Eric Dubois, Nul ne sait l’ampleur

« Entre désir et désillusion, entre raison et espoir fou » (extrait de la préface de Pierre Kobel)

Un opus de 27 poèmes, le premier, un quatrain ouvre le recueil comme « un coup de poignard »  pour dire la violence  de la vie quand les mots ne suffisent plus, quand tout semble perdu, quand la vulnérabilité  prend toute la place, quand l’ombre prend le pas sur  la lumière.

Des images coup de poing pour exprimer un état de désespérance : «  Ma tête est un reposoir. Un écho pris de vertige. Une flamme noire qui  calcifie les oiseaux du paradis ». En ce recueil, une tonalité nervalienne et plane  « le soleil noir de la mélancolie » ; une mélancolie que le poète nomme pudiquement nostalgie : « Nostalgie noces de la lumière / et de l’ombre qui agit comme/ une algue envahissante… »  Alors, la tentation de l’alcool comme refuge quand il n’y a  «  Nul mots à l’endroit/ où saignent les larmes… » et que tout devient désert : «  Je ne sais rien de la nuit/que les ombres furtives/ le long des rues désertes… ». La nuit est un  thème central du recueil, elle abrite le silence, les silences « coupants / comme des couteaux ». La nuit est métaphore de cette mélancolie, une mélancolie qui rend perméable à la souffrance des autres, la souffrance dont «  Nul ne sait l’ampleur ».

La vie, une vie qui oscille entre l’obscur et le soleil car jamais ne cesse la quête de la lumière ; par-delà la nuit, par- delà les volets clos : « dans un rai / d’éternité absolue », passent et la lumière et l’amour alors, la nuit n’aura pas le dernier mot, l’espoir vaincra le désespoir ; les mots et la poésie pour consoler le dépossédé pour éclairer la nuit du Desdichado.

 (Ce recueil a été finaliste en 2024 pour la quatrième édition du prix de poésie Léon Paul Fargue )

Éric Dubois, Nul ne sait l’ampleur, éditions unicité, 2024, 45p 12€.

Extrait (p.27-28)

 

Ce sera une nuit

comme une autre

mais ce sera la dernière

les yeux remplis d’étoiles

 

Ce sera une nuit

comme une autre

mais ce sera la seule l’unique

solde de tout compte

 

Ce sera une nuit

comme une autre

dans les draps blessés

dans le sang glacé

 

Ce sera une nuit

comme une autre

plus belle encore

et plus jolie

 

Ce sera une nuit

comme une autre

comme une dernière

colère une ultime prière

 

Ce sera une nuit

comme une autre

mais que l’on n’oubliera pas

dans le bruit des pas

 

 

Par-delà soi

par les autres qui se souviendront

de vous traçant ainsi la nuit

avec des fils de soie

Présentation de l’auteur




Pornographie : le cri de Cédric Demangeot

Drôle de titre à première vue, tout en sachant qu’il va s’agir de poésie et non d’un essai philosophique, encore moins de littérature « porno », même si l’obscène sera présent, y compris au sens le plus directement sexuel. Obscène donc parfois mais jamais pervers (au sens du roman de Gombrowicz, par exemple).

Ce recueil – en réalité la réédition à titre posthume de recueils parus entre 2006 et 2011 – est un manifeste d’une rare violence qui paraîtrait outrée si l’on doutait un instant de la sincérité de son auteur. Mais, comme Jérôme Thélot l’a justement souligné, si Demangeot délivre bien un message – clair ô combien – la politique est ici « interne au poétique, immanente, strictement inhérente à l’élaboration du poème »1, à la différence des postures politiciennes qui peuvent être soutenues explicitement par des auteurs.

Les textes rassemblés ici, remaniés par Demangeot avant sa disparition en 2021 à l’âge de quarante-sept ans, furent écrits dans le contexte de l’affaire Brice Petit, un professeur de lettres et poète, interpellé et inculpé pour s’être opposé à des violences policières. De fait, la police est omniprésente dans l’ouvrage, pas seulement dans le poème « Matraque » où l’auteur s’imagine d’abord plaqué / contre le / pavé [...] la matraque en // foncée dans la bouche je / ne sais plus très bien par où / respirer je / bande – puis méchamment passé à tabac, quelques-unes // de mes dents se brisent / et se dispersent au sol // comme une poignée / de minuscules & blancs // dés à jouer / sa vie pour un rien [...] Ma / traqué – tête // rentée dans le thorax – jam / bes mauves fémur // en miettes, et finit en proie à des visions hallucinées : tout / tourne // autour de / ma tête éblouie / deux rondes deux / cercles concentriques // – le cercle intérieur / composé de danseuses // voilées de bleu qui me font / bander et pleurer du sang // l’autre cercle, autour / du premier, de fantômes // en arrêt – je / fais ma joie de ces visions.

Cédric Demangeot, Pornographie, L'Atelier Contemporain, 2023, 336 pages, 25 €.

Reproduire comme on vient de le faire la poésie de Demangeot (/ pour changer de ligne ; // pour sauter une ligne) ne lui rend pas suffisamment justice. La disposition des vers sur la page est chez lui capitale, plus encore que chez de nombreux pratiquants du vers libre. Parfois, comme dans le poème « Litanies de Caïn » qui ouvre le recueil, divisé en versets de neuf ou dix vers, l’auteur ne se contente pas de sauter une ligne, il coupe carrément la page en deux, avec un premier verset en haut et le suivant en bas de la page. Ainsi, après le meurtre d’Abel, le premier verset qui se termine par On m’a / blanchi. On m’a / dit que j’étais un homme, un / de ces hommes dont le monde / a besoin. Pour s’interrompt brutalement sur la préposition « pour » et la suite n’arrive qu’après un énorme enjambement : fuir, on m’a donné / de faux papiers. Calligraphiés / d’une main sûre. Enluminés / avec élégance. Avec ça en poche je / vais, comme je suis, comme / je me tiens : corps / écrit : j’ignore / au nord / de quoi. On remarque quatre octosyllabes dans ces versets, comme pour donner une cadence, d’ailleurs vite interrompue, outre que de ces vers, un seul (de ces hommes dont le monde) se lit d’une traite2. Simple coïncidence ? Sans doute, car la présentation de deux versets par page séparés au maximum est bien ce qui rend remarquable le poème sur Caïn. Elle oblige le lecteur à reprendre son souffle entre deux versets successifs, le temps d’une pause pour assimiler ce qu’il vient de lire.

Le livre est divisé en deux parties, Pornographie et Ravachol3. La première – sous-titrée Ébauche d’un livre du mal – compte dix-sept poèmes. Si tous dégagent une atmosphère crépusculaire, de fin du monde, d’arbitraire et de violence contre laquelle le poète tente (en vain) de se révolter, l’humour vient souvent au secours pour rendre le tableau plus supportable. On a pu s’en rendre compte par les extraits ci-dessus et la manière qu’à l’auteur de couper les phrases – voire les mots, ici ou là4 – y contribue fortement. Il lui arrive aussi de souligner un mot en le mettant en italiques.

Quelques textes apparaissent plus légers que d’autres en dépit de leur sujet. Ainsi « Concentrationnaire » où le poète dénonce plutôt gentiment les vacanciers enrégimentés. On repère même quelques préciosités : l’intégrisme critique / et l’éclatante condescendance / et le barreau blanc bleu violent de la / voûte hypercielleuse de l’ / été.

Pour Demangeot, le monde est foncièrement obscène, ce qu’il définit en tête du livre comme ce qui offense ostensiblement le sens moral. Ex. : l’obscénité du capitalisme. Encore une fois, son discours n’est pas un discours, mais un cri. Il ne se demande nulle part quel système serait préférable au capitalisme ; il accuse et, reconnaissons-le, il n’est pas nécessaire de chercher bien longtemps pour découvrir les tares de notre système. Rapports de classes, rapports de genres aussi bien.

 

l‘oiseau, l’ / oiseau de la / Nuit mon a / mant m’a / menti maman, on / m’a fait mal on / m’a mal / mariée Ah / mon amie, tu / es là, toujours nue toi, près de / moi, moi vêtue de ce / sale vêtement bl / ancommunmort, (« Une triste histoire »). 

 

Demangeot ne fait pas mouche à tous les coups. On peut penser qu’il stigmatise ici des mœurs rétrogrades, des mœurs que la police qu’il honnit pourtant s’efforce de combattre et qu’il devrait bien choisir entre une police appliquant imparfaitement notre conception des droits de l’homme et le relativisme du « toutes les cultures se valent ». Là n’est pas le propos. Le poète a un droit (un devoir ?) général d’insurrection (même si celle-ci ne saurait mener bien loin, mais c’est un autre sujet soulevé ici de surcroît par un pessimiste par nature). 

Quand Demangeot dénonce l’obscénité et la violence, il y va carrément : Chérie – oh / tu m’écoutes quand je parle j’ai dit / regarde Salope / ou je te dévisse la tête à coups de poing (« Sale temps ») ; la / Mort m’a mise à genoux m’a / forcée – for / cée à sucer / un Propriétaire, le / curé mon mari / bandait de me voir à genoux […] ce fut la grande Kermesse / de la Terreur, le grand défilé / des hommes importants / dans ma bouche & / dans mon cul (« Une triste histoire »).

On notera dans le dernier exemple l’intéressant usage des majuscules pour désigner l’ennemi : le Proprétaire (le capitalisme), la Kermesse (la religion – ou le marché?), la Terreur (le pouvoir). Demangeot anticlérical ? Pas sûr. Dans la citation précédent, « curé » n’a pas droit à la majuscule. Par ailleurs, le poème « La soif » commence par un tercet : Vite bordel / il faut que j’avale / une éponge, où les deux derniers vers sont en italiques sur l’original, comme pour souligner la citation des Évangiles relatant le calvaire du Christ.

Il y a chez Demangeot une certaine « décontraction » (en paroles) à l’égard du sexe féminin qui risque de choquer les bien pensants. Il n’est pas sûr que ces derniers soient prêts à accepter une dénonciation de la misère et de l’injustice sociale exprimée comme dans le poème « Sale temps ».

 

regarde / tout de même ils / auraient pu envoyer un / pauvre, au ramassage de / ces monticules de cadavres laissés pourrissant / sur le trottoir, qu’en penses-tu / Chérie, touche / comme c’est mou, sens / comme ça pue, vois / comme c’est laid, comme / ça vous gâche un paysage parfait – allez, / ma petite pute – je veux de toi / que tu me dises combien / c’est innommable – alors nous / la nommerons ensemble & / sentirons le frisson vrai / refroidir notre double dos –

 

Un couple en train de faire l’amour (le « double dos ») qui s’indigne parce que la misère – qui n’éveille en lui qu’un frisson (fût-il « vrai ») – s’expose au grand jour, un homme qui traite sa « Chérie » de « petite pute » : se moquer de la misère, rabaisser sa femme, tout cela est fort incorrect et dévoile par ailleurs un aspect de Demangeot que l’on ne voit pas nécessairement chez lui. Sincère, oui, scandalisé, oui par l’injustice, les violences policières (en particulier dans ce recueil), mais lorsqu’il dénonce ainsi l’indifférence, dans quelle mesure s’en exclue-t-il ? Suffit-il de crier ? Le fait qu’il emploie ici la première personne du pluriel pourrait inciter à  penser qu’il ne veut pas être dupe de lui-même. Est ainsi posée l’éternelle question de la vérité du poète, y compris  lorsque sa sincérité n’est pas en doute.

 

Et poète est celui
qui s’obstine à fouiller une terre
battue de bottes pour le sens
battu du mot d’homme qui ne s’y trouve pas

Cette définition, tirée du poème « Fenêtre sur le bleu » n’est somme toute pas si différente de celle de Paul Celan dans Le Méridien5. La poésie, Mesdames et Messieurs : cette parole d’infini, parole de la mort vaine et du seul Rien6.

Notes

(1) Jérôme Thélot, « Politique du poétique : le travail de Cédric Demangeot », L’Esprit créateur, vol. 55, n° 1, 2015, p. 69-77.

(2) Compte tenu du changement de ligne entre « dont le monde » et « a besoin », il semblerait judicieux de ne pas faire la liaison et de compter la deuxième syllabe de « monde » comme un pied, ce qui ferait bien de ce vers un octosyllabe.

(3) Cette deuxième partie, plus courte, sous-titrée « petit roman en vers suivi d’un poème », consacrée à une évocation de l’anarchiste Ravachol (1859-1892) commence par la retranscription de son journal et se poursuit par diverses « gloses » (à ce sujet, la postface de Victor Martinez, p. 383-384).

(4) Exemple : Ceci / est ton frère. Le morceau / reçoit le don du nom / bizarre d’A / bel.

(5) Der Meridian, discours prononcé à l’occasion de la remise du prix Georg Büchner (1960).

(6) Dans l’original : Die Dichtung, meine Damen und Herren – : diese Unendlichsprechung von lauter Sterblichkeit und Unsonst ! Ici dans la traduction de Maurice Blanchot (in Philippe Lacoue-Labarthe, La Poésie comme expérience, Paris, Christian Bourgois, 1986, p. 146).

Présentation de l’auteur




Elio Paglia­rani, Carla, une jeune fille, Robert Filliou, Poémes, scénarios, chansons, Christine Célarier, Je choisis la lagune, Raymond Farina, Les Grands jaseurs de Bohème suivi de L’Oiseau de paradigme

La poésie comme spéculation douteuse donc crédible -Robert Filiou

 

Robert Filliou , sorte de  gourou de l’hybridation esthétique se retrouve ici  en des textes écrits en anglais ou français rassemble  « chansons grivoises, poèmes-actions, contes pour enfants, pièce bilingue, poèmes à terminer chez soi, poèmes sonores, etc. ». Assigné au mouvement Fluxus – mais selon lui à tort qu’à raison – il démontre sans éviter des démonstrations son écriture de « Lion sous la peau du cochon ».

Récusant de voir l’art comme une carrière mais tout en refusant de faire autre chose il a cultivé ses dérivess parfois très réussi mais parfois attendu et systématique là où le singularité et des remises en causes deviennent une commodité, voire une facilité. Mais l’humour existe même et surtout lorsqu’il n’existe pas – ou autrement en cette « différance » chère à Derrida.
Loin du passé. Pas lointain  mais échu. Quoique toujours ne pas vraiment pensé, Robert Filliou a montré  que le pas pensé, pèse fort son poids d’impensé. Le tout dans les sporadiques efforts. Mais celui-ci tenta de se situer dans une généalogie plausible voire d’articuler à la question globale de la culture contemporaine et de justifier civiquement ce qui ici et là apparaît de moins évidemment possible.
Mais c’est un peu comme si Filliou se demandait comment vivre, sans l’effort de représentation qui spécifie l’humain ? En conséquence il s’est inquiété humainement et esthétiquement de la déréalisation du monde dans la coagulation des représentations.
Comment d’ailleurs pour lui supporter que l’effort de représentation ne soit que répétition vaguement stylisée du déjà représenté ?  Mais Filliou loin formes communément admises a créé expérience individuée : celle de sa liberté. 

Robert Filliou, Poémes, scénarios, chansons, Édition établie par Emma Gazano, Les Petits Matins, collection « Les grands soirs », 2024.

Cela fit de lui un bel oiseau fin de bec et de la plume Le tout jamais sans mauvaise graisse de pathos. Jamais dupes et toujours ironique et  pas moins radical. Nous le découvrons dans le bataillon de ses textes retrouvés, parfois, pour faire pensum théorique mais dans le but de penser creux. Mais à  savoir le pourquoi et le comment d’un relatif dédain de la pensée théorique  pour lui opposer un certain bouddhiste.
Façon d’éveillé il se contenta parfois d’être endormi sans pour autant cultiver du passé. Quant à son questionnement, l’évincement trouve une forme : un élément « positif » nourri toujours le négatif. Bref le Oui est un non oui et le non un oui non. Que demander de plus ? Et n’est-ce pas un moyen d’accéder à l’existence symbolique par un si drôle d’oiseau ?

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Elio Pagliarini vers l'aventure

Elio Paglia­rani Proche du cinéma néo-réaliste ita­lien, , membre du « Gruppo 63 », a trans­formé la poé­sie des­crip­tive mais en se ser­vant de la tech­nique de tels réa­li­sa­teurs comme il a modi­fié l’esprit réci­ta­tif dans la poé­sie influen­cée en lui autant par le futu­risme ita­lien que par William Car­los Williams.
C’est pour­quoi dans Carla, une jeune fille le poète trans­fuse le passé et le lyrisme pour ini­tier son édu­ca­tion des sen­ti­ments selon un loin­tain appel des « Pro­messi sposi » de Man­zoni via et au-delà des idées poé­tiques de Gadda.
Tout un jeu du passé buco­lique chez un tel auteur sent le bitume et le ciment mou lorsque les ouvriers le gâchent. Tout ici trans­forme donc l’idée de la poé­sie non sans souci désor­mais d’une forme d’objectivité d’une société mila­naise « post war » — comme son écri­ture elle-même. Elle se veut plus de la rue que des canons esthétiques.

Elio Paglia­rani, Carla, une jeune fille, tra­duit de l’italien et pré­senté par Ada Tosatti, édi­tion bilingue, Edi­tions Nous, 2024, 112 p. — 14,00 €.

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Venise est ici : Christine Célarier

Christine Célarier, « Je choisis la lagune », préface de Micha Venaille, Œuvres de Patrice Giorda, et traduit par Bruno di Biase, Editions La rumeur libre publié en coproduction avec l’Espace Pandora, Vareilles, 42540 Sainte-Colombe-sur-Gand, 105 p.

Nourrie d’un conclave de poètes Christine Célarier  ne retient pas l’attention des illusions littéraires (entre autre) que Venise et sa lagune inspirent. Dans de tel contexte on se rend compte qu’il y a tant de poètes. Mais surtout la sincérité, qualité suffisante de la poétesse.
 
Elle est sortie de la grosse végétation de la poésie underground pour la pooésie des profondeurs et leurs érections. Nous montons sur la lagune su kieu car c’est un médium qui ouvre les portes à tous et qui n’a pas, de l’intérieur, la force et les instruments nécessaires pour faire une sélection.
Une telle poésie est donc de la renaissance à la fois  populaire mais elle reste un critère de sélection. Elle joue son rôle pour réussi à se construire, à se dégager entre autres de la quantité qui ne croise pas forcément la qualité.
 
Son résultat, dans ces conditions, est remarquable. Christine Célarier construit son style éloigné d’abord la tentation de trop de mot. Elle serre le discours des profondeurs cachées qui quelques fois sont dépassées de leur limite. Et de plus l’auteure dans son sens  de l’architecture garde non seulement l’ossature mais sans éliminer tous les muscles et les tendons des pierres et de l’âme.
 
Une telle auteure va si bien ensemble avec sa poésie… A cause de toutes ces circonstances dans sa poésie il y a une relation avec la poésie de l’intime. Quelques fois elle est très proche d’elle  presque une comme confession mais parfois voisine du conte de fée. La distance est relative et ces relations sont presque un jeu mais comme s’il s’agissait d’une expérimentation très avancée. Dès lors cette expérience  est ancrés dans la poésie  comme existence en soi.
Christine Célarier, Je choisis la lagune, préface de Micha Venaille, Œuvres de Patrice Giorda, et traduit par Bruno di Biase, Editions La rumeur libre publié en coproduction avec l’Espace Pandora, Vareilles, 42540 Sainte-Colombe-sur-Gand, 105 p.
 
Ce livre possède de grandes ouvertures vers un sort d’humanité qui ne tient pas obligatoirement de la poésie (ou de l’art), mais d’une sorte de compréhension universelle… C’est une particularité parce que cette écriture évite des éléments discursifs et ne stimule aucune rhétorique pompeuse. Elle est discrète, dans et sans un mutisme qui veut crier dans la rue. Parfois elle se cache et ensuite apparaît dans des endroits surprenants, exactement là où on ne l’attend pas.
 

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Raymond Farina : oiseaux en barbarie

En deux parties de ce livre surgit le chant des oiseaux mais aussi, par voix du poète, des questions à la sibylle. Mais c'est comme si pour l'une comme pour les oiseaux les plus légers leur clairvoyance dépasse celle du poète lui même, homme parmi les hommes dans "les limites de ce bas-monde". 

Un tel poète se fait à la fois innocent car réceptif  mais il reste un sage. Même si ses doutes subsistent. "Pourrais-tu me dire Sibylle /  s’il fait vraiment chaud en Enfer ? Est-ce l’hiver au Paradis ?. Mais Farina, contrairement au moineau godillot, est un gandin pariant sur le possible car "d'un smoking est-il de rigueur dans les soirées de l’Éternel ?".
Néanmoins en hommage à l’inframince du volatile et sa simplicité, l’auteur (au moineau par exemple) répond à  « son insolence d’aristo » par son  statut de « petit clodo ». Raymond Farina  fait mieux que s’en amuser grâce à son lyrisme musical  de ses scansions et des jeux sonores, à la manière des agréments  de ses partitions qui semble presque d’un clavecin mozartien. Le style poétique est ici créé de battements parfois mordants ou pincés sans rire mais ironie. Farina ne cherche cependant jamais à imiter l’oiseau mais à accentuer et mettre en valeur sa présence avec parfois un détachement non dénué d’humour.
 
Les retours de sonorités sont plutôt des retours de mots en horizontaux pour des thèmes mélodiques verticaux, histoire de rappeler l’envol des oiseaux le tout inséré ici dans une harmonie générale. D'autant que leurs ailes sont d'une bien autre qualité  que celles des anges vus par Michel-Ange et Fra Angelico  pour "enfin propager l’effroi   / chez les Barbares d’ici-bas".  Quant aux oiseaux  nuls agents de l’infamie : ils se prennent pour des seigneurs, aigles et buses comprises

Raymond Farina, Les grands jaseurs de Bohème suivi de l’oiseau de paradigme, Editions N et B, Colomiers, 2024, 116 p., 13 €.




Entre la poétique et le poétique, le cinéma de poésie

Nikol Dziub, Université de Bâle

Introduction

On essaiera ici de répondre à une question très simple : le cinéma dit « poétique » est-il ainsi qualifié parce qu’il exhibe une poétique, ou parce qu’il est imprégné de poésie1 ? Ou si l’on préfère : dans quel sens le terme « poétique » est-il utilisé dans le discours sur le cinéma ? On ne pourra pas se pencher ici sur tous les réalisateurs et théoriciens qui ont fait le cinéma poétique (Vertov, Pudovkin, Eisenstein, Pasolini, Antonioni, Bertolucci, Godard, Paradjanov, Illienko, Shamshiev, Griffith, Tarkovski, Dovzhenko2, mais aussi Chklovski, Deleuze3, etc.) On se contentera d’analyser brièvement ce qu’en disent Chklovksi et Vertov d’une part, Pier Paolo Pasolini d’autre part.

Notre hypothèse est la suivante : le cinéma poétique est régi par une volonté de faire du cinéma un système ou un ensemble structuré par des caractéristiques qui lui sont propres (nous disons « caractéristiques » pour éviter les mots « règles » ou « lois », qui supposent une contrainte trop forte). Il constituerait par conséquent une objectivation du geste cinématographique, qui consiste à décomposer la « réalité » pour la recomposer, ou plutôt pour composer une « autre réalité » par le biais du montage. En d’autres termes, il se caractériserait par un geste de mise en exergue de sa propre poétique – ce qui ne veut pas dire, cependant, que la poétique exclut totalement le poétique, tant s’en faut.

Poetichnoe kino, ou le cinéma de poésie vu par les formalistes

Commençons par les formalistes russes : fond/forme, narration/démonstration, prose/poésie – telles sont les distinctions dialectiques qu’ils prônent. Pour Chklovski en particulier, la distinction cinéma de prose/cinéma de poésie se superpose à la distinction fable/composition. Dans l’ouvrage intitulé La Poétique du cinéma (1927), dirigé par Boris Eikhenbaum, le groupe des formalistes tente de poser les fondements théoriques du cinéma (en tant qu’art ou médium de communication, avec sa stylistique et ses procédés propres, mais aussi dans ses rapports à l’art pictural, au théâtre et à la littérature). Le terme « poétique » est bien employé dans le sens que lui donne Aristote – dont la Poétique traite de la production et de l’agencement des œuvres, et plus particulièrement d’une mimésis conçue non comme l’imitation d’une réalité statique, mais comme la réappropriation du geste créateur qui constitue le moteur des actes dont la succession construit une réalité dynamique –, mais les formalistes opèrent une sorte de syncrétisme entre poétique et poésie. Dans le « cinéma de poésie », il y a plus d’éléments formels que d’éléments de sens : « Le cinéma sans sujet est le cinéma de poésie4 ». Il existe une « fonction poétique du cinéma » comme il existe une « fonction poétique du langage » : si, dans le cas du langage, c’est – selon Jakobson du moins – l’absence relative de verbes5 qui manifeste la « poéticité » d’un discours, dans le cas du cinéma, c’est le refus de la fable et de son illusoire fluidité.

Pour illustrer sa pensée, Chklovski donnera des exemples de films où les réalisateurs utilisent les « bases » du cinéma de poésie (les formes géométriques, les parallélismes – notamment sonores : assonances, allitérations –, la surexposition, les images « dialectiques ») : Shestaja chast’ mira (La Sixième Partie du monde, 1926) de Dziga Vertov et Mat’ (Mère, 1926) de Pudovkin notamment. En fait, pour Chklovski, ces moyens « géométriques » de mettre en parallèle des images constituent un principe poétique, puisqu’ils permettent de créer des rythmes visuels, et de la sorte de donner un sens non narratif au film. Dès lors, ce qui était caché se montre, ce qui incite le spectateur à prendre conscience de l’existence de l’œuvre cinématographique comme production : l’un des grands apports de Chklovksi dans l’art cinématographique est l’utilisation du principe proto-déconstructeur d’ostranenié (d’étrangéisation), que l’on retrouvera à l’œuvre dans les films de Paradjanov ou de Godard – le poétique étant alors le support et la manifestation d’une prise de distance critique6.

            La pensée de Chklovski ouvre des pistes non seulement aux théoriciens, mais aussi aux cinéastes, et notamment à Dziga Vertov. Ce dernier insiste cependant encore davantage sur la nécessité pour le cinéma de se libérer de l’emprise de la littérature. Dans son manifeste intitulé Ciné-Œil, publié en 1923 dans le troisième numéro de la revue ЛЕФ : Левыйфронт искусств7, éditée par Maïakovski, Vertov prétend ainsi faire du cinéma un instrument de résistance au passé, notamment littéraire. Le générique du film L’Homme à la caméra (1929), par ailleurs, expose la poétique cinématographique de Vertov. D’abord, le cinéma sera indépendant des mots et du langage, l’image n’aura plus besoin du soutien des inscriptions écrites. Ensuite, le cinéma sera indépendant de la littérature, les images seront convaincantes sans l’aide du scénario. Enfin, le cinéma sera indépendant du théâtre, et renoncera aux décors. À la fin de ce générique-préface, Vertov écrit : « Ce travail expérimental est destiné à créer le véritable langage international absolu du cinéma, qui sera tout à fait distinct du langage du théâtre et de la littérature8. » Un art devient donc « poétique » quand il commence à ne plus travailler qu’avec ses propres « caractéristiques9 » – à telle enseigne que le cinéma ne peut être poétique qu’à condition de s’émanciper de la littérature et de la poésie qui lui est propre.

Au-delà du formalisme : le cinema di poesia selon Pasolini

Voyons à présent comment Pasolini considère le cinéma poétique. Dans sa conférence intitulée « Le Cinéma de poésie », donnée au premier Festival du nouveau cinéma de Pesaro en juin 1965, et dont la traduction fut publiée dans les Cahiers du cinéma en octobre de la même année (no 17110), il propose une réflexion sémiologique sur le cinéma. Pour lui, le cinéma, comme tout art, est avant tout poétique (même si le cinéma est a priori un art « réaliste »). Cette « poéticité », dit-il, s’impose presque automatiquement au cinéma, parce que le cinéma est composé d’images « évocatrices ». Voici comment se développe sa pensée, fondée sur ce postulat, que le cinéma est constitué d’images-symboles qui ont la même évolution que les racines des mots. Si « le cinéma est […] un langage artistique et non philosophique11 », c’est du fait de sa « force expressive12 », de « son pouvoir de donner corps au rêve », de « son caractère essentiellement métaphorique13 ». C’est ainsi qu’il aboutit à cette conclusion, que « la langue du cinéma est fondamentalement une “langue de poésie” ». Mais le cinéma industriel (c’est-à-dire le cinéma réduit à une entreprise économique) a tout fait pour développer le caractère narratif du médium, et a formé de la sorte la tradition d’une « langue de prose narrative14 ».

Pasolini ajoute encore ceci, qui montre qu’il tente de réaliser une synthèse intéressante entre l’idée formaliste de la poésie (ou de la poéticité) et cette autre idée qui en fait le lieu du jaillissement de la vision ou du rêve : le cinéma de poésie se développe « en fonction des caractéristiques psychologiques irrégulières des personnages choisis comme prétextes, ou mieux : en fonction d’une vision du monde avant tout formaliste de l’auteur (informelle chez Antonioni, élégiaque chez Bertolucci, technique chez Godard15) ». Pour exprimer cette vision intérieure, Pasolini pense qu’il faut utiliser des formules stylistiques et techniques particulières, tout en « servant simultanément l’inspiration, qui, comme elle est justement formaliste, trouve en elles à la fois son instrument et son objet16 ».

Chez Pasolini, le terme « poétique » est donc employé dans le sens « formaliste » tout en étant synonyme d’ « onirique ». Si le caractère « prosaïque17 » traditionnel du cinéma a empêché sa « poéticité » de se développer, c’est parce que « tout ce qu’il y avait en lui d’irrationnel, d’onirique, d’élémentaire et de barbare18 » a été négligé. Le langage des im-signes (images de la mémoire et du rêve) est libérateur19, et ce à deux niveaux, celui du personnage et de la mimésis, celui de l’auteur et de l’expression :

Le « cinéma de poésie » – tel qu’il se présente à quelques années de sa naissance – a pour caractéristique de produire des films d’une nature double. Le film que l’on voit et que l’on reçoit normalement est une « subjectivité libre indirecte » parfois irrégulière et approximative – bref très libre. Elle vient du fait que l’auteur se sert de « l’état d’âme dominant dans le film », qui est celui d’un personnage malade, pour en faire une continuelle mimésis, qui lui permet une grande liberté stylistique, insolite et provocante. Derrière un tel film, se déroule l’autre film – celui que l’auteur aurait fait même sans le prétexte de la mimésis visuelle avec le protagoniste ; un film totalement et librement expressif, même expressionniste20.

De la sorte, c’est le langage (cinématographique, s’entend) de l’auteur, son style si l’on veut, qui a toute licence de se déployer. Mieux, le style devient alors le seul véritable « protagoniste » d’un cinéma de poésie fondé sur l’ « exercice de style comme inspiration, qui est, dans la majeure partie des cas, sincèrement poétique21 ». Pasolini fait ainsi un double détour par la mimésis et l’expression pour rejoindre la poétique, et pour l’identifier, à sa façon, au poétique.

Pour conclure et poursuivre : la poésie des cinémas

Resterait à déterminer ce qui assure la transitivité de cette part de poésie du cinéma. Si la poétique du cinéma poétique semble (l’italique s’impose, on le verra dans un instant) un objet délimité et analysable, comment, ou dans quelles conditions, le « je-ne-sais-quoi de poétique22 » qu’il contient et comporte se transmet-il au spectateur ? On ne pourra pas, ici, s’attaquer vraiment à cette redoutable question. Mais on aimerait tout de même, en guise de conclusion ouverte, émettre cette hypothèse, que le lieu nommé « cinéma » est pour beaucoup dans la transitivité de la poéticité propre à l’art éponyme.

Pour Jean Epstein, « l’obscurité des salles » de cinéma est la « condition de toute rêverie23 ». Et Edgar Morin, de son côté, parle de ces « grandes cavernes extérieures que sont les salles de cinéma », qui « communiquent avec nos cavernes intérieures ; notre âme y erre comme nos ancêtres erraient dans les jungles ou les forêts vierges24 ». Si le cinéma permet à l’homme d’échapper à la réalité, il donne également accès à une certaine sur- ou hyper-réalité, qu’elle soit archaïque ou future, étiologique ou eschatologique. Le cinéma permet à l’homme de faire l’expérience d’un certain « état poétique » qui survient lorsque le spectateur imagine vivre une relation mi-imaginaire mi-esthétique avec l’homme cinématographique (l’homme de l’écran), qui est autrui tout en restant proche (qui est, si l’on veut, un alter ego, mais où l’alter a autant de poids que l’ego) : de fait, à « l’écran, l’hypnose se trouve donnée en même temps que la poésie25 » ; et de la sorte, « la substance vive du film apparaît […] comme un tissu onirique et poétique, dont la cohésion intime n’est pas tellement d’ordre raisonnable26 ». Ou, pour le dire autrement : il n’est pas si sûr que la poétique propre aux films dits « poétiques » soit un objet clairement délimité et analysable – car, dans le cinéma, le poétique ne rejoint peut-être pas tant la poétique, qu’il ne la saisit, la pliant à ses lois et voies propres, qui demeurent pour partie impénétrables même à ceux qui en font l’expérience.

 

Notes

1. Cet article reprend en grande partie une publication antérieure : Nikol Dziub, « Le “cinéma de poésie”, ou l’identité du poétique et du politique », dans Fabula-LhT, no 18 : Nadja Cohen et Anne Reverseau (dir.), « Un je-ne-sais-quoi de « poétique », 2017, DOI : https://doi.org/10.58282/lht.1882

 2. Voir Karla Oerler, « Poetic Cinema », in Edward Branigan et Warren Buckland (dir.), The Routledge Encyclopedia ofFilm Theory, New York, Routledge, 2013, p. 365-371.

3. Voir Gilles Deleuze, Cinéma I. L’Image-mouvement, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1983.

4. Victor Chklovski, « Poésie et prose dans l’art cinématographique », in Les Formalistes russes et le cinéma. Poétiquedu film, introduit et commenté par François Albéra, traduit du russe par Valérie Posener, Régis Gayraud et Jean-Christophe Peuch, Paris, Nathan, 1996, p. 141.

5. Voir Roman Jakobson, Questions de poétique, Paris, Seuil, 1973, p. 19 : « l’absence de verbes est une tendance caractéristique du langage poétique. »

6. Voir Victor Chklovski, « L’Art comme procédé », in Théorie de la littérature, textes de formalistes russes réunis, présentés et traduits par Tzvetan Todorov, avec une préface de Roman Jakobson, Paris, Seuil, 1965, p. 83 notamment.

7.  LEF, Levyi Front Iskusstv (Front gauche des Arts).

 8. Nous traduisons.

 9. Les revendications du cinéma poétique sont à certains égards similaires à celles du cinéma « pur » des années 1920. Sur le sujet, voir Nadja Cohen, « “Littérature pure” et “cinéma pur” dans les années 1920 : la réponse du berger à la bergère ? », Arcadia, vol. 50, no 2, novembre 2015, p. 271-285.

10.  Traduction française de Marianne Di Vettimo et Jacques Bontemps. Repris in Marc Gervais (éd.), Pier Paolo Pasolini, Paris, Seghers, coll. « Cinéma d’aujourd’hui », 1973.

11.  Ibid., p. 135.

12.  Ibid.

13.  Ibid.

14.  Ibid.

15.  Ibid., p. 139.

16. Ibid.

17. Dans le cas de Pasolini, il ne faut pas confondre le « cinéma de prose » avec un cinéma prosaïque, de même qu’il faut comprendre la différence entre le cinéma traditionnel et le cinéma classique. Pasolini éprouve bien une certaine nostalgie pour le cinéma de son/l’enfance. Le cinéma classique était doté d’une poésie intérieure, c’est-à-dire cachée et non visible : « Le cinéma classique a été et est narratif, sa langue est celle de la prose. La poésie y est une poésie intérieure, comme, par exemple, dans les récits de Tchékhov ou de Melville » (ibid., p. 140).

18.  Ibid., p. 135.

19.  Ibid., p. 136.

 20. Ibid., p. 138.

21.  Ibid., p. 139.

22. Voir Nadja Cohen et Anne Reverseau, « Un je-ne-sais-quoi de “poétique” : questions d’usages », dans Fabula-LhT, no 18 : Nadja Cohen et Anne Reverseau (dir.), « Un je-ne-sais-quoi de « poétique », 2017, DOI : https://doi.org/10.58282/lht.1916

23. Jean Epstein, Esprit de cinéma, Genève/Paris, Jeheber, 1955, p. 71.

24. Edgar Morin, « Les Cavernes intérieures », in La Méthode 5. L’Humanité de l’humanité : l’identité humaine, Paris, Seuil, 2001, p. 103.

25. Jean Epstein, Esprit de cinéma, op. cit., p. 72.

26.  Ibid., p. 133.




ALAIN DELON, HENRI RODE & LES HOMMES SANS ÉPAULES

Les Hommes sans Épaules ont toujours quelque chose à dire !... Est-ce le cas à propos d’Alain Delon, lequel, comment l’ignorer ?, est décédé le 18 août 2024 à Douchy-Montcorbon (Loiret), à l’âge de 88 ans. Oui, mais de manière indirecte, contrairement à son ami et rival Jean-Paul Belmondo (disparu en 2021, au même âge que Delon : 88 ans) qui, a, pour sa part, publié dans la revue Poésie 1 n°4 (1969), entièrement consacrée à Arthur Rimbaud. Qui, pour évoquer le Rimbe ? Jean Breton a eu son idée et a appelé la personne en question, qui lui répond : « Rimbaud, ça me botte ! Dans 48 heures c’est fait ! » Le texte de Belmondo est excellent et a été reproduit dans mon article, Jean-Paul Belmondo, l’an 1969 de Poésie 1 (in recoursaupoeme.fr, 21 septembre 2021).

La relation à Alain Delon, concerne Henri Rode1, grand écrivain autant que grand poète, qui fut l’ami précieux et l’aîné tutélaire de trois générations d’Hommes sans Épaules, de 1953 à sa mort, en 2004, à 87 ans. De ses débuts littéraires (romans, nouvelles et poésie) à Avignon, durant l’Occupation, aux côtés de Pierre Seghers et Louis Aragon, René Tavernier et sa revue Confluences, Jean Ballard et Les Cahiers du Sud, Alain Borne, André de Richaud, etc. Henri évolue, sans jamais lâcher la littérature, vers le monde du cinéma en devenant à la fin des années 50, rédacteur (durant douze ans) du magazine Cinémonde, ce qui l’amène à nouer des relations privilégiées et même des amitiés, avec, je cite en vrac, Alfred Hitchcock, Federico Fellini, Alberto Lattuada, Simone Signoret, Marlon Brando, Jean-Pierre Merville, Sophia Loren…, cette dernière que je croise un jour, début des années 90, en montant l’escalier qui me mène au petit studio parisien dans lequel Henri vit modestement.

Parmi les amitiés d’Henri, la plus emblématique et inattendue, au premier abord, est assurément celle d’Alain Delon qui, en 1960, a tourné dans moins de dix films, dont, tout récemment : Plein Soleil de René Clément et Rocco et ses frères, de Luchino Visconti, qui est un ami d’Henri, qui rapporte : « Delon, déclarait Luchino, a quelque chose qui n’est qu’à lui, outre sa séduction fulgurante. »

Henri Rode, Delon, PAC, 1977, 312 pages, 35 €.

Cette amitié entre Delon et Henri se noue sur la durée et elle est mise à l’épreuve car l’acteur est méfiant et exigeant : « C’est environ à l’époque de Plein Soleil, témoigne Henri, que je vis pour la première fois Alain, avenue Kléber. Mal dégagé encore d’une juvénilité impérieuse, à vingt-quatre ans, il semblait brûler et danser à la fois sur la plante des pieds, un pull blanc faisant ressortir sa carnation, sa chevelure japonaise, ses yeux bleus d’un étonnant éclat. Sa personne entière, d’un jet uniment racé, donnait l’idée d’un éveil, qui n’était pas défi mais certitude, sans doute, de porter l’apanage de l’être rare – celui que l’on ne rencontre que par exception. » Henri a toujours été réglo avec lui et Delon le sait, qui a lu et aimé ses écrits et pas seulement ceux qui sont liés au cinéma. Tout début des années 70, Henri se trouve chez Delon, qui n’est plus seulement le jeune Rocco Parondi de Visconti, mais son Guépard (1963), la Tulipe noire (1964), L’Insoumis (1964), le Centurion (1966), le Samouraï de Melville (1967), le Jean-Paul Leroy de La Piscine (1968), le Sicilien du Clan d’Henri Verneuil (1969), le Roch Siffredi de Borsalino (1970), ou le Corey du Cercle rouge de Melville (1970).

Delon a toujours refusé que l’on écrive sa biographie. Il a même attaqué plus d’une fois. Ce jour-là, il demande à Henri de l’écrire cette fameuse première biographie : « Certains journalistes romancent, d’autres pas. Je suis bien certain avec vous, aujourd’hui, de ne pas être trahi. ». Henri, surpris, n’a pas le temps de réfléchir : il accepte. Delon en confiance, ouvre ses archives le laisse aller et venir chez lui comme sur les plateaux, chez ses proches (longs entretiens d’Henri Chez Mireille Darc et chez Jean-Pierre Melville) et répond à toutes ses questions, nombreuses et fouillées, sans filtre, car Delon l’a décidé ainsi. Delon, le livre d’Henri Rode paraît en 1974, chez PAC éditions. Il sera régulièrement réimprimé et augmenté jusqu’en 1981. C’est un grand succès, car Delon, qui nous dit sincèrement : « J’ai toujours vécu mes rôles. Je n’ai jamais joué. Un acteur est un accident. Je suis un accident. Ma vie est un accident. Ma carrière est un accident »), est un immense acteur et il se livre ici comme jamais il ne l’a fait, sans rien esquiver. Que l’acteur ait, parallèlement à son existence réelle, une réalité mythique, voilà qui est une évidence depuis longtemps. L’accord entre Delon et Henri fut de faire ressentir plus avant, l’individualité de l’homme : « Pour Delon, chaque fois qu’il doit être Delon, il s’agit d’un certain tour de force. Rien n’est jamais du tout cuit avec lui et c’est sans doute ce qui, dans son cas, est passionnant… Delon doit créer, à chaque fois, Delon. Le tour de force est d’autant plus appréciable qu’aucun comédien mois que Delon ne donne l’impression de se conformer à des clichés personnels. Delon ne fait jamais sa propre parodie, comme Belmondo sait faire celle de Bebel – à quoi l’on applaudit d’ailleurs… La discrétion, la pudeur de jeu d’Alain Delon ont toujours été sa règle. Ce n’est jamais de l’Actor’s Studioou du Conservatoire qu’il relève, mais du Hollywood plus discret de Spencer Tracy, de Gable, de Bogart, des stars des années 40-55. Il n’a pas traversé les phases démonstratives d’un Brando ou d’un Warren Beatty. Sauf exception, il ne s’exerce jamais au morceau de bravoure. À quoi correspond tant de mesure ? Au fait, sans doute, qu’il n’a pas éprouvé à l’origine le « feu sacré ». Il ne s’en est jamais caché, ayant réalisé ses réussites par intuition, maîtrise de soi, goût du perfectionnisme. Mais un fait l’a certainement conduit à son professionnalisme sans bavure : un jour, encore jeune homme, Delon s’est vu embarqué vers la gloire, et sommé d’accepter l’aventure, ou de se démettre… Jamais, à ses débuts, Delon ne cultiva cette tentation romantique : être un grand acteur, une star qui ferait date. Il s’est contenté d’accepter, un beau matin, le fabuleux cadeau, qu’il dut d’abord à son rayonnement physique, puis à ce « petit quelque-chose en plus », dont a si bien parlé Jean-Pierre Merville à propos de Delon-star. Le tour de force fut qu’ignorant de tous les trucs du métier, ne sortant d’aucune école, Alain Delon ait pu si tôt tenir tête à un René Clément, un Visconti, un Antonioni. C’est qu’il rassembla tous les possibles de sa personnalité, fonça en se resserrant, avec, sinon le besoin d’obtenir une auréole, le goût de bien faire le travail qu’on lui demandait, en se défendant de la gratuité d’un « charme » trop facile, d’un angélisme un peu noir… Delon, par défi peut-être, un peu par orgueil, par revanche sur une enfance malaisée, puis par reconnaissance envers le privilège qui lui était accordé, a forgé Delon… » Jean-Pierre Melville déclare à Henri Rode : « Delon, avec Gabin, Montand et Belmondo, est l’une des quatre dernières stars masculines qui nous restent en France . Les autres n’étant que des vedettes. Mais qu’est-ce qu’une star ? Quelqu’un que les Américains définissent comme n’importe qui, avec quelque chose de plus. Eh bien oui, j’aime le petit quelque chose en plus. »

On découvre sous la plume, non pas d’un critique de cinéma, mais d’Henri Rode, c’est-à-dire d’un écrivain (c’est une première et cela reste sans équivalent), un Delon qui n’omet rien de sa vie et de son parcours, de ses engagements, de ses idées et conception du cinéma : Acteur, mais aussi producteur (sa société de production, Adel Productions, produit une vingtaine de films jusqu’en 1988), réalisateur, comédien au théâtre et homme d’affaires, Delon confie à Henri : « Je n’ai jamais accepté un film pour l’argent ou le prestige qu’il représentait. J’ai tourné sans cachet Mélodie en sous-sol, de Verneuil : je sentais le personnage. » Delon confie à Henri : « Melville connaissait mieux que moi ce personnage qui et moi. » Apprenant que Melville était au plus mal, durant l’été 1973, on sait que Delon traversa de nuit la France en voiture pour se rendre auprès de lui, hélas, trop tard. Melville est décédé le 2 août 1973 à 55 ans des suites d’une rupture d’anévrisme. Arrivé sur place et apprenant la nouvelle, Delon s’effondra littéralement sur place. « Alain, rappelle Henri, m’a dit avoir des rapports professionnels solides, un ami d’enfance et deux ou trois autres amis qui ne sont ni célèbres ni connus. Plus qu’à l’amour, il croit à la passion, et plus qu’à la passion à l’amitié. » On découvre avec Henri Rode, que Delon n’est pas seulement le plus grand acteur de sa génération, mais un être intelligent, cohérent avec lui-même (même si, comme Henri, nous ne partageons pas tout, loin de là, de cette « cohérence ») et doté d’une grande culture. Ses réponses et confidences à Henri le démontrent, comme le texte inédit qu’il confie à Rode : une rencontre imaginaire avec Pablo Picasso. Avec Delon, vous parlez bien sûr cinéma : « La responsabilité de l’acteur me paraît personnellement très minime. On ne peut pas situer l’acteur sur le plan de ses personnages. Il interprète, il traduit un individu, truand ou saint, sans plus. Par ailleurs, lorsqu’un film est signé Melville par exemple, il présente objectivement deux points de vue : celui de la loi et celui de la pègre. Dans Le deuxième souffle, Melville donne des chances égales à Meurisse, le policier, et à Ventura, le truand. Au public de juger… J’observe les gens, le milieu ambiant qui correspondent au film que j’interprète, ou même en général : cela fait partie du propre de l’acteur. On pique, ici et là, un petit truc. Dans l’autobus, au café, partout où je vais, j’observe. Je sais que des comédiens préfèrent la tour d’ivoire. Pas moi. C’est une question d’éducation. On a tort quand on imagine un acteur différent des autres hommes. Il doit rester en contact avec l’humanité : c’est essentiel. » Avec Delon, on parle aussi de politique, de littérature ou de peinture. Delon ne voulait pas de vente posthume, alors il a fini par vendre en 2023, l’attachement de toute une vie, sa collection d’œuvres d’art : Dufy, Delacroix, Millet, Vlaminck, Bugatti, Dürer, Véronèse, Géricault (« La personnalité de Géricault m’a toujours fasciné : on la retrouve dans La Semaine Sainte d’Aragon, dont j’aimerais beaucoup camper le héros »), Degas, Corot, Rivera, Riopelle, Hartung… Delon dit : « L’art doit circuler pour continuer à vivre. » Henri remarque aussi chez Delon, fasciné par Géricault dont il possède tableaux, des œuvres de Bronzino, Rubens, Dürer, Balthus, Ingres et Callot. Mais une chose agace Delon, qu’il répète à Henri : « Je m’admets comme je suis. J’estime que chacun a le droit de faire ce qu’il veut, et je ne comprends pas pourquoi l’on tient toujours à savoir ce que je pense, moi. » Naturellement, et comme Henri le fit observer à Delon qui acquiesça lui-même : « Quand il est question d’Alain Delon, rien ne ressemble à l’attention qu’on prêtre aux autres acteurs. » Alors, la mort d’Alain Delon, pensez-donc !

Beaucoup d’émotion et d’éloges, de notices mortuaires, de nuances sur l’homme et sa carrière, sans oublier, sans nuances, les insultes des « gens aux cuisses propres » (sont-elles si propres que cela ?). Alain Delon a répondu à Henri Rode : « En tant qu’acteur, je me suis toujours refusé à exploiter la violence gratuite. Je la hais. Rien ne m’est plus odieux que ces mouvements de foule dont l’objectif numéro un, d’abord politique puis décalé, ressemble au plaisir de tuer. » Delon n’a jamais caché qu’il était un homme de droite, se déclarant gaulliste (« Dès mon enfance, de Gaulle a été une référence pour moi. Il s’est assimilé à un ordre de grandeur qui, à mes yeux, reste une empreinte fulgurante. Si l’image de « père de la patrie » est concevable, c’est tel qu’il m’apparaît… Une des plus grandes faveurs de mon destin a été d’avoir pu acquérir le manuscrit de l’appel historique du 18 juin, pour le restituer à l’Ordre de la Libération ») et qu’il s’était engagé dans la marine pour échapper à un avenir promis par sa famille de charcutier, dont il a obtenu le CAP (« Alain plaisante en prétendant qu’il est le seul acteur à pouvoir couper correctement le saucisson et à faire un pâté en croute »), à dix-sept ans et demi, ce qui l’avait amené dans Indochine en guerre (« J’étais entraîné dans un mouvement dont l’horreur ne m’est apparue que lorsque j’ai repris pied dans un monde normal. La frousse, la peur de la mort, tout cela, alors semblait faire partie de mon excès de vitalité, de jeunesse », confie Delon à Rode, qui ajoute : « Alain connaît les embuscades, le canon qui vous met en joue et l’autre, qui tonne »), période qui le lia d’amitié à Jean-Marie Le Pen. Delon était contre l’adoption d’enfants par des couples homosexuels. Il était aussi pour la peine de mort, etc. Certes, on peut ne pas partager cela avec lui, et je ne le partage pas.

La chose la plus moche concernant Alain Delon, c’est Ari Boulogne, dont personne ne parle, « étonnamment ». Ari Boulogne est le fils que Delon « aurait eu » en 1962 avec Nico, mannequin allemand et future chanteuse du Velvert Underground, alors qu’il est en couple avec Romy Schneider. Delon a toujours refusé la reconnaissance en paternité, bien que Ari lui ressemble physiquement, à l’instar d’Anthony, comme deux gouttes d’eau, et qu’il ait été élevé par Édith, la mère d’Alain Delon. Sa vie, c’est l’histoire de bout en bout d’une lente et certaine autodestruction, un jeu de massacre, une course vaine après l’amour, qu’il raconte dans son livre, L’amour n’oublie jamais (Pauvert, 2001). Ari Boulogne, devenu hémiplégique, est retrouvé mort, chez lui, le 20 mai 2023, à l’âge de 60 ans. L’histoire est horrible. Il n’y a aucun « romantisme » là-dedans, pas même l’histoire souvent romancée, en fait, plutôt la chute continuelle de la belle Nico, la mère, qui n’assume pas davantage son fils et l’entraîne même dans l’abîme de ses veines blanches... Je ne dédouane, ni Nico, ni Delon, mais, je demande à ce que les juges d’autrui ouvrent... leurs propres armoires familiales.

Je note en revanche que plusieurs films d’Alain Delon contrebalancent son image réac, ainsi : L’Insoumis (1964), d’Alain Cavalier, et Les Centurions (1966), de Mark Robson, qui prennent position contre la guerre d’Algérie, et Monsieur Klein (1976), de Joseph Losey, sur la France de Vichy et la rafle du Vél’ d’Hiv, film, un chef d’œuvre, pour lequel il s’est battu. En 1973, il incarne aussi le rôle principal dans Deux hommes dans la ville, avec Jean Gabin : un film à charge contre la peine de mort. Ajoutons son engagement à propos de la réforme du milieu pénitentiaire, comme il s’en ouvre à Rode : « C’est dans le même esprit, en vue d’une justice plus humaine, après les évènements de Clairvaux, Toul, Nîmes2, etc., que j’ai pris parti, dans la presse, pour la réforme pénitentiaire – et contre les sévices infligés aux prisonniers : mise prolongée au « lit de contention », carence des organes de contrôle, autorité abusive faisant abstraction de toute personnalité chez le délinquant. Il me semble que la privation de liberté en soi, dans bien des cas, est une punition suffisante pour ne pas supporter d’être assortie de brimades, d’humiliations ou de violence. » Ajoutons encore les films avec Visconti, qui était, on le sait, et communiste et homosexuel. Alain Delon n’ignorait pas non plus, qu’Henri Rode était homosexuel et c’est pourtant à lui qu’il a confié l’écriture de sa biographie, lui disant : « Qui pourrait penser qu’en cette fin du XXe siècle qui a vu tous les progrès scientifiques s’épanouir, où la « conscience morale » tend à devenir quelque chose d’universel, où l’antiracisme est le fait de tout honnête homme -, oui, qui pourrait penser que le génocide, cette plaie dégoûtante de l’humanité, cela puisse exister encore ? (..) Notre époque ! Ce qui m’indigne le plus en elle, c’est que le génocide, cette plaie dégoûtante de l’humanité, puisse encore s’y produire à cause de certaines guerres. Que, dans des camps de misère, vivent encore des enfants à peu près abandonnés – de quelque race qu’ils soient : indiens, noirs, arabes, juifs, jaunes. C’est là une condamnation évidente de notre civilisation. Voilà pourquoi j’applaudis à des mouvements comme l’Unicef, la Croix-Rouge internationale, Oxfam, Terre des Hommes, la Caritas mondiale et à divers organismes œcuméniques…. Danny Kaye ne cesse de se déplacer dans le Tiers-Monde pour des gosses qui meurent de faim. Kaye nous rappelle qu’un acteur est semblable à tous les hommes doués de conscience, que la tour d’ivoire des stars est devenue une légende dérisoire… Qu’est-ce qu’une star ? Quand vous sortez du studio, la vie se charge de vous ramener à la réalité. »

En mai 2004, j’arpente le boulevard Hausmann, à Paris, lorsque soudain, avançant face à moi, à une dizaine de mètres, je reconnais Alain Delon. Nous allons nous croiser, mais je n’ai pas l’intention de lui adresser la parole. Pourtant, arrivé à sa hauteur, je lui dis : « Monsieur Delon, Henri Rode est mort ! » Il s’arrête et me fixe quelques secondes avant de continuer son chemin sans rien dire. Il ne s’écoule pas une minute, avant qu’il ne revienne vers moi : « Henri Rode, bien sûr ! Excusez-moi. Je me souviens très bien de lui. Que lui est-il arrivé ? Quel âge avait-il ? » S’en est suivi un court échange. Delon, un « sale type » ? Ce ne fut pas le cas, ce jour-là. Les « sales types » sont à chercher ailleurs, sur les réseaux sociaux (?), il me semble !...

Notes

  1. À lire : Henri Rode ou l’émotivisme à la bouche d’orties, par Christophe dauphin, dessins de Lionel Lathuille, Les Hommes sans Épaules n°29/30, 2011.

     2. Clairvaux, Nîmes, Arras, Paris, entre le 19 juillet et le 5 août 1974 près d’une centaine de prisons, 89 selon l’administration pénitentiaire, sont touchées par un mouvement de révolte des prisonniers, qui refusent de réintégrer leurs cellules en fin de journée.




Loïc Reverdy, Là Haut

La revue Littérales vient d’attribuer son prix de poésie 2024 à Loïc Reverdy.

Loïc Reverdy, né en 1973, a fait (presque) tous les métiers, ce qui ne le rend pas indigne de l’appel rimbaldien vers l’âpre liberté. Le poète est aussi un randonneur. Dans une écriture ciselée, sans effet superflu, qui épouse les aspérités du chemin, il nous emmène dans une ascension rugueuse. Vers où ? Là, Haut.

Là-haut, nous n’aurons pas droit à une vision du sublime digne de Caspar Freidrich, nous ne contemplerons pas une mer de nuages. Sa montagne n'a ni « couronne » ni « orgueil ».

Chaque pas rapproche de rien
Sinon
De se sentir égaré

Il se pourrait bien que le point d’arrivée soit aussi le point de départ.

Le poète est un marcheur, avant tout. Son mouvement pourrait être, comme chez Rimbaud, celui de la fuite. Ou bien de la recherche de « l’épuisement du corps » afin de « savourer le vide qu’il laisse derrière lui »

Avant tout, la marche, c’est un souffle, une respiration, pour répondre à cet appel dont parle si bien Jean Siméon dans son Petit éloge de la poésie : « Je crois que la poésie nomme cette autre respiration, qui requiert l’arrêt du temps et la vacuité, grâce à quoi nous reprenons souffle ».

Suivons donc la marche que Loïc Reverdy accomplit vers les hauts espaces. Point d’ésotérisme, ni de mont Analogue qui doit livrer ses secrets. L’âpreté suffit, elle est le sceau de l’authenticité poétique.

C’est là la seule musique que nous fait entendre le vers de Loïc Reverdy. Hegel disait que la poésie était le premier de tous les arts, parce qu’elle se modèle avant tout sur la parole. Loïc Reverdy ose le mot « communion », mais c’est aussitôt pour rappeler que


Haut
Pas de dieu

Loïc Reverdy use peu de la métaphore. Le sublime n’est pas dans la vision, mais dans l’expérience de la marche ascendante. Les abîmes sont là, sur l’arête des mots, « à flanc / à bord de plateau », dans le détail qu’ils opèrent sur le monde. Écoutons plutôt :

Les rochers au bord de l’abîme
Se découpent dans la lumière du soir
Ils montent la garde

Sentinelles de mica
Phares de granit

Le prix de l’ascension n’est que la « maigreur du corps » et la « peau tannée ». Au bout du périple, pas de trophée olympique. À la poursuite de la fatigue ou de l’eau du torrent, en chemin, Loïc Reverdy re-sculpte le corps pensant du poète avec le ciseau de la marche.

Présentation de l’auteur




Daniel Kay, Vies héroïques Portraits, sentences et anecdotes

 Il y a une poétique du fragment et le livre de Daniel Kay l’illustre à merveille, lui qui cultive l’art des miscellanées. Ces mélanges littéraires de portraits, sentences et anecdotes.

Dans ce nouveau livre du poète, l’on peut commencer par la dernière page. Celle où l’on voit Francis Bacon, dans son atelier, s’inspirant de Vélasquez pour peindre Innocent X poussant son cri extravagant et tragique. Au vrai, le peintre, écrit Daniel Kay, n’avait jamais réussi à peindre le sourire, se mit donc à peindre le cri. « Ce qui fit de cet artiste un des plus grands tragiques par défaut ». Ce « par défaut » de l’existence peut s’appliquer à « l’héroïsme minimaliste, cet éternel combat contre le quotidien, corps-à-corps avec ce gouffre dans lequel se débattent femmes et hommes depuis leur naissance », évoqué par Daniel Kay dans le court avant-propos.

Dans ce monde de peu de lumière qui est le nôtre, il ne s’agit pas de masquer le négatif de la vie mais de l’affronter. Le fantôme de Nietzsche est passé par là. Regarder le négatif sans grandiloquence, à la manière des anonymes ou des figures célèbres qui traversent ces pages. Ainsi, le bibliothécaire « qui aimait les livres sans en avoir jamais lu aucun ». Figure à la Bouvard et Pécuchet qui trouvait que la classification de Dewey était le plus beau des poèmes. Ne pas tenter de canaliser la négativité, l’assumer au contraire, c’est peut-être là qu’est le vrai héroïsme humain trop humain. Ainsi au début du livre, deux fragments se font face en un percutant vis-à-vis : d’un côté, Dalida, l’ancienne reine d’Egypte descendant pleine de vie les marches de Montmartre, ignorante pour l’heure des tourments à venir et, en page de droite, Empédocle, sur l’Etna, déposant méticuleusement ses sandales au bord du volcan en feu, pensant une toute dernière fois aux quatre éléments mais décidé à accomplir son geste de suicide. Bel exemple d’association qu’affectionne Daniel Kay entre la culture populaire et l’érudition, jamais pesante pourtant.

Daniel Kay, Vies héroïques. Portraits, sentences et anecdotes, Gallimard, Collection Blanche, 2024, 120 pages, 15€50.

Car tout se déploie chez lui dans la plus subtile ironie. Ainsi, de Balzac : « Il écrivit plus d’une centaine de romans et but des milliers de tasses de café, alliance héroïque de la plume et de la cafetière ». Où se niche malicieusement l’héroïsme au quotidien ? Le jeu, l’écart, la dissonance s’entremêlent pour la grande joie du lecteur. Des fragments de la première partie entrent en résonance avec des variations qui se font écho dans la seconde. Ou avec d’autres livres, tel Le Perroquet de Blaise Pascal. Tout comme ces bribes de la vie mécaniquement réglée d’Alfonso de Almeda à Lisbonne, clin d’œil amusé qui fait penser à un pastiche de Pessoa.

 L’on sent clairement chez Daniel Kay une attention au petit détail signifiant qui rappelle que le poète est un grand contemplatif des choses. C’est le ballon d’or de Diego Maradona ou les pleurs de Nietzsche à Turin devant le cheval malmené par le cocher et sombrant dans la folie. Daniel Kay sait retrouver l’acuité de Proust souvent empreinte de drôlerie, celle des peintres, Baugin et son dessert des gaufrettes, Rembrandt âgé et son énigmatique sourire qui ont inspiré d’autres de ses livres.

Bel éloge du « divers ». Avec la boiterie du père Gaston ou l’œillet emblématique d’un poète portugais opposant à Salazar, le nez de Cléopâtre inspirant Pascal, s’exprime l’audacieuse liberté du fragment chez Daniel Kay. Pascal, Cioran, Valéry, les présocratiques, les maîtres en cet art sont ici convoqués. Tout comme le poète alsacien Jean-Paul de Dadelsen et Bach. En fin de compte Daniel Kay s’adresse à notre fragilité, celle qui, entre l’intranquillité qui anime sa sensibilité et un certain apaisement, lui permet d’offrir, sous les mots, une dialectique généreuse, jubilatoire parfois, pour le bonheur du lecteur.

Présentation de l’auteur




Laurent Pépin, Clapotille

L ’incandescente enfance de l’art

Clapotille est arrivée chez moi comme par enchantement via d’invisibles atomes crochus, mais « Je suis mort encore et encore, cette-nuit-là ». C’est dire si le conte – car c’en est un, le troisième d’un fameux triptyque qui a commencé avec Monstrueuse féérie (2022) et s’est poursuivi avec L’angélus des ogres (2023) – fraie dès son orée avec l’obsession, la répétition de l’effroi et surtout la permanence d’une conscience au sein même de la mort.  

C’est la magie du verbe ou de toute forme ou folie poétique que d’avaler ses monstres, de les loger dans sa poche, ses entrailles, sa mémoire pour les recracher tout humides d’une salive salutaire, éminemment capable de métamorphose. Et celle de Laurent Pépin est particulièrement saisissante, apte à s’emparer d’un drame familial par tous les mécanismes de ses bars à rêves, à jouer tous les rôles, à donner voix, comme un Ulysse au seuil des Enfers, au père, à la mère, à la fille, à Lucy, au petit Antonin… tous créatures entre deux mondes qui ne cessent de se confondre. C’est qu’il faut parvenir, par ce choral, à juguler la puissance dévastatrice de l’ogre paternel et planter sur sa dépouille des fleurs sauvages protectrices.

On songe à ce rare court-métrage d’animation norvégien, tout aussi exceptionnel dans sa poésie anxiofuge, qu’est Sinna Man (L’homme en colère) d’Anita Killi sorti en 2010 et dans lequel le père enfle et traverse des crises de violence monstrueuses ; mais grâce au roi, il sera soigné dans un paradis asilaire. L’enfançon terrorisé, tout autant que la mère, ouvre au sein de ce cauchemar des bulles de rêve d’une délicatesse bouleversante. Et comme la littérature, onirique en l’occurrence, est un carrefour d’univers qui se subliment les uns les autres, on songe aussi au conte Bonhomme de neige Bonhomme de neige de Janet Frame, paru en 1963 dans lequel l’angoisse métaphysique de la disparition ou de l’engloutissement taraude l’écriture.

Laurent PÉPIN, Clapotille, Ed. Fables fertiles, 127 pages., 17,50 €.

De façon plus lointaine, la lumière noire de la folie n’est pas sans nous rappeler Tous les chiens sont bleus du Brésilien Rodrigo de Souza Leão où le chaos de la schizophrénie repense cet autre chaos permanent qu’est le monde. C’est bien cela, la poésie, en tout cas celle de Laurent Pépin, un maelstrom cérébral qui vous attire vers des gouffres d’où seule la langue peut vous sortir.

Dans Clapotille, qui n’a peut-être pas conscience de ces trois références, la folie, le rêve et l’angoisse sont portées par une langue incandescente qui se ressource continuellement auprès d’un imaginaire de survie. Les images affluent pour garder la tête hors de l’eau et juguler toute menace imminente par une sorcellerie blanche. Il s’agit de fabriquer du rêve pour réparer les souvenirs, de s’immerger dans une enfance secouée pour lui faire vomir sa viande mal digérée et en faire des merveilles, de détenir la clef de Barbe Bleue pour une reconnaissance des lieux de torture :

« Et devant le bar-à-rêves clandestin, maquillé en commerce de charme afin de tromper la vigilance des autorités, il y a un gardien des clés, officiellement chargé de surveiller les femmes nues dans les vitrines, lorsqu’elles accueillent leurs voyageurs. Quand vous vous présentez à lui, le gardien des clés vous scrute longuement : il attend de vous que vous recouriez à un signe de reconnaissance, chaque Rêveur, même brisé, ayant le pouvoir de troubler le sens formel des mots et de l’illustrer dans les expressions du visage. […] Je m’efforçais de voyager dans le corps de mes femmes disparues, espérant que leur souvenir dissiperait les créatures qui m’observaient dans l’ombre. » Hanté par des voix toxiques, c’est ici le père qui parle.

Il y a dans l’écriture de notre auteur un singulier mélange de simplicité syntaxique, héritière des contes pour enfants comme du parler enfantin, et de densité d’états psychiques qui passent par des images fortes, assénées avec un naturel désarmant - justement. On songe à Hans Christian Andersen, bien sûr. Il s’agit de remonter la pente du souvenir, un pas après l’autre, une voix après l’autre, un fantôme après l’autre, d’épuiser l’angoisse :

c’était épuisant de guetter tout ce qui s’insinuait de sale et d’inquiétant dans les entrées et les sorties du corps. 

Et quand on parvient à l’épuiser, un tendre éblouissement nous est offert :

« Souvent, je fais le tour de mes rustines et les décolle légèrement pour voir où ça en est. Derrière, il y a toujours un petit embryon d’astre, pas encore assez mûr pour éclore, mais j’ai mon arrosoir avec moi, qu’il suffit de remplir en traversant un nuage inoffensif à toutes berzingues. »

Heureusement qu’il est encore possible, adulte, de pratiquer l’animisme de l’enfance et d’être capable de jouer à qui serait qui ou quoi. On passe ainsi d’une écriture en italiques à celle en caractères droits, d’un état penché aux prises avec les courants violents à un état droit qui maîtrise sa matière.

Voici bien une œuvre surprenante qui renouvelle notre vision du conte, nous plonge non pas dans l’enfance des enfants mais dans celle des adultes, avec cette puissance nerveuse d’une réflexion poétique sur les ruines de l’enfance, la disparition du réel, la schizophrénie ou la psychose. Psychologue clinicien par ailleurs, Laurent Pépin sait de quoi il parle.

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Luigi Carotenuto, Deviens une fleur

« La poésie peut advenir dans la simple écoute du murmure des choses, c’est un exercice d’attention qui s’apparente à la méditation, au-delà du vacarme de l’actualité » dit Luigi Carotenuto lors d’une interview1. Dans ce nouveau livre, le poète s’éloigne du style ironique et désenchanté de ses premières publications.

À travers une poésie suspendue entre ciel et terre, entre obscurité et clarté, où les contraires ne s’opposent plus mais participent de l’Unité, Luigi Carotenuto exprime la spiritualité qui l’habite. Mais la poésie n’est-elle pas elle-même un chemin vers la spiritualité ? Le lecteur entre donc dans une boucle, mais une boucle laissée entrouverte, comme l’enso auquel il est fait allusion dans l’un des textes :

j’ai tracé le contour de tes yeux
et de ton nombril
pour parvenir au centre
de toi
je laisse une ouverture à peine de l’épaisseur d’un cheveu
comme dans l’enso zen

Ainsi, « l’Ouvert devient le nom poético-philosophique de l’Eden, celui de l’écoulement et du fleurissement du temps infini et muet2. »

 

Luigi Carotenuto écrit le silence, un silence parcouru de fulgurances, de visions, où le blanc de la page instaure le temps nécessaire à la méditation. Cette poésie, apaisée, ouvre un chemin de lumière, « Cette lumière de silence qui se tient en chaque chose, le poème tente d’en inventer en quelque sorte une équivalence : son propre silence, creusant la page, peut quelquefois rayonner aussi3. »

Deviens une fleur est un livre qui rayonne : Le soleil est dans chaque flamme, écrit l’auteur. Dans un style dépouillé et solaire, où chaque vers s’ouvre comme autant de pétales le long d’un chemin initiatique, il nous invite à entrevoir l’éternel à partir de l’impermanence des choses, nous rappelant ainsi que tout principe de vie ne trouve un équilibre que dans la complémentarité des contraires. De même que la lumière naît de l’ombre : dans le noir, veiller sur l’ombre/qui sert de berceau au blanc, on assiste à un renversement de la perception de la mort et de la vie :

la mort nous libère tous
dit un proverbe populaire
comme si tout était fini
quand on s’apprête à commencer

 

Luigi Carotenuto, Deviens une fleur, éditions du Cygne, avril 2024, 50 pages, 12€ - Traduction Irène Dubœuf à partir de Farsi fiori, Gattomerlino, juin 2023, 86 pages, 10€.

La plupart des vers de Deviens une fleur s’adressent à un interlocuteur. Il s’agit souvent d’un enfant – peut-être inspiré de ceux que côtoie l’auteur dans son milieu professionnel – et qui devient ici symbole de pureté et d’avenir, peut-être aussi de l’enfant épris de lumière qu’a été le poète4, cet enfant qui se révèle dans l’écriture et qui, sans le savoir, détient la sagesse d’un maître intérieur.

Enfant,
tu n’as pas idée
de tout le bien qui nous attend,
– dans le soleil il n’y a pas d’incertitude
les ruines sont des coquillages
ouverts
des fleurs écloses
des mains offertes
pour recevoir la lumière.

Au fil des pages, on comprend que l’emploi du « tu », qui désigne autant l’autre (y compris le lecteur) que le poète lui-même, est la manifestation de la mise à distance nécessaire à l’épanouissement de l’être intérieur.

se détacher de soi
pour
devenir des fleurs

Dans la sérénité du recueillement et la grâce du détachement, Luigi Carotenuto distille ses vers avec sobriété, simplicité et délicatesse, et si les aphorismes et l’emploi de l’impératif sont évocateurs de préceptes, Deviens une fleursemble davantage une confidence formulée à mi-voix, un « bruissement d’ailes5 » – qui n’est pas sans rappeler l’effet papillon de la théorie du Chaos – la transmission d’une conscientisation qui, exprimée par la poésie, devient une communion d’âme à âme dans laquelle se révèle l’énergie créatrice de la parole.

 Dire éternel est déjà un bruissement d’ailes

Car ce livre est un livre à penser. Ce n’est qu’ensuite qu’on peut le lire, qu’on peut saisir la quintessence de cette poésie intemporelle d’une concision extrême dont les mots soigneusement choisis dans le champ lexical de la fleur suggèrent autant la beauté éphémère que la métamorphose, l’épanouissement et l’éveil (le Sahasrâra, lotus au mille pétales6). D’autres symboles jalonnent le texte : le carré, le cercle, les couleurs… tous pouvant être interprétés de diverses manières car c’est à chacun de trouver son propre cheminement. Si la numérologie n’est pas indispensable à la compréhension des textes, elle n’en éclaire pas moins les trois parties dont le nombre respectif de poèmes symbolise successivement la dualisme, l’unité et l’union. À noter que le chiffre 3, symbole d’accomplissement, peut être perçu comme dépassement de l’illusion par l’amour7, menant à la paix intérieure.

Ce recueil est à l’image de la méditation : un détachement apparent que l’on se gardera d’assimiler à une absence d’émotion : celle-ci, maîtrisée, prend ici le nom d’émerveillement. La douceur lumineuse et la discrète sensualité qui en émanent induisent un calme et une gratitude qui donnent envie d’adresser à l’auteur ces mots d’Arthur Rimbaud : « Le monde a soif d’amour, tu viendras l’apaiser8. »

 

Notes

[1] Extrait de l’Interview de Grazia Calanna parue sur le site de la revue culturelle l’EstroVerso le 5 février 2024.

[2] Entretien avec Pascal Boulanger, par Carole Mesrobian, Recours au poème, janvier 2024.

[3] Gérard Bocholier, Le poème, exercice spirituel, Ad Solem, 2014.

[4] « Depuis que je suis petit/je défie le soleil/en le regardant droit dans les yeux ». Traduction d’un inédit extrait de Ra patti ro suli (Du côté du soleil) de Luigi Carotenuto, recueil écrit en sicilien accompagné d’une traduction italienne de l’auteur.

[5] Titre de la troisième et dernière partie du recueil.

[6] Centre cérébral supérieur au-delà des six chakras dans le tantrisme hindou.

[7] Dictionnaire des symboles, Jean Chevalier - Alain Gheerbrant, Bouquins éditions/ Jupiter, réédition de 2012.

[8] Arthur Rimbaud, Soleil et Chair, poème écrit en 1870 et publié pour la première fois dans Reliquaire, poésies, L. Genonceaux, 1891.

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Pascal Boulanger, L’amour malgré

J’ai la bible de l’océan/ l’abîme et le gué

Après la publication de l’anthologie Trame, 1991-2018 (Tinbad) le poète Pascal Boulanger pensait, en quittant Paris pour un village de Bretagne, ne plus écrire. Or une habitation de l’espace et du temps, sensiblement différente, l’a aussitôt absorbé dans le retrait et aimanté vers une proximité lumineuse avec Hölderlin. De ce compagnonnage, paraît L’intime dense en 2020 et Si la poésie doit tout dire en 2022 (Ed. du Cygne), ainsi que le troisième volume de ses carnets : En bleu adorable (Tinbad).  

Aujourd'hui encore, l’écriture, loin de se tarir, se propage dans L’amour malgré, semblable à un vaste ressassement, à l’instar de la mer, inépuisable à épuiser les possibles. La langue dans un continuum prosodique devient un théâtre combinatoire condensant une suite de temporalités étrangement concomitantes. Le temps n’est plus chronologique mais métaphysique créant densité et cycle, variations et métamorphoses dans un jeu d’échos sonores et de fréquentes antinomies où amour comme poète tourne en rond dans le clair-obscur du paradoxe. Les paranomases fleurissent : Le ciel est un miel aussi… Tout autour ma voix se noie / dans l’air bleu & bleu. Et les opposés s’épousent : Sans être à toi / tout est à toi… Si la poésie est mode de vie / tout est proche & proche / se fait lointain.

La langue néanmoins ne se perd jamais et mène sans faille l’avancée, inventoriant toutes les possibilités du réel comme pour les sonder.  Elle précède, excède le poète, expérimentant la profondeur du temps et sa spirale à travers questions et doutes. Dans le poème (Kairos) le poète s’interroge : Existe-t-il un cercle du temps ? / & sur le cercle / un point de départ, un centre, un point final ? De ce temps traversé où la tragédie et les ruines du temps se profilent, seule la lumière, connaissance immédiate du sensible, reste force d’affirmation de la beauté entrevue.  Le poète reste un veilleur car Tout s’arrache à la servitude du temps / quand chaque seconde ouvre la porte / aux épiphanies.

Pascal Boulanger : L’amour malgré, avec 13 peintures de Nora Boulanger-Hirsch, Voixd’encre, 19 euros.

 

Qu’importe la désolation d’un progrès doublé par la catastrophe (la troisième partie du recueil, En chiffonnier du sens, s’écrit avec Walter Benjamin), c’est une parole d’eau/ souterraine qui témoigne de la valeur de la poésie comme seule possibilité de la pensée, source de vérité et de lumière questionnantes.

Le titre L’amour malgré et aussi les peintures d’une des filles du poète, peuvent alors prendre tout leur sens et sensations, ils tiennent ensemble choses vivantes et chant de l’affirmation comme l’océan :

                                                   L’océan ne se fixe jamais
                                                  sur la puissance du négatif
                                                   il fait confiance à son enfance
                                                  qui fait retour indéfiniment
                                                  sur le chemin du temps.

                                                   Son énergie ruisselle
                                                  Là où le vide s’insinue
                                                  en bel abîme tout coloré
                                                 du ciel ses couleurs

 

Présentation de l’auteur