pourtant, une lueur semble se faire avec la naissance d'un enfant : Un visage sort de ce ventre. Il a la forme d'un bouquet de tendresse et son ombre projette des arabesques sur le mur encore blanc. Au final du livre cette conclusion douce-amère :

J'ai laissé mes souvenirs devant la porte d'entrée car il pleuvait fort et ils étaient détrempés.

Je les ai essorés comme on tord une serviette de plage. Seulement trois gouttes de mélancolie sont tombées, sur mon pied gauche.

Ploc, ploc, ploc.

Et ce fut tout.

Un très beau livre.

Premier titre 2024 de la Collection "Nuits indormies" Matthieu Lorin lit un extrait de L’Eboulement du temps.

 

∗∗∗

Avec Dominique Boudou, c'est une tout autre forme de prose qui se déploie. Le titre, Choses revues dans Bordeaux et ailleurs, parle de lui-même. D'ailleurs, les poèmes portent majoritairement le nom de lieux (rues, places, quais...) et une trentaine s'intitulent (Off). Le premier (Off), donne, poétiquement là aussi, une sorte de grille de lecture : J'ai toujours aimé marcher dans la ville. Quelques signes du hasard imposent parfois un itinéraire qui brouille les chemins. Il existe une durée où le corps cesse de s'appartenir. Et l'esprit à la traîne en suit les flottements, au gré des vents et des oiseaux.

C'est donc bien le hasard qui guidera les pas de l'auteur et ceux du lecteur dans cette déambulation principalement girondine. Au-delà de la simple description, les petits pavés d'écriture proposent un regard révélateur de l'état d'esprit du poète, souvent comme une douce rêverie :

 

Rue Vital-Carles, 1

La lumière est douce sur les hauts murs des grands hôtels. Les jardins ont des bruissements de gaufres sèches. Quelqu'un peut-être tourne en rond. Le tram qui monte n'en couvre pas les langueurs. Il a les siennes avec son œil borgne et son silence. […]

 

Dans un de ces (Off), l'auteur cite Nuno Júdice  : La mélancolie enseigne que le trait définit tout, depuis l'émotion du visage jusqu'à la montagne au soleil couchant. 

Dominique Boudou, Choses revues dans Bordeaux et ailleurs, éditions Aux Cailloux des Chemins, 2021, 112 pages, 12 €.

Et de poursuivre : Bordeaux n'est pas une ville mais un trait qui s'étire dans mon corps quand la lumière faiblit.

La réalité, évoquée par quelques détails et événements banals, est parfois saisie sur le vif. Ainsi de ce cours Victor Hugo, que j'ai beaucoup fréquenté il y a longtemps (et les quartiers Saint-Paul et Saint-Michel) :

Cours Victor Hugo, 3

Trois hommes aux chiens font le guet autour de la porte de Bourgogne. Une berline aux vitres teintées, longue comme un corbillard, immobilise la circulation. Thrombose du paysage. Quelques passants rabattent sur leur corps un pan de manteau qui n'existe pas. Une mère avec landau se précipite vers un étal de fruits. Une trottinette s'échappe vers la rue des Faures. Ne reste plus qu'un papillon sur un monticule de goyaves. Il n'a pas peur d'un mauvais film. Il sait depuis toujours que la réalité n'est jamais si fragile.

 

Les menus détails relevés sont toujours prétexte à réflexion, non pas dans une forme de dissertation mais par touches poétiques et suggestives.

Place Saint-Sernin, 5

Un chien qui saute en l'air dans un rayon de soleil et cherche à saisir son ombre. Sous les yeux d'un enfant incrédule. L'instant va si vite. A-t-il vraiment eu lieu ? L'image ne sera pas retenue comme elle a surgi. La mémoire en retouchera les lignes de fuite. Les contours du chien et les aplats du soleil sur l'herbe couchée manqueront de vérité. Le réel est toujours un corps improbable. Presque liquide.

 

Il me faut dire un mot de ces pages (Off) qui nous emmènent loin parfois de Bordeaux, par exemple à Alcalá de Henares, lieu de naissance de Miguel de Cervantès : Un avion entre deux nuages cherche un couloir parmi les vents contraires. Don Quichotte, amoureux des immensités chimériques, irait jusqu'en Patagonie. Et Sancho Panza l'attendrait au bout d'une piste avec des chevaux de trait. Pour lui remettre les pieds sur terre.

Dominique Boudou, tel Don Quichotte, n'a pas tout à fait les pieds sur terre et c'est tant mieux car ainsi, il nous fait le cadeau de ces belles pages. Rien n'est vraiment abouti dans le monde. L'espace et le temps, les êtres et les choses sont incomplets même quand rien ne leur manque. J'aime que les listes, écrites à la va-vite sur un coin de table ou longuement réfléchies, en expriment l'empêchement. Pari réussi et plus encore. Cette promenade Avec quelques fantômes de rencontre, pour le plaisir du texte enchanteront ceux qui connaissent Bordeaux aussi bien que les amoureux de la langue.

Dominique Boudou présente son ouvrage Choses revues dans Bordeaux et ailleurs aux éditions Aux Cailloux des Chemins. Librairie Mollat.

∗∗∗

On définit fréquemment la poésie du quotidien comme narrative et réaliste, simple, ne recherchant pas les effets de style. Parmi ses représentants, citons Georges Louis Godeau et François de Cornière. Une de ses fonctions serait de trouver une réconciliation avec le monde et avec soi-même.

Thierry Roquet s'inscrit dans cette mouvance qui, partant de soi, de l'intime et de l'observation du proche, peut toucher tout un chacun, par une expérience similaire, ou par cette magie qui la rend commune : le rapport du lecteur au texte.

 

on me demande si j'ai de l'ambition
si j'ai vraiment envie de m'investir ici
si j'ai confiance en moi
ma mise en scène est bâclée
et mes yeux passent de l'un à l'autre
[…] j'aimerais pouvoir me détendre
raconter une bonne blague
leur avouer que je m'en fous complètement
de leur offre de la santé de leur entreprise
de notre prétendu projet d'avenir commun

Thierry Roquet, D’ordinaires cascades, éditions Aux cailloux des chemins, 2024, 92 pages, 12 €.

 

L'auteur se tient au plus près — pour reprendre le titre d'un livre d'un autre poète du quotidien, Roger Lahu — de la réalité et son écriture également, dans une sobriété qui ne voudrait retenir que l'essentiel, y compris dans cet auto-portrait en creux :

 

Je n'ai pas d'armes chez moi
ni fusil d'assaut
ni sabre laser
ni 22 long rifle
ni rien de tout ceci
je me contente (à dessein)
de quelques babioles non létales
d'une vieille télé
de quelques bières
d'un ordinateur qui tourne
dix-huit heures sur vingt-quatre
et
de bons livres d'écrivains
qui n'ont pas grand chose
ni armes
ni rien de tout ceci
et
c'est déjà pas mal
pour sentir la mesure
d'un cœur qui bat
d'un cœur qui encore bat
la mesure

 

L'humour est présent, façon de dénoncer les travers et désagréments de notre société, comme dans le poèmes Enquête téléphonique : Pensez-vous / qu'il y a de la luzerne dans l'espace ? / Je peux comprendre que vous n'ayez pas / le temps de me répondre. […] Je vais donc poser ma question différemment. / La rendre plus globale. / Pensez-vous qu'il y aura assez de luzerne / pour tous les ânes de l'espace ? Humour qui, mine de rien, pointe des choses plus graves, jusque dans l'auto-dérision dont l'auteur sait faire preuve.

 

Je sais ce que vous allez penser
que c'est assez ridicule
C'est pourtant la vérité
Je devais avoir quoi 16 ou 17 ans
oui j'ai envisagé d'en finir
ne trouvant plus aucune autre issue
avant de finalement me rétracter
parce qu'il y avait un film
avec James Dean à la télé
La fureur de vivre
Je ne l'avais encore jamais vu

 

Il y a une manière américaine dans ces poèmes narratifs. Quoi de plus normal de trouver en exergue du livre une citation de Charles Bukowski : « Comprends-moi. Je ne vis pas dans le monde ordinaire. J'ai ma folie. Je vis dans d'autres dimensions, et je n'ai pas de temps pour les choses sans âme. ». Thierry Roquet raconte pourtant l'ordinaire, mais de celui-ci il tire de l'extraordinaire : Buster Keaton sourit enfin / sur le poster et le poisson dans l'aquarium / a changé de couleur       Je ne dors pas / Ce qu'il faut retenir c'est sa respiration

S'il fallait résumer ce livre par quelques vers, je choisirais les suivants : c'est un poème de soi qui / ressemble à la poussière des jours c'est / en fin de compte un poème / sur une solitude terre promise je crois

 

Seizième titre de la collection "Nuits indormies" : D’ordinaires cascades de Thierry Roquet, lecture par l'auteur. 

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Lettre ouverte à Florence Saint-Roch à propos de Préparer le ciel, sept fois quatorze stations

Chère Florence Saint-Roch

J’ai lu Préparer le ciel ces 4, 5 et 6 juillet 2024, c’est-à-dire entre les 2 tours des élections législatives françaises. Et c’est un choc émotionnel (« Alors dans la tête / On distend la corde / On défait les nœuds »). Une découverte esthétique (« La page est immense »). Une jouissance de la langue (« Une phrase se forme / Incontinent se défait / Dans un poudroiement de poussière »). 

On pourrait penser : tout de même, lire et parler de poésie dans des temps pareils ! Mais voilà qu’une poésie, cette poésie, parce qu’elle injecte le monde et la société dans sa parole, s’injecte elle-même, en retour, dans ce monde et cette société. Ce n’est pas si courant. Et pourtant ! 

Voilà des décennies que je répète que la poésie s’adresse en premier lieu à ceux qui ne la lisent pas. Qu’il me revient, avec les moyens qui sont les miens (Les parvis poétiques, depuis 1982), d’œuvrer à faire se rencontrer des voix solitaires et des oreilles multiples. Encore faut-il que ces voix, tout en évitant l’écueil des « Paroles grossières cris épais », sachent prendre à bras le corps la réalité tout sachant « Garder intacte la perplexité », et sauvegarder la complexité. 

Vaste est l’horizon qui s’offre à la poésie, une fois passés les obstacles des préjugés entretenus de part et d’autre du langage. Mais si « Le chemin commence l’espace », il n’est jamais tard pour être à l’heure. La preuve par ce livre. Combien ces textes parlent en – et de - ces jours-ci que nous vivons. A l’heure où on peut se demander « Où sont donc passées nos belles idées » (« Se pourrait-il qu’arrive une nuit / Où même les plus brillantes étoiles / S’éteindraient »), c’est dire combien ce livre « Avec vigueur empoigne le présent ». 

Et quand bien même : «  Si le monde autour s’éteint / Faire venir le ciel dedans », et pour ce faire, « Défatiguer les mots » est œuvre de salubrité publique.

Merci Florence, et si je suis triste de ne pas vous avoir lue/connue plus tôt, je suis heureux de vous découvrir enfin ! Comme quoi vieillir a parfois du bon…

Marc Delouze

PS Au lendemain, et comme en écho à Préparer le ciel (et à cette lettre), les résultats des législatives sembleraient exprimer un désespéré et néanmoins furieux désir de réparer la terre… La poésie n’a pas fini d’en finir !




Salah Al Hamdani : de Bagdad, il reste le poème

Salah Al Hamdani a écrit son oeuvre en France, mais parle d'Irak, de ce lieu qui ne le quittera jamais, mais qu'il a été contraint de fuir. C'est de prison que sa voix de poète émerge, lorsque pour survivre il écrit. Puis réfugié il poursuit, sans quitter sa langue, lien irrémédiablement puissant entre lui et sa terre, sa famille, son enfance. Est-ce que l'on écrit toujours de ce lieu, l'exil, et est-ce que l'écriture le contient, toute entière, au seuil de ses silences ? Il a accepté de répondre à nos questions, et nous le remercions vivement. 

Salah, Comment définirais-tu l’exil ?
L’exil pour moi est l’obligation d’être hors de chez soi. Il s’agit d’un déracinement absolu. On est condamné à l’errance vers un ailleurs sans fin... Mais concrètement l’exil survient quand sa tête est mise à prix et dans ce cas, il est évident que lorsque cela touche un peuple c’est un crime contre l’humanité.
Depuis quand as-tu quitté ta terre d’origine ?
Depuis presque 50 ans.
Avais-tu commencé à écrire avant ton départ, ou bien la poésie est-elle venue ensuite ?
J’ai commencé à écrire de la poésie dans mon pays natal en prison politique.

Le début des mots (extrait), Salah Al Hamdani lu par l'auteur, Poème.

Est-ce que l’exil imprègne ton œuvre ? Ou bien pour poser la question différemment, ton œuvre aurait-elle été différente si tu étais resté dans ton pays natal ?
Il est très difficile à répondre à cette question de manière certaine, mais ce que je sais c’est qu’il existe deux exils : un géographique et l’autre en soi-même. Et ce qui complique les choses c’est que je pense que je subis les deux. Je me réfère pour cela au contenu d’un ouvrage paru récemment en arabe aux éditions "Abjed Fondation", Babylone, Irak, 2024, sous le titre "Fenêtre sur l’exil", livre écrit par Najeh Al-Mamouri, critique littéraire, romancier et chercheur irakien spécialisé dans les mythes et les religions. Cet écrivain renommé explique dans cet ouvrage consacré à mes écrits, que « Salah Al Hamdani finalement n’a peut-être jamais quitté l’Irak » tant sa pensée et ses émotions restent liées à son pays d’origine.
Tu as dû fuir pour des raisons politiques. Ta poésie est-elle aussi le lieu d’une lutte pour la liberté ?
Oui, j’ai quitté l’Irak parce qu’on avait tenté de m’assassiner. Ma poésie est un lieu de lutte pour la liberté mais aussi une lutte pour la préservation de la fraternité, de l’amitié et de l’amour. En pratique, ce qui revient le plus dans mes poèmes, c’est la paix et la liberté. Ce sont deux mots qui viennent logiquement en opposition à la guerre et à la destruction de ce qui est proprement humain et qui conduit à l’esclavage. La paix et la liberté élèvent une personne vers des hauteurs morales et spirituelles car elles encouragent et propagent la pensée et le souci des autres.

Salah Al Hamdani : déclamation de poèmes ( en français et en arabe ). Journée des libertés 20 avril 2024 Maison de la Vie Associative et Citoyenne du 15e arrondissement de Paris.

Écris-tu dans ta langue d’origine, en Français, ou les deux ? Comment se pense le poème lorsque l’on est partagé entre deux terres, deux langues ?
J’écris aussi bien en français qu’en arabe. De la manière la plus simple du monde à mon avis, car la poésie qui m’habite depuis toutes ces années ne possède ni terre particulière ni frontière. Encore moins de drapeau. Ma poésie est mon exil, ma terre fertile et ma patrie, je la nourris saison après saison, matin et soir. Et en échange, elle me donne souvent de l’espoir. Il m’arrive parfois d’introduire des mots français dans un texte en arabe, car c’est le mot qui me vient en premier. Il est lié à mon expérience de la vie, ces cinquante ans vécus en France. J’ai commencé à écrire en français de manière plus fréquents au moment de ma rencontre avec ma compagne Isabelle Lagny, soit environ 20 ans après mon arrivée en France.
Image de une © Isabelle Lagny

Ce qu'il reste de lumière, Violoncelle : Catherine Warnier. Textes : Salah-Al-Hamdani. Vidéo : Vincent Valluet.

Présentation de l’auteur




Nimrod : Lettre à Christophe Dauphin à propos de Totem normand pour un soleil noir

Je me permets de vous demander tout de go : de quel bois êtes-vous fait ? Le bois que je cherche à connaître est contenu dans Totem normand pour un soleil noir (Collection Peinture et Parole, Les Hommes sans Épaules éditions). Il m’a laissé pantois ! Il contient la Normandie et l’Afrique, Senghor et les brumes de votre pays natal. Qui a jamais osé ça ? Personne. Vous vous affichez résolument à contre-courant de tout.

Même les bocages normands épousent désormais la platitude sahélienne : L’espace est à ras de terre. Mais le plus décapant est ailleurs. Vous plantez votre totem avec un rythme sec et cinglant, un rythme de rock’n’roll comme pour vous défaire de l’humidité normande :

N’en jetez plus j’ai tout avalé jusqu’à l’asphalte
la mer déborde du lavabo
et la flamme de mes doigts

D’où vous vient d’écrire au couteau comme pour effacer jusqu’au bruit du pinceau sur la toile ? Car, je n’entends même pas ses caresses, vous qui êtes si peintre. Je ne fais pas seulement allusion aux œuvres d’Alain Breton qui accompagnent votre totem. Je pense également aux essais que vous avez consacrés à de nombreux peintres, dont le sculpteur Jean-Pierre Duprey. Dois-je me contenter de cet aveu :

Poète
je me suis adressé la parole pour la première fois
lors d’un cauchemar
avec des mots qui dressaient
non pas leurs hosties
mais leurs poings comme des armes

Senghor est retoqué, mais aussi Césaire, le plus rock’n’roll de tous les poètes de la négritude et du surréalisme. Cet Antillais de Basse-Pointe, au nord de la Martinique, qui se voulait volcanique avant tout (pour peu qu’on veuille comparer les paquets de mer aux laves de pierres) devient sous votre plume : Marinade du bas-ventre. C’est un constat et non pas une injure.

Je suis le premier à rire de ma mauvaise foi, mais comment vous appréhender, cher Christophe ? Vous sabotez allègrement votre prénom et votre nom (la poésie n’appelle pas un taxi pour se rendre en ville/mais la hache du cri/oublié au fond d’une poche). J’aime cet « oubli de la hache », c’est là que j’habite. S’il revenait parmi nous, André Breton serait épouvanté par votre usage du surréalisme. Aucun poète de ce mouvement n’a réussi à en faire une arme de combat : tel était pourtant le vœu de son pape ! C’est au vitriol que vous le réalisez. Désormais, Césaire pointera après vous.

À dire vrai, vous êtes l’incarnation du prophète Ézéchiel (je vous renvoie à sa description de la résurrection des morts). Comme la grande voix biblique, surréalisme et apocalypse (la révélation, d’après l’étymologie) se renforcent et se répondent. En tout cas, je risque une analogie soudain claire pour moi qui n’y ai point songé avant la lecture de Totem normand pour un soleil noir. Une question s’impose : quel totem peut bien résister aux fracas de votre prosodie ? Aucun.

Depuis que j’ai lu ce livre (et deux numéros de la revue Les Hommes sans Épaules, ainsi que votre essai magistral Derrière mes doubles (Les Hommes sans Épaules éditions) sur Jacques Prevel et Jean-Pierre Duprey), je passe mon temps à le relire, le cerveau grillé dès que je parcours une dizaine de pages environ. Ayez pitié des lecteurs qui cèdent à la charge de votre infanterie. Et je recommence quelques semaines plus tard. Et j’échoue aussi lamentablement.

Pour diriger une entreprise comme les Hommes sans Épaules, il faut une énergie de granite. Césaire avait bien raison de se revendiquer du volcan, lui, le natif de l’océan atlantique. Ces deux éléments sont des frères siamois. Et vous les incarnez à merveille !

J’ai suivi de loin votre voyage en Bretagne puis en Aveyron : la mer rugueuse, la montagne de terre et sa plaine métaphysique. Vous avalez tout. Votre revue fera bientôt écho de votre belle moisson, lors même que je continue de reculer avec Totem normand pour un soleil noir. Décidément, nul n’habite vraiment sa terre. J’ai appris cette leçon depuis longtemps ; vous me donnez l’occasion de le vérifier.

J’ai peu d’énergie, et sans chercher à apprivoiser ma révolte, je la chambre constamment afin de pouvoir écrire la plus brève des partitions. Vous m’êtes la grande révélation du printemps déjà révolu.

 

NIMROD

∗∗∗

II / Réveille-toi dans tes os

La cendre défait la flamme du passé décomposé
je bois les éclats du soleil
dans l’eau de mon ciment

Le monde pavillonnaire dort contre l’oreiller du silence
les maisons sont enroulées dans les paupières
de leurs jardins

De l’autre côté de la voie ferrée
tours-totems repeintes avec leur vérole
bouquets d’étages en sueur

Les balcons flottent dans les yeux cernés d’une nuit blanche
au-dessus de l’herbe-à-merde des chiens
le ciel s’envole avec ses rues barrées

Dans le train je relis la chair et le soleil
cette riche banque aux étoiles

La première fois c’était il y a longtemps
je marchais dans mes émotions
en voyageur trompé d’horizons de boue

Terminus
l’avion en papier est en chute libre dans l’enfant
le silex et la rivière

Ce n’est pas en pantoufles
que l’on peut décrocher les étoiles
ni en robe de chambre
que roule la vie de l’œil à l’abîme

C’est dans l’émotion seule du vécu que se forgent les mots
avec la foule et les squelettes
confondus dans les décombres du sommeil

Je me souviens de ce paysage sans horloge
son ciel coupé au couteau et ses fenêtres de marteau
frappant l’enclume de l’aube

La tour se dresse sur les nuages
et je dérive à ses pieds
nombre parmi les nombres

Je me souviens de ce paysage et de ces fleurs en béton
loin de l’Avre qui coule en silence dans la lumière

Le temps questionne ses réponses
qui montent et se retirent avec la marée

dans le seau d’un enfant.

Le silex poursuit son duel avec la rivière
pour la mémoire de l’eau

Réveille-toi dans tes os
la mort fermente comme un chien dans tes jambes

Réveille-toi dans tes os
joue du miroir
la mort te prend à la gorge et ne te lâchera pas
de sable et de limon

Réveille-toi dans tes os
tu avances en file indienne à la lueur des cadavres
ton visage jeté par la fenêtre
qu’as-tu fait de ton enfance ?
Tous les fleuves se perdent en mer

Réveille-toi dans tes os
tu avances  matelot-sanglot dans l’eau dormante
sur le charnier des jours passés
fermé comme une paupière que soulève la nuit

Qu’as-tu fait de ton enfance ?
un long silence
soleil tombé du nid de ta voix dans la mienne

Ni chanson ni prière
le même
sans chasuble ni stock-option
le même

Je ne m’appelle pas Joyeux Noël
je ne suis pas le ver solitaire des subventions publiques
et je n’ai pas écrit :

je est un écho
il roule sous le crâne
et qui l’a dit
la voix ne rassemble à rien

Je ne suis pas le Passage Jouffroy
je ne suis ni boutiquier
ni candidat à la Légion d’honneur
certains en rêvent déjà tout petits

J’ai toujours pensé
qu’il fallait d’abord tuer le con dans l’homme
et le cheval dans l’oiseau

La main passe
et le gant est à sa recherche
la nuit n’a pas encore été décapitée

III / Fantômes de gaz

Le feu consume la marée et ses pieuvres
je le soulève et mon ombre engloutit la moitié du soleil
que le sommeil capture
avec deux poches pleines d’étoiles
le sang est monté au plafond pour secouer la foudre

Fantômes de gaz je déambule avec Yves Martin
dans le cul-de-sac de l’aube
l’exil en bandoulière

N’approchez pas   n’allumez rien
ça ranime les plumes relève la sciure
j’étouffe alors
dieu la gamelle ma vermine
ne mange pas de ce chien-là
gardez vos anges vos ouvriers minute
je fous le feu à toute caricature

Poète noyé dans les bas étages du soir
avec minuit et ses courants d’air
je fais rouler mon œil dans la serrure qui a perdu
sa porte
un litre de bière
dont les murs de Paris ont gardé l’empreinte

Sur le trottoir et sous l’averse
le laid culmine au Merveilleux
et fait le tour du monde en un seul regard
rongeant l’écorce terrestre
la lumière barbare du siècle

Rue Marcadet
un orage éclate dans le bois sec de mes artères
la poésie ne renonce à rien pas même à vivre
à regarder le chien qui nargue les poubelles
pas même à l’amour trop fardé des anonymes

La poésie fracture cette réalité qui m’assiège
éclate
et se disperse dans la nuit
dont chaque écharde est un soleil
qui fait crier les cordes vocales d’une épée 

Mais dites
qui rendra la mémoire de vie
à l’homme aux espoirs éventrés ?

Nous sommes les hommes de la danse
dont les pieds reprennent vigueur en frappant le sol dur

Square de Tocqueville Paris 17
je revois Léopold Sédar Senghor
son regard-lance de Sérère

Banlieusard de la nuit sans diamant
arabe-nègre des amitiés qui dérident
poète-voyou qui sort de l’arbre du sommeil
entre deux tranches d’ombre
le ceci et cela
le etc.
je rôde entre les traits du sang

Senghor mon ami
je venais à vous de ma brousse de la banlieue ouest
et de ses clichés-sur-Seine
à en faire boiter les ponts qui dorment sur le fleuve
lorsque les chiens leur mordent la jambe

À défaut d’être un je nous étions des loups
que l’on regardait comme des plaques d’égout
pas même des insectes

Pas même un insecte ?
méfiez-vous ! Nous avons du venin plein les veines

Léopold me regarde fixement
pose ses mains sur mes épaules et serre fort
comme pour emboîter quelque chose qui ne l’est pas
je n’ai oublié ni son regard  ni sa voix
ni ce serrement qui a réveillé mon sang

Je me souviens du ressac et de l’ombre
et de mes souvenirs
je fais du basalte cousu de rage 

IV / La cassure qui dort dans les pierres

Un jour j’ai fracturé le réel avec un pied de biche
j’ai plié mon arbre et je suis parti avec la pluie
qui dort dans les pierres
avec sa cassure gyropharisée
bétonnée avec ton venin
armaturisé avec tes os

La cassure
ton visage en chute libre du 9e étage

La cassure
amour soldé d’un baiser vorace
amitié à la tempe éclatée
des insultes et du mépris plein les veines

La cassure
poing d’une révolte qui n’en finit pas
poing de colère pour étoiler une vie en loques
prête à dériver vers tous les ports
dans toutes les mers

Et pourquoi pas Alger ?
là où la vague n’a pas séché sa dernière larme

Là où le poète
dans sa cave-vigie taudis des étoiles
là où le poète tutoyant la lèpre de la solitude
a signé l’azur du soleil de ses doigts
avant de prendre cinq coups de couteau

Tunis Le Caire
la nuit vous rend votre dignité de langue
que le jour bâillonne

L’azur fait sa révolution
le souffle la parole et le printemps
sont emportés par les lèvres en feu d’une place publique

Damas aux rues de tueries
bouscule ses cadavres comme la vie
que traverse un poignard en prière de meurtre

L’azur est toujours enfoui dans le cœur des galets
l’azur n’est ni ma haine ni ma joie
le vent m’a vidé les poches

L’azur est l’usine du soleil
qui explose comme une grenade
lumière dans laquelle je lave mes yeux

De l’œil à l’abîme le chemin est court
l’azur est soleil de plaies
solitude à dormir debout
chambre opaque refermée sur la cassure que rien ne colmate

La nuit n’a pas encore été décapitée

 

Poèmes extraits de Totem normand pour un soleil noir, Collection Peinture et Parole, Les Hommes sans Épaules éditions.

Soir d'automne II, Nimrod.

Présentation de l’auteur




La métamorphose de l’image chez Y. Bonnefoy

Dessiner, dé-signer. Briser le sceau, ouvrir l'enveloppe, - mais elle reste fermée. Peindre, alors: laisser le monde, toutes ses rives tous ses soleils, tous ses vaisseaux glissant ‘dans l'or et dans la moire’ se refléter dans la vitre.

Yves Bonnefoy

 

Introduction

Yves Bonnefoy est une référence dans la poésie française contemporaine de par sa contribution au paysage esthétique et critique de celle-ci. L'ensemble de son œuvre poétique constitue un important panorama de la littérature francophone et mondiale. S'organisant sous l'influence surréaliste, la poétique de Bonnefoy évolue esthétiquement dans de nouvelles approches de style et de problématiques questionnant la mort, l'Autre, Dieu, la limite entre Ici et Ailleurs, et l'image poétique, en tant que recherche spatiale.

Cet article propose une lecture de l'image poétique de l’œuvre bonnefoyienne en tant qu'espace mouvant, ouvert et évocateur d'autres horizons. Cette perspective du changement (et du mouvement) du signe poétique constitue le point de départ de notre argumentation sur la métamorphose de l'image dans l’œuvre du poète français.

Tout d'abord, observons que l'image poétique renvoie à un discours, de façon plus ample. Celui-ci (en tant que discours littéraire) peut contenir, comme nous pouvons observer dans Approches de la réception, de Georges Molinié et de Alain Viala, “trois composantes définitionnelles” (Molinié, Viala, 1993:17).

Pour la première de ces composantes, le discours constitue son propre système sémiotique, en quatre partitions: “la substance du contenu, la forme du contenu, la forme de l'expression, la substance de l'expression” (ibid.). Il est, en outre, “bien en lui-même une totalité de fonctionnement sémiotique, qui régule entièrement, et dualement, sur son propre système” (id.: 19).

Ensuite, le discours littéraire est son propre référent et développe au sein de sa propre structure un système sémiotique pragmatique et performatif:

prenons le cas d'un roman de Zola. On peut résumer d'une part l'enregistrement des conditions sociales (matérielles et mentales) de vie des ouvriers dans tel endroit à telle époque, d'autre part l'expression des sentiments divers de représentation contemporains d'autres catégories sociales face à un milieu dépeint; on peut enfin condenser une argumentation tendant à faire prendre conscience au plus grand nombre de la situation, pour favoriser une évolution améliorative: point de littérature.[...] La Métamorphose de L’image Chez Yves Bonnefoy

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Mais le roman de Zola comme roman, le discours romanesque de Zola comme littéraire, définit une création qui, en tant que romanesque, en tant que littéraire, n'a pas pour référent ces ingrédients qu'on vient d'énumérer, mais un objet particulier de nature toute verbale, qui est à soi seul un être du monde: un roman (id.: 21).

Finalement, pour la troisième composante définitionnelle le discours littéraire, il “se réalise dans l'acte de désignation de l'idée de ce référent”. Il se “définit ainsi, toujours dans une perspective pragmatique, à un degré avancé, ou décalé” (id.: 22). Le discours littéraire fait “apparaître l'idée du référent dans son propre déroulement”. Il est réflexif, il contient l'idée de l'autoréférence.

Dans cette perspective de la Sémiostylistique que nous venons de citer, la troisième composante du discours littéraire est la plus pertinente dans notre proposition d'étude sur l'image poétique chez Yves Bonnefoy.

En ce qui concerne la structure interne du poème de Bonnefoy, il est intéressant d’envisager l’idée de désignation autotélique: comment les éléments de syntaxe constituent le travail de référence sémiotique. Il est également relevant d'imaginer le modus operandi génétique de la poétique bonnefoyienne sous cet angle structuraliste où l'analyse structurelle de la fonction de l'image poétique n'est jamais excessive.

Cet article propose, pourtant, une lecture basée plutôt sur la description sémiotique du discours littéraire et le mouvement de ce discours référentiel, performatif.

Comme nous rappelle Michel Collot, Yves Bonnefoy “comme plusieurs des poètes et des peintres rassemblés un moment autour de la revue l'Ephémère, a toujours défendu et illustré une poétique et une esthétique transitives, animées du désir d'ouvrir l'œuvre, autant que possible, au monde extérieur” (Collot, 2005).

Nous parvenons ainsi à la notion d'horizon en Poésie. À cette notion, se relie celle de phénomènes, des horizons “éveillés avec tout donné réel” (Husserl, 1970: 97).

La poésie de Bonnefoy évoque la problématique de l'horizon, du phénomène de l'image de la Parole poétique qui s'éveille dans un “horizon d'indétermination déterminable” ou d'un “horizon de déterminabilité indéterminé”, comme nous invite Michel Collot à relire la phénoménologie de Husserl (Collot, 2005: 21).

Cette opération phénoménologique que nous retrouvons dans le texte de Bonnefoy est une des perspectives de son travail poétique où la Parole est un paysage en formation, un monde-image avant la langue, avant l'actualisation d’un espace possible:

Le vrai commencement de la poésie, c’est quand ce n’est plus une langue qui décide de l’écriture, une langue arrêtée, dogmatisée, et qui laisse agir ses structures propres; mais quand s’affirme au travers de celles-ci, relativisées, littéralement démystifiées, Márcia Marques Rambourg

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une force en nous plus ancienne que toute langue; une force, notre origine, que j’aime appeler parole (Bonnefoy, 1990: 33).

Lors d’un entretien avec Bernard Falciola, Yves Bonnefoy nous illustre son idée de monde et d'organisation des paysages poétiques:

Le monde que nous recevons [...] de ce qui en nous questionne l'être au-dehors, qu'est-ce qu'est au juste? La rencontre de présences élémentaires que nous tenons pour réelles - les fruits, les arbres, quelques êtres, quelques façons d'exister - et des mirages comme en forment dans tout psychisme les aspirations instinctives, les préjugés, les refus: un total, une rêverie, où ces fruits, ces arbres, mais les montagnes aussi, et telle sorte de pierre, et la huppe qui vole sur les rochers comme une fée travestie, et nos proches et toutes nos valeurs, toutes nos croyances, se sont recomposés en une figure, qui, s'il n'y avait pas l'élaboration vraiment poétique [...], refléterait peut-être surtout mon refus à la finitude (id.: 28).

L'image sera ainsi le silence performatif du paysage, ce qui l'actualisera dans les possibilités et dans les changements de celui-ci:

Par ‘image’, j'entendais et j'entends toujours, non certes le simple contenu de la perception, ni même les représentations qui se forment dans notre rêverie, lesquelles sont fugitives: mais ce que Baudelaire avait en esprit quand il évoquait ‘le culte des images, ma grande, mon unique, ma primitive passion’, et ce que Rimbaud désignait, lui aussi, quand il écrivait dans un poèmes des Illuminations, le poème ‘Après le Déluge’: ‘Dans la grande maison de vitres encore ruisselante, les enfants en deuil regardèrent les merveilleuses images’ [...]. Les images, c'est le cadre, la page, la fixité du tracé, tout ce qui semble faire de la vision fugitive un fait malgré tout, un fait relevant d'un autre lieu que celui de notre vie, et témoignant même peut-être de l'existence d'un autre monde (id.: 12).

Le changement de l’image poétique

La notion de changement – ou la “perception du changement” pour emprunter le terme à Henri Bergson – est une notion-clef dans la définition de métamorphose de l’image poétique que nous venons d'entrevoir de l'œuvre d’Yves Bonnefoy.

Le changement, en tant que concept, établit un problème. En tant qu’observation pragmatique, il se définit comme un fait observé. Lorsqu’on observe le changement d’un quelconque objet dans l’espace, l’on évoque son état définitif, ou le résultat La Métamorphose de L’image Chez Yves Bonnefoy

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de son expérience dans le temps. Nous ne “pensons” pas au changement: nous le “constatons”, dans le résultat des choses.

Pourtant, le changement qui est “constitutif de toute notre expérience” (Bouaniche, 2011: 18) constitue plus un problème qu’un résultat. Car cet ensemble d’états accidentels de l’expérience relève d’un processus évolutif qui, dans l’opération intellectuelle que l’on relie à un objet dans l’espace, il sera en continuelle relation avec d’autres notions.

Il s’agit d’un problème qui implique la notion d’intuition et celle d’espace-temps. Relevant, enfin, de toute expérience, le changement s’établit dans une durée déterminée dans la relation avec d’autres changements. Et parce qu’il garde son aspect d’indivisibilité et de substantialité, il est lié à la mémoire. Le changement est donc cette opération à deux versants – conceptuel et empirique – qui implique notre perception de l’espace et du temps.

Le poème, qui est un espace de travail sémiotique, il sera un lieu de changement et de transformation. Si nous envisageons cette dynamique du changement en tant que perception, application et entendement de l’espace mouvant, et surtout en tant qu’acte de mémoire, et de présence, le poème sera alors un espace en constante ouverture, changeant, dialogique et conservateur d’un passé et d’une substance. Traversant notre vision des choses, il forme alors une mémoire de lecture, un passé dans le présent.

Cette mémoire de lecture, qui est ouverte et mouvante, est une sphère importante dans la poétique de Bonnefoy. Le “sommeil” de la poésie, de la parole minérale, encore non dite, l'état de veille du verbe, le lieu, donc, de changement et de transformation témoigne d'un travail initial de construction de l'image; d'une réflexion importante sur la capacité qu’a celle-ci de changer et de se transformer ; de se reconstruire.

Pour Yves Bonnefoy, les images signifient “moins le désir de représenter notre monde que celui d’en bâtir un autre”. Ce besoin sémiotique à deux versants est à l’origine, en effet, d’un étant poétique:

Et le poème, s’il a ‘tenu’ une fois, dans l’exigence sévère d’une poésie qui se forme, vaudra donc, et durablement, pour celui qui l’apprécie et ne cesse d’y revenir; sauf que ce dernier ne lira plus jamais de la même façon d’une année à l’autre: il change, lui aussi, et fait devenir ce qu’il lit, ce qu’il peut même savoir par coeur […] Cette remise en question, cette table rase, serait-elle pour un instant seulement, c’est elle le ‘silence’ […] C’est le moment le plus véridique du travail de la poésie; et il n’y a de vraie création à mes yeux que sui le silence de l’origine peut se maintenir, d’une certaine façon, dans la nouvelle écriture (id.: 24).

Le silence de l’écriture est la dimension spirituelle des choses dans notre perception; la tension métaphysique et empirique entre le passé et le présent. Il constitue un espace Márcia Marques Rambourg

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vide, un lieu de création dans lequel les structures de signification s'établissent et s'organisent dans de nouveaux horizons créateurs.

À la lecture de “Une pierre”, du chapitre éponyme du recueil La vie errante, nous lisons:

J'ai toujours faim de ce lieu

Qui nous était un miroir,

Des fruits voûtés dans son eau,

De sa lumière qui sauve,

Et je graverai dans la pierre

En souvenir qu'il brilla

Un cercle, ce feu désert.

Au-dessus le ciel est rapide

Comme au voeu la pierre est fermée.

Que cherchions-nous? Rien peut-être,

Une passion n'est qu'un rêve,

Ses mains ne demandent pas,

Et de qui aima une image,

Le regard a beau désirer,

La voix demeure brisée,

La parole est pleine de cendres (Bonnefoy, 1993:103).

Le choix lexical de la première strophe évoque une structure analogique où “lieu”, “miroir”, “eau” et le groupe verbal “qui sauve” se relient en introduisant une lecture anaphorique. Celle-ci déployée le long des quatre strophes, va alors établir les thèmes suivants, épistrophiques à leur tour, à reprendre: la “pierre”, le “miroir”, le “cercle, ce feu désert”, l’ “image”, “la voix brisée”, enfin, “la parole”. Cette séquence d’images constitue ici une perspective surréaliste qui se repose sur deux axes essentiels – celui de souvenir, de ce qui renvoie à l’origine de l'expérience du texte (“Et je graverai dans la pierre/ En souvenir qu'il brilla/ Un cercle, ce feu désert”) – et celui de transformation et d’ouverture, de “faim” de nouveaux paysages, un retour au silence, un lieu à réinventer, à refaire (“Et de qui aima une image,/Le regard a beau désirer,/La voix demeure brisée,/La parole est pleine de cendres”).

Le changement est, ainsi, dans la poétique bonnefoyienne, un lieu ouvert; un horizon investigateur qui dessine et dé-signe l'image, son essence et son application poétique.

“Le désespoir du peintre”, du chapitre “Encore les raisins de Zeuxis”, du recueil La vie errante, est représentatif de cette double fonction de l'image poétique, où nous observons le La Metamorphose de L’image Chez Yves Bonnefoy

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sentiment d'absence du monde et de sa transformation, et la tentative d’ancrer le réel dans l'expérience subjective. La peinture, objet du monde, est ici dramatique; elle est action, scène, description et évolution. Indéfinie, elle devient objet-monde dans l'actualisation de l'art, et se dissipe, évoquant le deuil d’un tableau-monde désormais réduit à un “tas de blocs de houille luisante”:

Il peignait, la pente d'une montagne, pierres ocres serrées, mais cette étoffe de bure se divisait, pour un sein, un enfant y pressait ses lèvres, et on descendait, de là-haut, de presque le ciel, dans la nuit (car il faisait nuit), c'étaient des porteurs de coffres desquels filtraient des lumières.

Que des tableaux laissa-t-il ainsi, inachevés, envahis! Les années passèrent, sa main trembla, l'œuvre du peintre de paysage ne fut que ce tas de blocs de houille luisante, là-bas, sur quoi erraient les enfants du ciel et de la terre (id.:70).

Il est, ainsi, important d’observer que cet espace mouvant entre mémoire et présent, entre être et devenir est un espace d'expérience, ce sont des “tableaux inachevés, envahis”. Le changement qui s'opère dans la poésie d’Yves Bonnefoy témoigne de la façon dont le mouvement se fait dans le mouvement, le temps dans le temps; et l'image dans la possibilité des images. Dans cette approche métamorphique, la notion même de transformation et de silence – rappelons ici, l'instant entre le je-ne-sais-quoi et le presque-rien1 – nous renvoie à une tension perpétuelle, en constant appel à l'expérience du texte. Nous retrouvons, tout au long de l'œuvre poétique d’Yves Bonnefoy, des intervalles fertiles d'un instant-parole, où s'opère la transformation de l'image, l'éveil du verbe en état minéral. S’impose, ainsi, et de façon non exhaustive, la lecture de Du mouvement et de l'immobilité de Douve et de Pierre écrite. Ces deux recueils nous interpellant dans ce que l'image poétique peut évoquer; dans la capacité que celle-ci a de se transformer elle-même, dans des mots et des mondes, comme nous verrons plus loin.

1 Nous nous référons ici à la philosophie métaphysique de Vladimir Jankélévitch laquelle, dans la même perspective que celle d’Henri Bergson, établit une pensée spatio-temporelle “ouverte” et dialectique.

La métamorphose de la pierre

Je ne doute pas que je puisse dessiner, comme en creux dans le langage conceptuel, le schéma de ce qui n'est pas. Mais ce néant du concept doit être plus qu'une virtualité. [...] Nul problème Márcia Marques Rambourg

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ne peut favoriser la métamorphose, rien non plus ne saurait l'empêcher.

Yves Bonnefoy

Depuis les études de la Phénoménologie chez d'importants philosophes comme Husserl, Levinas, Sartre et Merleau-Ponty, il nous est possible d’approfondir notre lecture du monde: la façon dont nous le percevons, nous le recevons et l’organisons. Cette organisation mentale qui se donne corporelle et spirituellement fera de nous des sujets d'un monde que nous devons arranger; des organisateurs de l'espace à la fois actifs et passifs; percevants et perçus. Le monde que nous nous efforçons de spatialiser sera, à son tour, spatialisant et organisateur.

Ce monde qui est ainsi fait de répétitions, d'identifications et de relations est une masse hétérogène de lectures. Il se forme autour des valeurs sociales spécifiques. Une fois formé, il se communique avec d'autres mondes, avec d'autres valeurs et avec d'autres bases sémiotiques, à partir d'une logique rhétorique qu'est la suppression et la supplémentation des éléments de cette réalité:

Pour faire un monde à partir d'un autre, il faut souvent procéder à des coupes sévères et à des opérations de comblement - à l'extraction véritable de vieux matériaux et à leur remplacement par de nouveaux. Notre capacité à laisser échapper est virtuellement illimitée, et ce que nous appréhendons, ce sont habituellement des fragments significatifs et des repères qui nécessitent des compléments massifs [...] Dans la pénible situation d'avoir à relire des épreuves [...], nous passons immanquablement sur quelque chose qui est là et voyons quelque chose qui n'est pas là (Goodman, 1992: 33).

Or, le monde poïétique est un espace organisé en fonction des possibilités sémiotiques et surtout “trans-sémiotiques” (Molinié, 1998: 43 -121). Il est ainsi un réel en mouvement qui nous parle et qui nous spatialise dans son silence organisationnel. Dans cette dynamique phénoménologique du monde poétique, ce qui nous importe d'observer est le processus de médiation des mondes, d'actualisation des possibles, c'est-à-dire des espaces en puissance, avant même de réaliser le résultat de cette métamorphose.

La métamorphose chez Yves Bonnefoy, de par le travail de médiation et de création du texte poétique, sera, enfin, ce lieu transitionnel, d'espace entre image et après-image.

Les recueils Du mouvement et de l'immobilité de Douve et Pierre écrite peuvent se réunir dans ce mouvement d'écriture. Le premier s'organise sur cinq sections, ou thématiques: “Théâtre”, “Derniers Gestes”, “Douve Parle”, “L'orangerie”, et “Vrai Lieu”. Ce recueil évoque la quête de liberté et de mouvement du verbe poétique. La Métamorphose de L’image Chez Yves Bonnefoy

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Dans le poème “Vrai nom”, de la deuxième section du même recueil, “Derniers Gestes”, nous observons la recherche déictique du signe poétique: le besoin de montrer ce qui n'est pas; ce qui est ailleurs. Le besoin de dévoiler; de nommer l'innommable:

Je nommerai désert ce château que tu fus,

Nuit cette voix, absence ton visage,

Et quand tu tomberas dans la terre stérile

Je nommerai néant l'éclair qui t'a porté

[...]

Je te nommerai guerre et je prendrai

Sur toi tes libertés de la guerre et j'aurai

Dans mes mains ton visage obscur et traversé,

Dans mon cœur ce pays qu'illumine l'orage (Bonnefoy, 1978: 51).

Comme d'autres poèmes qui illustrent cette idée de la fonction déictique de la poésie, dont “Cette pierre ouverte est-toi, ce logis dévasté”, ou “ Que saisir sinon qui s'échappe”, “Vrai Nom” dialogue avec d'autres voix de l'œuvre de Bonnefoy dans cette nécessité de montrer ce que l'image immédiate, du monde, doit montrer en poésie: l'au-delà du monde; le dehors. Au-delà du “je”, la définition et le nom sous-jacent: “Je nommerai désert ce château que tu fus/ [...] Je nommerai néant l'éclair qui t'a porté/ [...] Je te nommerai guerre et je prendrai “.

C'est le cas de “Vrai Lieu”, dernière section de Du mouvement et de l'immobilité de Douve, qui nous amène à un silence mouvant des images, vers un espace présent dans la distance de ces images: “Qu'une place soit faite à celui qui approche, /Personnage ayant froid et privé de maison./Personnage tenté par le bruit d'une lampe, /Par le seuil éclairé d'une seule maison” (id.: 85).

Dans un rapport dialogique avec Du mouvement et de l'immobilité de Douve, Pierre écrite (recueil composé de quatre sections, dont “L'Eté de Nuit”, “Pierre Ecrite”, “Un Feu Va Devant Nous” et “Le Dialogue d'Angoisse et de Désir”) évoque les déplacements et les répétitions, les mouvements et l'immobilité de l'image poétique. Déplacement spatial car l'image est en continuelle problématique entre Ici et Ailleurs, entre “Une Pierre” et “Le Lieu des Morts”, entre ce qui “accable mon corps” et “le pli de l'étoffe rouge”. Répétitions et immobilité car le mouvement que nous nous devons d'observer dans ce chapitre du recueil repose sur l'observation des différences et des (re)marques de déplacements: “Tombe, mais douce pluie, sur le visage./ Éteins, mais lentement, le très pauvre chameil.” Márcia Marques Rambourg

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Il nous semble important d'observer que l'allégorie de la pierre, ce lieu originel de transformation à s'éveiller paradoxalement dans le sommeil, dans l’immobilité, se multiplie et se reconstruit, fertile, en d'autres terres, en d'autres lieux pierreux “de sommeil jeté sur la pierre” (Naughton, 1998: 47). L'immobilité qu'évoque l'image de la pierre est, ainsi, à la fois façonnée par l'immobilité et par le mouvement, par un souci de composition où les choses sont à découvrir, à montrer et à démontrer. C'est une terre “qu'il faut reconquérir presque à tout moment, tant peuvent ressurgir le doute, l'angoisse, le sentiment de la perte” (Naughton, 1998: 48). Cette terre errante qui est ainsi la “pierre poétique” chez Bonnefoy pressent une “philosophie de la composition” au rebours de celle chez Edgar Allan Poe, comme nous rappelle Michel Collot: “Il ne s'agit jamais, en poésie, de réaliser par l'écrit un projet de signification préalablement formé, ou d'exprimer une émotion ou une expérience déjà faite, mais de partir à la découverte” (Collot, 1992: 124).

Dans la poésie de Bonnefoy, la Parole engage le mouvement final d'un projet. Le processus, l'en-train-de du discours poétique, dans son mouvement, est à observer davantage dans son travail poétique.

Cette brève étude parcourt le “silence d’un ravin”, l’image poétique des paysages possibles, l’inscription d’une pierre mouvante, où “la terre se dérobe”, où le silence refait le monde, et les chemins au-delà de l’image. Dans la perspective du travail poétique chez Yves Bonnefoy, rien ne s'opère sans le changement et le mouvement des paysages:

Souvent dans le silence d’un ravin

J’entends (ou je désire entendre, je ne sais)

Un corps tomber parmi des branches. Longue et lente

Est cette chute aveugle; que nul cri

Ne vient jamais interrompre ou finir.

Je pense alors aux processions de la lumière

Dans le pays sans naître ni mourir (Bonnefoy, 1978: 106).

Le son du mot imagé, imaginé, tombe dans notre propre façon de voir [dans] le poème. Suggérant un espace ouvert, le silence du poème nous invite à la construction de celui-ci, à la métamorphose, à l’abri de l’écriture: “J’entends (ou je désire entendre, je ne sais)”.

La “chute aveugle” de la lecture du texte bonnefoyien s’établit alors dans la métamorphose perpétuelle du signe du poème. Le texte de Bonnefoy se forme dans cet espace transitoire et transitionnel qu’est la Parole, dans ce pays[age] qui s’annonce dans des éléments indéfinis, occultant et dévoilant le mouvement du travail poétique. La Metamorphose de L’image Chez Yves Bonnefoy

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Bibliographie

BONNEFOY, Yves (1993). La Vie errante. Paris: Poésie Gallimard.

________ (1990). Entretiens sur la poésie (1972-1990). Paris: Mercure de France.

________ (1992). “Enchevêtrements d'Ecriture: Entretien avec Michel Collot”. In:Genesis 2: 124.

________ (2005). Yves Bonnefoy, Lumière et nuit des images, suivi de “Ut pictura poesis” et “D’autres remarques”. Sous la direction de Murielle Gagnebin. Paris: Champ Vallon.

________ 1998). Yves Bonnefoy. Cahier Onze. Sous la direction de Jacques Ravaud. Paris: Le Temps qui Fait.

________ 2007). L’Arrière-Pays. Paris: Poésie Gallimard.

________ 1978). Poèmes. Paris: Mercure de France.

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 Márcia Marques Rambourg, “La Metamorphose de L’image Chez Yves Bonnefoy”, Carnets V, Métamorphoses Littéraires, mai 2013, pp. [inserir números] http://carnets.web.ua.pt/ ISSN 1646-7698 

MÁRCIA MARQUES RAMBOURG

Université Paris IV, CRIMIC

mmrambourg@gmail.com

Resumo: Neste artigo, tentamos estudar, brevemente, a noção de imagem poética na obra do poeta francês contemporâneo, Yves Bonnefoy. Tal noção é abordada sob a égide do movimento e da ação do ato da criação e da recriação poéticas. Se a poesia de Yves Bonnefoy exalta a percepção da imagem poética como produtora de outras imagens, de outros « países », ela buscará investigar, de mesma maneira, os mecanismos de movimento e de transformação desta mesma imagem.

Abstract: In this article, we attempt to examine, briefly, the notion of poetic image in the work of contemporary French poet Yves Bonnefoy. This notion will be discussed under the perspective of the movement and action of creation and recreation in Poetics. If the work of Yves Bonnefoy exalts the perception of the poetic image as a producer of other images, other 'countries', it will seek to investigate, in the same way, the mechanisms of movement and transformation of that image.

Palavras-chave: Imagem, fenomenologia, paisagem, metamorfose

Keywords: Image, phenomenology, landscape, metamorphosis Márcia Marques Rambourg 

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