Jules Masson Mourey, Arlet

Ainsi Arlet mon enfant chéri t’ai-je donné – pardon oh mille fois pardon c’était sans y penser vraiment ! – une âme horriblement furieuse et charitable
le lendemain matin du Mardi Gras qui est l’exact jour du calendrier où il fallait bien que tu naisses enfin de ma chair car j’avais mis dessus dès la chose faite une image découpée de la douce figure de la Très Sainte Vierge Marie de La Mer des Antilles
c’était là donc que tu devais naître avec les deux confettis en or coincés derrière chacune de tes paupières collées et ta peau qui sentait bon la salive et le sang comme celle des très jeunes chiens-tonnerres
déjà au fond de ta bouche acérée et de tes oreilles grandes ouvertes il y avait loin depuis très loin oui oui le goût des fastueux soupers de viandes de barracuda de porc sauvage d’écrevisse et d’eaux de canne et les gros bruits de bombes et les étincelles mauves et vertes des feux de Bengale montés plus hauts que les plus hauts arbres quadricentenaires de toute la Confédération caraïbe
ah quel office Bon Dieu !

il fallait voir les chars dressés façon tentes et véhicules aux coins des petites rues noires les beignets farcis jetés en moulins à la foule primitive les caraques accostées retour de pêche et cette fanfare extravagante faire rebondir jusqu’à l’agonie les organes trop frêles des céphalopodes de la baie de Saint-Pierre
(les vivats)
il fallait voir les montreurs d’anacondas – d’anacondas femelles bien entendu puisque les mâles sont beaucoup trop réputés pour leurs méchantes sournoiseries – les vendeuses de crèmes glacées multicolores les meurtriers et les arnaqueurs encravatés fleur à la boutonnière crachée comme une dent rouge les faux éclopés les cheveux si sombres si bien peignés en raie de chaque côté des avocats sortis de leurs études pour regarder béatement le grand ciel éclaboussé
il fallait voir les quarts de melons engloutis à toutes dents les toutes petites chaussures et puis le traditionnel et bestial linge à fleur de lys maculé de jets limpides mis à la fenêtre passé minuit par les nouveaux noceurs
(les rosaires les toupies et les minuscules poissons)
il fallait voir enfin les têtes de diables croqueurs fichées dans le sable nocturne
après le charivari

revenons plus exactement à toi Arlet mon enfant chéri mon trésor que sais-je encore
pardon oh mille fois pardon pour les épouvantables promesses que je dois te faire bientôt
mais je crois qu’il y en a aussi certaines un peu moins navrantes et même de très joyeuses !
d’abord regarde voilà ton portrait peint sur bois de violette comme personne que moi ne t’a
jamais vu
les yeux maintenant bien ouverts calmes et durs comme ceux des fauves enfermés le nez plat
les lobes troués la taille étroite avec de longues jambes de coureur qui montent jusqu’au cœur
ainsi donc voilà aussi ton destin

tu es le marronneur des premiers jours de la saison sèche
et à cause de ce travail abrutissant il te faudra courir sans t’arrêter c’est-à-dire en fait jusqu’au
bout
sauf évidemment devant les oratoires pour te signer en bon chrétien pour étancher ta soif et pour
fractionner le pain de cassave
il y aura des solitudes et de l’ennui ça vraiment beaucoup et l’araire aiguisé et les deux bœufs
énormes qui rayeront systématiquement tes épaules en vomissant leur langue – ils n’arrêteront pas
il y aura des muretins à enjamber en te cachant le regard pour ne jamais voir à travers la forêt
les terrifiantes maisons illuminées de l’intérieur gardées par d’immenses nègres osseux devenus
tout à fait sordides
il y aura des massacres et des processions pour s’en repentir en projetant des bannières
vers le haut et en balançant des encensoirs
par-dessus tout ton malheur il y aura la belle grande fille aînée du gouverneur d’Esnambuc avec
son parler de coulie
elle qui pour garder serrés dans son hamac brodé de motifs de coqs et de soleils couchants les
amants des villes frotte pendant sa toilette d’après l’amour au creux du large delta d’entre ses
seins lourds comme des sacs de café un quart de gousse de vanille – elle qui a l’attrait oh ça oui
pour les pierres et les métaux de gros carats que toi seul pauvre bourricot aura la veulerie de
poser sur ses cheveux et autour de son nombril 
jamais elle ne t’aimera pour rien au monde rien de rien
et tu n’y pourras rien
sache-le
et tu en seras parfaitement fou de rage

mais toujours je sais qu’il y aura ta main condoléante dans la mienne
et aussi pitié envers les grandes mendiances
et toujours il y aura avec toi le boum-boum familier du cœur des anciens défunts foudroyés à
l’horizontale une fois deux fois trois fois et même réduits à l’état de squelettes sous les gravures
des pierres tombales
il y aura la mer bleue qui suçote en rêvassant le bout des vieux membres rhumatiques de notre
île
je te dis que l’adoration des frères et des amis sera malgré tout ta fortune
mais songe à les adorer correctement en retour – ni trop ni trop peu

maintenant Arlet mon enfant chéri mon trésor mon prince
souviens-toi que la terre-perdue c’est la terre-aimée à jamais
et souviens-toi que cela ne fait rien
tout a déjà eu lieu et tout recommencera
tu y penses parfois toi-même
le seul et unique salut réside dans cette foi-là
l’eau de la Grande Anse qui t’asperge ce lendemain de jour de fête est la même eau qui à la fin
te reprendra

Présentation de l’auteur




Etienne Pinat, Acquiescement et autres poèmes

 

Dans le blanc
la vie dit oui avec ses yeux
éclaircie de neige nue
pâquerette fanée se dévore.

Le monde posé sur la tranche
au rebord même des choses
basculé dans le jaune.

Le sol liquide terre-éther
présence de l’absence
dans la dissipation.

Partout la transparence accueille
pleine lumière dans son creux.

Dans l’effacement solitaire et clos
c’est l’ouvert qui éclot.

Jamais l’acquiescement
n’a tant brillé qu’ici.

*

À CIEL OUVERT

Vivre
                       dans l’étonnement de l’eau
là où surgit
             la mousse d’une absence

Laisser
laisser poindre cela

Seul saura
ouvrir le ciel
avec cette absence échue

*

ÉCLOSION

Ouvert
le bleu du ciel

Le point du jour s’allume
sur le faîte de la lumière

Aérée dans le blanc
La passée du nuage

Le calme éclot
dans l’absence

*

Noir de la nuit
gorge nouée.

Approche du vide
à l’étrangère exquise.

Tu sais cela :
l’angoisse bat le sang.

*

Dès lors que l’épaisseur de l’apparence trop dite
fond dans la mémoire
le creux du monde est-il parole pour personne ?

Pourtant troué
le mot recueille encore
ton monde sur ma page :

Toujours l’écho
du sein dédié
à la part tue du monde.




Présentation de l’auteur




Rochelle Hurt – l’avant-garde poétique américaine

Traduction et présentation par Alice-Catherine Carls

Rochelle Hurt fait partie de la nouvelle génération des poètes américains. Féministe, elle l’est à fond, mais l’envergure de son verbe ne l’enferme pas dans cette identité unique. Sa poésie est peuplée de personnages pris dans la chute libre de leurs sensations qui font résonner le monde entier en elles. Révolutionnaire est un terme qui lui convient mieux, car elle transgresse les formes et les thèmes – vers libres, proésie, écriture en collaboration.

Partant d’un événement vécu et de situations en apparence banales, elle décrit les sensations parfois extra-corporelles et parfois surréelles ou surnaturelles par lesquelles les femmes touchent le monde et les êtres humains. Les émotions, les sentiments, puis les pensées et enfin la philosophie et l’esthétique de vie se télescopent au détour d’un mot ou d’une image sans toutefois tracer le parcours souterrain qui les relie aux sensations.

Le thème du lieu et la place qu’y tiennent les êtres est très important pour Rochelle Hurt. Native de Youngstown dans l’Ohio, elle représente les États-Unis « de l’intérieur » trop souvent négligés et pourtant si féconds en grands poètes. Et elle fait honneur à cet État frappé par le marasme post-industriel des années 1990.

Rochelle Hurt lit ses poèmes à Paging Columbus : Getting Out of Dodge (mai 2014).

Son premier volume, The Rusted City (La ville rouillée), publié en 2014, évoque le siècle métallurgique qui fit la richesse de l’Ohio. On y trouve déjà des thèmes qui forment la trame de son deuxième volume, In Which I Play the Runaway (Dans quoi je joue la fugueuse), publié en 2016 : l’importance de l’enfance, seule continuité d’une famille désaccordée, les sensations vécues par les personnages, l’importance de la mère sacrifiée. Ces drames se jouent sur la toile de fond du  voyage symbolique auquel la poète nous convie à travers les États-Unis, énonçant avec un humour subtil des noms inusités de localités inconnues des touristes qui révèlent l’Amérique profonde et vraie. Dans son troisième volume, The J Girls (Les filles J), publié en 2022, elle met en scène des ados vivant dans une petite ville de l’Ohio et dont les prénoms commencent par un J, prénoms très populaires dans les années 1980. À partir de documentaires filmés, journaux, et interviews, les « filles J » se racontent en monologues poétiques qui prennent place sur scène, c’est-à-dire dans leurs lieux de vie. Son quatrième volume, Book of Non (Le livre de Non), publié en 2024, se rapproche de l’autobiographie. Écrivant en collaboration/symbiose avec la poète Carol Guess, Rochelle Hurt y construit son portrait de Non-mère, signifiant qu’elle n’est pas définie par un rôle féminin traditionnel. La collaboration entre les deux poètes a servi à faire naitre un portrait de femme autonome dans lequel bien des lectrices se reconnaitront. 

Lecture de poésie avec Rochelle Hurt.

Maitre de conférences dans le programme du Master of Fine Arts à l’University of Central Florida, Rochelle Hurt a reçu plusieurs prix. Outre ceux qui lui avaient été remis par plusieurs revues dans lesquelles elle publiait avant 2014, elle a reçu le Barrow Street Poetry Prize en 2016 et le Blue Light Prize en 2022 pour ses deux premiers volumes. Carol Guess est professeure de littérature à l’University of Western Washington et a plus vingt recueils de poésie et de prose à son actif. Elle en a écrit plusieurs en collaboration. Comme Rochelle Hurt, elle base ses œuvres sur des événements contemporains et sur des documentaires filmés. La source de son inspiration est également ancrée dans la réalité : personnes transgenres, pandémie du Covid, situation politique, et faits divers lui servent à révéler les strates et les fissures de la société américaine d’aujourd’hui.

Rochelle Hurt. In Which I Play the Runaway  (2016).

 

P. 3 - Poème dans lequel je joue la fugueuse

Ça pourrait commencer par une fête avec des filles
éparpillées comme des paillettes, des filles qui
cherchent une maison où se caser, des filles
avec deux parents, des filles qui respirent
la joie de leur inutilité.

Ou une scène de chasse : une maison de fermier
aux murs minces comme une robe maternelle,
vide depuis longtemps et qui m’enferme.

Je n’ai jamais voulu être chez moi en lui,
mais – sexe en tôles ondulées,
la corrosion. À elle seule, son odeur
était comme le retour de minuit
à la maison, à l’empoignade du père.

Ainsi j’étais pour toujours
fugitive, son indolent jouet.

Mais si vous le voulez, je vous dirai
l’histoire d’une femme désossée
par deux mains aux sillons crasseux,
sa bonne moelle vendue à un couillon
pour une promesse en lame de rasoir.

Et combien elle a aimé ça, le péché,
ce nouveau genre d’errance.

 

P. 36 - Poème dans lequel je joue la tricheuse

                                               Je pourrais expliquer
que lorsqu’il touchait mon bras, un champ s’ouvrait
en moi et que je restais étourdie comme une biche
épousant la terre pour sa verdance.

Mais il faut comprendre que tout avait commencé plus tôt –

Le soleil fut mon premier amour d’enfant,
je fermais les yeux chaque après-midi
et me pressais dans sa chaleur semblable
à un corps, un poids bienvenu sur moi.
Sa lumière fendillait ma peau et je m’ouvrais
à l’infini rouge et à l’éclat sous mes paupières
pendant que le temps s’épaississait et que le sirop du plaisir
coulait dans la coupe de mon crâne.

Cela veut dire que je tombe amoureuse des surfaces –

Quand je touchais son bras, l’horizon clignotait devant nous
et je savais que le ciel n’était que la pellicule rayée
du ciel. Je fixais néanmoins son soleil, le désir durant
jusqu’à ce qu’une sorte de nuit tombe dans mon coeur.

P. 47 - Autoportrait à Entre, en Géorgie

À Entre, se trouve notre champ de paupières vides,
notre verger de mains à quatre doigts et de troncs
coupés et, notre marmaille maladroite s’y accrochant,
rien encore de très
remarquable. Nous ne sommes jamais
vingt-six à Entre – juste
à mi-chemin vers vingt-sept,
ou bien vingt-cinq et trois-quarts.

Les enfants d’Entre n’ont pas d’émotions
fortes. Ils veulent de ci. De ça. Ils manquent
de conviction. Mais on pourrait dire, et leurs grand-mères
s’en assurent mutuellement, qu’ils iront loin.

À Entre, nos bébés tournent en dormant
comme les aiguilles d’une montre, grappes d’orteils
frôlant les montants en bois, cochant le berceau barreau
par barreau.

                        Ils refusent les espaces vides
et l’ordonnance des membres impitoyables
et confortables deux à deux.

Après la montée des pupilles cuivrées dans le jardin,
et avant que les lampadaires verts de la rue
s’éteignent sous nos fenêtres,
les mères d’Entre rêvent.
Nous voulions
seulement atteindre Ceci, en Géorgie,
ou Cela, qui est moins connu.
Souvent nous restons des jours entiers
dans la morosité de notre réveil.

P. 50 - L’héritage

                                                           Tu reviens
et découvres que la porte a attendu ta clé,
            elle chante quand tu la cherches et cliquète
dans ta main comme des dents de lait mélangées.

Drapée dans le satin de ta mère, la chambre à coucher est un cercueil
            illuminé par des ampoules électriques, un entretien.

Le téléphone ronfle sur son support
et, surpris par ton attouchement, dit
ne confonds par cette maison avec la tienne.

Mais les voix de tes parents mitonnent
            dans une mijoteuse sur le comptoir de la cuisine.
                        Depuis combien de temps ?

                                               Comme ils doivent
            être tendres maintenant, rien que des murmures,
                        se détachant de l’os.

N’ouvre surtout pas la porte de ton ancienne chambre – cet
            univers ne te reconnaitra pas.

C’est ainsi que finit une maison : une vois vidée,
            les murs s’érodent sous la poussée du vent,
et tu restes là
à rappeler tes souvenirs comme un chien.

                                                                      

p. 57 - En semant Ohio

Confiné à cette ville, l’amour jaunit.
Reste et regarde les murs peler
par leurs plafonds.

                                   Regarde par cette fenêtre :
                                   une mère s’étire et tire sur
                                   le toit, petite couverture feignant la fuite.

Sa peau jaunâtre est une lettre roussie
sauvée d’un feu.
                                   Derrière elle,
            en robes du dimanche, deux filles se penchent,
            pliées à la taille, elles passent des heures à
            inspecter le tapis de couleur jaune curry –
                                   un objet perdu, un bouton tombé.

Leur chevelure noire est devenue fauve,
            couleur d’une quête trop longue,
            couleur de l’absence de couleur.
                                  Un tourbillon miniature se donne le tournis
                                  et dessine des huit à travers la pièce.

Coques, les filles ondulent
et plongent, puis se redressent.

            Les murs palpitent, retenus par la mère
aux longs bras.

                                   En haut, un père murmure,
                                   je veux vivre, à jamais
                                   en train de sortir par la fenêtre.

Tu vois, tout arrive si facilement -- 

 

 

p. 65 - Le fleuve Miami en crue

Au-dessus du barman, la télé flotte comme un satellite et présente
la crue comme une de nos nombreuses fins. Au centre de la ville, le Miami

            se lève d’un lit affaissé pour reposer dans les bras grêlés de rouille
de sa ville. Nous considérons que les mythes proviennent de coïncidences :

            combien de bébés naitront ce soir dans des conditions héroïques
sur les sièges arrière de voitures flottant sur l’autoroute ? Ils porteront

            ces histoires toute leur vie comme tout le monde –
non par le souvenir mais par l’héritage raconté. Et nous avalons

            consciencieusement les circonstances comme notre destin. J’imagine
que tu es venu à ma mère comme un corps aérien vole – par saccades

            peureuses avant d’avoir appris à te tenir debout,
à stabiliser tes poumons pendant que les rapides respirations de la mort

            pompaient en toi leurs gorgées de rhum – constante menace d’une vie
bouleversée. Le chant des égouts entre dans le bar. Je peux entendre

             le fleuve monter, dis-je, prenant le son de l’eau
pour le récipient dont elle s’échappe. Tu insistes que le mariage a été ma perte,

            et je ne te dis pas que ma mère cherchait la joie
sous le bûcher de sa vie d’après toi, sans jamais deviner

            de combien de façons un monde peut finir. Dans un poème
après l’autre, j’ai laissé les crues et les cyclones t’emporter.

            La vérité est que tu es parti sur tes deux pieds. Ou vous avez simplement
décidé de vous séparer. J’ai écrit jadis que ton père à toi s’était enfui

            de la maison dans une tempête de glace en faisant déraper sa Ford. Il
a cru une fois ou deux que le ciel tombait, d’après certains.

            Et le reste ? Il est mort d’un infarctus ou d’un cancer.
Et le désastre d’aujourd’hui ? Thalès pensait que l’eau avait donné naissance

 à l’univers, dis-je en philosophe amatrice de crises –
et donc nos corps sont faits d’eau, jumeaux de leur origine.

            Je ne peux m’empêcher de croire que tu es estampillé en moi,
et j’ai peur de ma maison -- ses miroirs et sa dépendance. Nous quittons

            le bar pour marcher, mais trouvons la face fracturée du ciel
dans l’eau qui engorge la rue, -- incroyable illusion optique, mensonge

            complété par les débris qui tournoient et plongent
comme des oiseaux. Piètre excuse pour fuir –

            cette mythologie familiale. Je me mouille les pieds,
ne voulant pas attendre que l’eau se retire.

p. 69 - Le sang en boucle

La tendance de ma fille à voler se forma en miroir de la mienne – un marqueur génétique, comme
l’arc du nez ou les mentons à fossette. Enfant, je prenais tout ce qui me parlait : la souris en peluche
du chat, les tulipes du voisin, un cheveu sur la tête de mon frère. Bien qu’ayant refusé le sein de ma
mère, des années plus tard je repoussais la joue de ma sœur pour boire son lait – ce qui est donné
gratuitement ne m’a jamais intéressée. Les gronderies ne faisaient que m’exciter et le butin grandit
avec moi : vélos, autos, garçons. Vous pourriez même dire que je volai ma fille à son père. Je glissai
tout simplement une main dans sa poche quand il regardait ailleurs et je fis tomber la promesse
d’une fille dans une petite tasse. Une graine secrète.

Quand je la portais, elle m’épuisa et je sus que je lui avais donne mon gène du vol. Aucun monceau
de nourriture n’était assez grand, aucune carafe d’eau assez haute, aucune nuit de sommeil
satisfaisante. Dans le sang en boucle, sa faim dansait avec la mienne : plus je donnais, plus elle
voulait. Je maigris et jaunis, seul mon ventre se gonflait à partir de mes hanches comme une cloque.
Pendant des mois, mon cœur affolé se contracta en sentant l’appel de sa soif. Parfois je pouvais
entendre un léger bruit de succion au milieu de la nuit, puis un roucoulement satisfait faisant écho
aux grillons dehors.

Je n’ai pas honte de vous dire que je suçais aussi fort. Le jeûne marcha d’abord, mais la tentation
gagna. Alors je trouai la boucle d’un coup de dent : après chaque repas, je me reposais pendant une
heure, puis je courais toute la nuit dans le voisinage pour brûler la nourriture avant qu’elle ne puisse
le faire. D’autre fois, je mettais la main dans ma gorge et faisais tout remonter. Pendant le reste de
ma grossesse, elle devint une petite batterie de réserve. Son énergie me rechargeait. Je voyais du
magenta derrière mes yeux.

Elle pesait moins de trois livres à la naissance – et elle s’était fait attendre. Ils la firent sortir par le
siège et durent détacher sa petite bouche de sangsue d’entre mes jambes. Les deux poings pleins de
placenta. Par la suite, elle eut toujours les mains pleines de choses qui ne lui appartenaient pas : mes
boucles d’oreille rouges, des poignées de sac à l’église, des poupées au jardin de jeux. Pouvez-vous
croire que je me surprenais à lui dire de les rendre ? Elle m’avait volé la joie de prendre.

Je décidai de me réinvestir dans cette passion, en commençant à la maison. Un jour où je cherchais
des pièces de monnaie dans sa chambre, je trouvai ses dents de lait dans un étui à médicaments –
quatre petites perles subtilisées de ma boite à bijoux. Je les mis dans la paume de ma main et lorsque
je me retournai pour partir, elle était à la porte avec la bague de fiançailles de ma mère qui n’avait
jamais été léguée. Nous étions là, figées dans une boucle de honte : fais ce que je fais – toutes deux
rouges comme des gyrophares de police.

Rochelle Hurt, Entretien diffusé dans l'épisode 526 du podcast The Drunken Odyssey.

Rochelle Hurt. The J Girls. A Reality Show (2022).

p. 23
Intérieur. Église. Jour. Jennifer est assise sur un banc vide ; derrière elle un vitrail dépeint l’Annonciation.

Prière pour la tempérance

O ma succulente muselière, mon ortie brûlante,
Mon plaintif lasso, mon poing fermé,
ma selle la plus profonde, mon étreinte la plus radiale,
mon omniprésente clôture électrique invisible,
ma ceinture de sécurité sacrée, ma solennelle camisole de force,
ma chaine de salut, mon attelle d’âme en airain,
mon moulage de corps en plâtre, mon rigide sac à langue,
mon corset moral, mon tirant de botte renforcé,
mon Tupperware étanche, mon joint sous vide,
mon gobelet tippy à l’épreuve du péché, ma boite à joie sous clé,
ma cellule de prière capitonnée, ma matrice permanente,
mon confessionnal verrouillé – je rampe
dans l’espace humide de ta grâce, tendre mâchoire de lion
dans laquelle je tressaille et tremble, ton éternel hoquet.

Carol Guess & Rochelle Hurt. Book of Non (2023).

p. 31 - Non-excuses

Mon premier projet artistique à l’école fut un masque fait d’excuses humides. Je le mis sur ma figure
et une fois durci, je l’enlevai – un bol de désolée – et je sus à qui je ressemblais.

Quand ma sœur et moi allions passer les fêtes chez notre père, il n’avait jamais de jouets pour nous.
Il mettait un seau d’excuses entre lui et nous et partait. Nous avons construit des villes entières d’excuses.

Au lycée, je trimballais mes excuses au fond de mon sac comme des Tic-Tacs, enviant les excuses
des autres qui me semblaient si bien organisées. Comme Louise qui les rangeait au fond de son
casier. Elle en sortait une d’une main manucurée et c’était sa façon de dire qu’elle vous aimait bien.
Une fois, je surpris Louise dans le vestiaire avec ma poignée d’excuses ; paniquée, sans tampon, elle
me dit, « va te faire foutre. »

Je me souviens qu’au bal de fin d’année je portais mes excuses comme une robe fuseau et que je
laissais mon cavalier les peler de mon corps une par une. Il avait l’air de s’ennuyer, mais il avait
continué.

À l’université, j’appris à distribuer mes excuses plus prudemment. Mais, quand, saoulée d’Amaretto,
je déambulais la nuit et tombais sur des gens, je vaporisais mes excuses comme du spray au poivre
dans les yeux de ces étrangers.

La plupart du temps maintenant mes excuses sont tranquillement assises sur le canapé avec moi –
des non-excuses. Il se fait tard, dis-je, et elle me crochètent une chemise de nuit suffisamment vaste
pour m’y noyer.

 

p. 41 - La non-matière

Un trou noir ouvre une étoile comme un sac poubelle et répand sa vieille lumière à travers l’espace.
Sur terre, les fleurs en plastique et les cigarettes électroniques remplissent ma poubelle. Quelqu’un
trie ce rebut en piles – mangeable ou pas, portable ou pas, masculin, féminin, mari ou femme. Le
lendemain, les ratons laveurs passent la journée à tout mettre en vrac. Quelques-uns d’entre nous se
retrouvent ensemble, non-entités s’enfonçant dans la terre. Je vis dans un corps, ce qui veut dire que
je vis dans un chariot à déchets qui me conduit chaque jour vers le non-être.

Malgré tout, les ordures se font. Quelqu’un sort des sacs noirs d’une poubelle en métal. Voici un
cercle, voici un couteau. Il n’y a pas de poubelle pour la matière noire. Voici des sacs fendus au
milieu, des couvercles de boite en plastique, et des préservatifs qui se déversent sur l’asphalte. Les
ordures n’appartiennent à personne. Elles s’assemblent dans des coins de comédie, pailles en
plastique, verre brisé, capuchons de bouteilles et éponges moisies. Elles collent aux yeux comme les
paillettes d'hier soir et tournoient en blocs massifs dans la Mer des Sargasses. Elles vont vivre
derrière un mur qui nous permet d’oublier et devient matière noire quand l’amnésie dame le pion à
l’invisibilité.

Les ordures sont ce qui vient après. Elles sont pupilles de l’état de décomposition, cette ultime
forme de la matière. Nous les utilisons pour nous flatter jusqu’à l’arrivée, crachant du néon en cercle
autour de nos corps, nous croyant meilleurs que ce que nous laissons derrière nous.                     

Présentation de l’auteur




Retour À la ligne, en hommage à Joseph Ponthus

Le 24 février 2021, avec ce message informatif : « Joseph Ponthus nous a quittés dans la nuit », je postais sur mon blog La rive des mots un extrait de son poème-récit À la ligne, ce chapitre 65 qui résonnait tragiquement, comme si la fin de parcours, si jeune, de son auteur, était le prix à payer pour l’expérience d’ouvrier intérimaire embauché dans les conserveries de poissons et les abattoirs bretons, opposant a posteriori un arrêt brutal, un point, sans retour à la ligne, un point final, interrompant ainsi la possibilité de partage de tous ces textes dont ce poète était encore porteur : « Et tous ces textes que je n'ai pas écrits / Pourtant mille fois écrits dans ma tête sur mes lignes de production / Les phrases étaient parfaites et signifiantes / S'enchaînaient les unes aux autres / Implacablement / Où des alexandrins sonnaient comme Hugo / Tant sur la machine que sur l'humanité / Des sonnets de rêve »…

L’on peut se prendre alors à rêver au prolongement de cette vie volée au temps du travail, à la virtualité de ces textes non encore rédigés dont À la ligne, ce premier roman fondateur, aurait été le sésame, mais la résistance qu’il fallut déployer pour l’existence, le dur labeur de la condition ouvrière contemporaine, dont un documentaire dans lequel l’écrivain était interrogé en dévoilait le sort des « damnés », a opposé un tribut plus lourd peut-être à la fougue, à la combativité, à la volonté souriante du jeune poète qui mordait la vie. Car s’il est un souvenir à garder de Joseph Ponthus, dans la rencontre que j’eus la chance de faire avec lui, pour la lecture collective de son ouvrage, lors d’un moment de convivialité où il fut invité à prendre un repas entre amis, non loin de la ville de Narbonne que chante également le grand Charles Trenet, lui dont les refrains l’ont soutenu, il l’écrit lui-même, dans un entrain presque spinoziste à une gaieté qui désamorcerait chacune des causes des passions tristes, c’est cette joie radieuse, grâce à laquelle loin alors du travail à la chaîne, ce dernier, peut-être déjà conscient de l’issue fatale que lui préparait la maladie, mordait, littéralement, la vie, il rayonnait, tout au plaisir de se délecter des saveurs d’un plat, tout à l’affût d’un bon mot, d’un trait d’esprit, qui en agrémenterait le goût…

Joseph Ponthus nous parle de son livre À la ligne, feuillets d'usine (éditions La Table Ronde), dans l'émission Dialogues littéraires, réalisation : Ronan Loup. Interview par Laurence Bellon. Librairie Dialogues. 

Une vitalité qui lui aura pour le moins permis de tenir à l’usine, par ces feuillets qu’il écrivait par ailleurs, le soir, au retour chez soi, dans un inventaire méticuleux des gestes appliqués à la ligne de production, dont la ligne d’écriture était peut-être la conjuration : écartez la fatigue, la douleur, le bruit, le cauchemar que le corps encaisse, que la main note tout de même, mais que la poésie sublime, cette autre vie de lettré qu’il a eue, venant embellir la dureté au jour le jour des citations d’auteurs latins, des aventures des romans d’Alexandre Dumas, des envolées des poèmes de Guillaume Apollinaire, quand il ne s’agit pas des airs des chansons de Vanessa Paradis, Il y a lalala… Des comptines populaires aux vers libres, c’est sous toutes ces formes, ce cœur vivant d’une poésie authentique qui n’a cessé de palpiter dans une telle épreuve, lui a donné de la ressource, ce second souffle, cette autorisation à la seconde vie de l’embauche à se sauver par la première vie d’une jeunesse toute à la découverte de la littérature, les deux inextricablement liées, ne faisant qu’une, traversée d’existence étudiante, associative, ouvrière, fraternelle, trame d’un combat extraordinaire entre cet Ulysse inavoué et le géant Cyclope au corps de carcasses de bœufs et à la chair pétrie des tonnes de bulots, du boulot impitoyable qu’il abattait, portée par l’esquisse de cette ligne de fuite, pour reprendre la terminologie philosophique deleuzienne, qui le traversait et faisait de lui le héros d’une possible trouée de tout un système d’exploitation, faisant fuir ce carcan de calvaire par toutes les lignes de force qu’il s’employa à déployer, lignes salvatrices d’écriture à bras le corps, d’empoigne à la fois âpre et salutaire du travail à la chaîne, en offrande, en définitive, aux compagnons de lutte d’un possible espace, au creux de ce quotidien, de libération pour soi, pour les siens et pour les autres...

Joseph Ponthus vous présente son ouvrage À la ligne : feuillets d'usine aux éditions La Table ronde. Rentrée littéraire janvier 2019. Librairie mollat.

À l’injonction délicate de Barbara dans Perlimpinpin à ne pas poétiser, à ne pas manquer de délicatesse, de tact, scrupule éthique qui se ramifie dans l’élégance du style, la justesse de la forme de ce roman À la ligne, répond également le boucan d’enfer de ces mêmes Feuillets d’usine d’où s’élève son chant, à la fois individuel et collectif, personnel et universel, sans critère esthétisant, sans jugement de bon goût, une clameur populaire, dont il devient, au chapitre 48, à l’instar de Guillaume Apollinaire, un chantre : « À l’usine on chante / Putain qu’on chante / On fredonne dans sa tête / On hurle à tue-tête couvert par le bruit des machines / On sifflote le même air entêtant pendant deux heures / On a dans le crâne la même chanson débile / entendue à la radio le matin / C’est le plus beau passe-temps qui soit / Et ça aide à tenir le coup / Penser à autre chose / Aux paroles oubliées / Et à se mettre en joie / Quand je ne sais que chanter / J’en reviens aux fondamentaux / L’Internationale / Le Temps des cerises / La Semaine sanglante / Trenet / Toujours Trenet et encore / Le grand Charles « sans qui nous serions tous des comptables » comme disait Brel / Trenet qui met de la joie dans ce putain d’abattoir qui me fait sourire à mon épouse quand J’ai ta main dans ma main et puis La Folle Complainte reste quand même la plus belle chanson de tous les temps ou Ménilmontant / L’Âme des poètes / Que je les cite / Reggiani évidemment Daniel Darc Nougaro Brel Philip Buty Fersen Fréhel et la Môme Vian Jonasz les Frères Jacques ou Bashung les Wampas Ferrat Bourvil Stromae NTM Anne Sylvestre et toujours Leprest et Barbara ». Véritable ode à la joie de la chanson française pour tenir, tenir encore, damer encore le pion à l’usure, à la mort, ce dont Joseph Ponthus n’aura eu de cesse, citant néanmoins lors d’une dédicace privilégiée, cette phrase latine tragique de l’historien lucide Tacite: « Ubi solitudinem faciunt, pacem appelant. », « Lorsqu’ils font un désert, ils l’appellent paix. », enjeu tant poétique que politique, clé égale pour rentrer dans sa vie, son œuvre, nous y embarquer, préscience peut-être de l’épisode qui suivit, aveu d’un destin de celui qui préféra pourtant à la surdité de l’ordre des choses la fragile beauté du poème…

La Grande librairie, France Télévision.

Présentation de l’auteur




Maureen Boyle : Printemps d’Irlande

 

Présentation et traduction Aidan Coyle et Hadrien Thine

 

Maureen Boyle est une poète irlandaise qui vit à Belfast et qui est l'autrice de trois recueils de poésie. Le plus récent, The Last Spring of the World, a été publié en 2022 par Arlen House, Dublin. Elle a reçu plusieurs prix, notamment l’Ireland Chair of Poetry Prize, le Strokestown International Poetry Prize, le Fish Short Memoir Prize et l’Ireland Chair of Poetry Travel Bursary, dont c’était la première édition. Son prix le plus récent lui a été décerné par le Conseil des arts d'Irlande du Nord afin qu'elle puisse effectuer des recherches sur l'histoire de la broderie botanique dans le cadre d'un projet de poésie écologique. Elle est également mentor pour la poésie et les mémoires auprès de l'Irish Writers' Centre à Dublin.

Poèmes publiés dans le recueil de Maureen Boyle, The Work of a Winter (Arlen House, Dublin, 2018 : p 69).

Lilas du Champ de Mars 

Apportant des brassées de lilas du champ de Mars,
les filles rougissantes les cachent sous leurs jupes de coton,
raidissant leurs jupons comme le filet de crin des danseuses
acheté au rouleau scintillant qu’elles ont vu porter
chez le costumier de la rue voisine à Saint-Pétersbourg.
Sur place, elles doivent braver les babouchkas
assises dans les couloirs sombres du vieux théâtre,
qui, en raccommodant les chaussons des danseuses,
tiennent la pointe dans le satin où le sang
a imprégné le tissu. Les fleurs cachées bruissent à chaque pas,
et, une fois à l’intérieur, sont arrachées dans un tourbillon
de parfum printanier, délicatement tendues par-dessus le balcon
et descendues dans la loge couverte, où elles attendront jusqu’au dernier
battement de son pas-de-deux et tomberont ensuite dans une pluie
de pétales. Des fleurs réchauffées par les cuisses
des filles en guise d’offrandes au jeune dieu.

Lilacs from the Field of Mars

Bringing armfuls of lilacs from the Field of Mars
blushing girls hide them under cotton skirts,
stiffening petticoats like the dancers’ horsehair net
bought by the shimmering bolt they have seen carried
to the costumier’s in the neighbouring street. Once in place
they must brave the babushkas who sit in the dusky
corridors of the old theatre knitting, darning the dancers’
shoes, holding the block in the satin where blood has
soaked into cloth. The hidden flowers rustle as they walk
and when inside are pulled out in a wash of spring scent
to be handed carefully over the balcony and down to the
blind box where they will wait until the last beat of his
pas-de-deux and then fall in a lilac shower. Flowers warmed
by the thighs of girls as offerings for the young god.

Maureen Boyle lit If This is the Last Spring of the World (Si c'est le dernier printemps du monde) à la bibliothèque Linen Hall, Belfast. Conservé dans les archives des lectures de poésie irlandaise. Cette lecture est extraite de : The Last Spring of the World. Arlen House, 2022).

 

Si c’est le dernier printemps du monde 

Si c’est le dernier printemps du monde
le remarquerons-nous ?
Le monde saura-t-il qu’il fleurit
pour la dernière fois ?
Pouvons-nous redevenir enfants
pour retrouver la terre et observer :
les nouvelles pousses sur l’aubépine
les minuscules étoiles du millepertuis
la richesse volubile de la vesce
la fragilité de l’oxalis et de l’anémone ?
Pouvons-nous goûter les poivres de la terre surgir
dans les feuilles – menthes et patiences sauvages ?
Verrons-nous que les saisons ont une couleur ?
Que le mois d’avril commence avec le jaune
des ajoncs ou du genêt, envoyant l’odeur
de la noix de coco, là où elle ne pousserait jamais,
des pissenlits brillants au bord de la route,
de timides coquelicots d’Islande
survivant à une explosion de forsythia ?
Et puis la glisse vers la mousse crémeuse
de mai et du début de l’été :
le cerfeuil sauvage, la viorne obier,
la neige de l’aubépine qui poudre
les haies de toutes parts ?
N’y aurait-il plus jamais de printemps ?
Comment vivre sans conscience
de la terre qui met au monde,
l’épuisement de la saison dans ses poussées
de croissance au fil des jours qui s’allongent
et les vastes cieux qui s’ouvrent lumineux
et restent bleus dans la nuit
remplis du chant des merles
amplifié dans cet auditorium de lumière ?
Comment vivre privé de cela ?

If this is the last spring of the world
will we realise it?
Will the world know it is blooming
only once more?
Could we bring ourselves as children again
to the level of the earth to notice:
new shoots on the hawthorn
the tiny stars of stitchwort
the twining richness of the vetch
the frailty of wood sorrel and anemone?
Can we taste the earthy peppers of the soil
come up into leaves – wild mint and dusty docks?
Will we notice how the seasons have a colour?
That April starts with yellow in whin or broom
sending out the smell of coconuts
where they’d never grow,
dandelions bright by the roadside,
shy Icelandic poppies surviving
an explosion of forsythia?
And then how time drifts into the creamy frothiness
of May and the start of summer:
Queen Anne’s lace, cow parsley, guelder roses,
the snow of hawthorn that powders hedges for miles?
How could there never be another spring?
How could we live without the sense
of the earth surging into labour,
the exhaustion of the season
in its growth spurts in the lengthening days
and the big skies that open luminous
and stay blue into the night
filled with the sound of blackbirds
amplified in that auditorium of light?
How could we live without this?

 

The Last Spring of the World (Arlen House, Dublin, 2022 : pp 13-14).

La Montagne Noire vue d’une classe d’anglais à Belfast 

Parfois, au milieu d’un cours, nous nous arrêtons
et regardons par la fenêtre. La plus haute et la plus grande
du lycée, elle encadre une courbe de la montagne
qui donne une impression de l’ouest de la ville.
Les petites rues deviennent une belle géométrie
lorsque la lumière éclaire des rangées de cheminées
identiques, grises sous le vert de la montagne. Un nuage
orthographique paresseux s’étendra le long de son sommet
le matin jusqu’à ce qu’il soit déplacé ou fondu par le soleil.
Et un jour, il y a un incendie, un pompier sur une échelle
pisse de l’eau sur une maison en feu. De temps en temps,
une vague de mouettes blanches s’élève en tournoyant
comme une surprise au-dessus des toits. Une haute rangée
de peupliers qui borde le cimetière des religieuses
a été taillée en têtard, austère face au ciel hivernal.
Souvent, le temps se déchaîne, la pluie blanchissant
toutes les couleurs en un flou gris, avant de réapparaître
en contrastes éclatants après l’averse.

Black Mountain viewed from English

Sometimes in the middle of a class we’ll stop
and look out the window. It is the highest and
biggest in the school and framed by it is a sweep
of mountain that gives a sense of the west
of the city. The little streets become beautiful
geometry as the light catches identical parades
of chimneys grey below the mountain’s green
and on the top a lazy orthographic cloud
will lie along it in the morning until moved
or melted by the sun. And one day there’s a fire
with the fireman up a ladder peeing his water
on a burning house and every so often a sun-burst
of white gulls will wheel upward lifting like a surprise
across the rooftops and the tall row of poplar trees
that bind the nuns’ graveyard have been pollarded
stark against the winter sky and often weather
will roll in and down, rain bleaching all the colour
out to a grey blur, only for it to come back
in bright contrasts after the shower.

The Work of a Winter (Arlen House, Dublin, 2018 : p 60). 

Maureen Boyle lit Enclosure (Enceinte) à la bibliothèque Linen Hall, Belfast. Conservé dans les archives des lectures de poésie irlandaise. Cette lecture est extraite de : The Last Spring of the World. Arlen House, 2022)

 

Promenade dans la vieille ville 

Le jour le plus court, je me promène dans la vieille ville.
Elle est pleine de fantômes.
Des maisons dont nous connaissions autrefois
les odeurs, chacune subtilement différente,
abritent aujourd’hui des inconnus.
À chaque endroit, le souvenir d’une époque
où être adulte sentait l’essence,
lors d’un après-midi langoureux
de jardins, de haies et de voisins.
Plus tard, les lieux des rendez-vous secrets ;
la maison d’un jeune homme bien aimé
où j’ai gardé un enfant et organisé mes premiers dîners,
où j’ai été pour la première fois ivre et malade.
Aujourd’hui je connais plus de citadins dans le cimetière
que parmi les vivants.
Nous rendons donc visite à chacun tour à tour,
leur monde réduit à ce petit espace,
mon père allongé sur le côté où il était couché,
un espace de l’autre pour ma mère
quand viendra son tour.
J’imagine une version du rêve de Tevye ici à Strabane,
mes grands-parents et mes tantes ceilidhant 2
sur leurs pierres tombales la nuit,
me souvenant de la mise en scène
d’Un violon sur le toit par le lycée local,
le père Doherty assis dans le lit
à côté de la femme qui jouait son épouse.
Je traverse les logements sociaux, illuminés pour Noël,
les arbres noirs qui forment une petite forêt
sur la pelouse, magnifique et austère
contre le ciel brûlant de l’ouest. 

Étrange, je pensais autrefois que les arbres mouraient
en hiver, que leur noirceur était vide,
alors qu’ils sont pleins de bourgeons,
attendant leur heure.

Walking the town

I am walking the old town on the shortest day.
It is full of ghosts.
Houses that were once houses we knew the smells of,
each one subtly different,
now have strangers there.
In every place, the memory of a time
when being adult smelled of petrol
on an open-ended afternoon
of gardens, hedges and neighbours.
Later, places of assignation
– the house of a beloved boy
where I babysat and held my first dinner parties,
where I first got drunk and sick.
More I know now are in the cemetery
than with the living,
and so we visit each in turn,
their world shrunk to that small space –
my father lying on the side he lay in bed –
room on the other
for my mother
when her turn comes.
I imagine a Strabane version of Tevye’s dream,
my grandparents and aunts ceilidhing
on their headstones of a night,
remembering the time the local high school
did Fiddler on the Roof,
Father Doherty sitting up in bed
with the woman who was playing his wife.
I walk through the Trust Houses
lit for Christmas
the black trees that form a small forest on the green,
beautiful and stark against the burning western sky.
Strange that I once thought trees died in winter,
that their blackness was empty,
when instead they are full of buds biding their time.

Maureen Boyle lit un extrait de The Winter's Tale : I. Emilia à la Linen Hall Library, Belfast. Conservé dans les archives des lectures de poésie irlandaise. Cette lecture est tirée de The Work of a Winter, publié à Arlen House en 2018.

 

Mirabel-aux-Baronnies 
inspiré d’un tableau de Pierre Bonnard

L’après-midi s’étiole
alors qu’un orage se profile.
C’est la sieste,
l’heure de retrouver
la pénombre humide du puits.
La pièce est telle la chair d’une figue,
rouge et chaude,
comme le vert des arbres
– citronnier, ginkgo, laurier-rose, bougainvillier –
pointille les murs,
égaie les surfaces.
Craquettent les cigales, le moteur des arbres ;
grenouilles et cloches du village
sonnent la distance des collines.
Une fille dort sur un transat bleu,
rêvant au plus profond de la terre,
un chat noir paresseux à ses pieds.
Le pot de zinnias à la glaçure bleue
capte la lumière
et répand son parfum sur elle,
comme si l’été perdure
et qu’elle est toujours là.
Le Hollandais laisse une offrande
de haricots verts à la fenêtre
et s’en va.

inspired by a painting by Pierre Bonnard
Maureen Boyle
The afternoon wilts
as a thunderstorm looms.
It is siesta,
time to find
the well’s dank darkness.
The room is like the flesh of a fig,
red and warm,
but the green of the trees
– lemon, gingko, oleander, bougainvillea –
stipples the walls,
washes the surfaces.
Cicadas sing – the engine of the trees –
honey-frogs and village bells
ring the distance of the hills.
Black cat lazy at her feet,
a girl sleeps in a blue chair,
dreaming deep into the earth.
The blue-glazed pot of zinnias
catches the light
and sends its scent over her,
as if it is always summer
and she is always there.
The Dutchman leaves an offering
of green beans by the window
and goes away.

Maureen Boyle lit The Magdalene Reading à la bibliothèque Linen Hall, Belfast. Conservé dans les archives des lectures de poésie irlandaise. Cette lecture est extraite de « The Work of a Winter », publié à Arlen House en 2018.

 

Noureev 1

« Quand vous écoutez Bach, c’est un peu de Dieu que vous entendez. Quand vous me
regardez danser, c’est un peu de Dieu que vous voyez. »

– Rudolf Noureev

Prologue

Apportant des brassées de lilas du champ de Mars,
les filles rougissantes les cachent sous leurs jupes de coton,
raidissant leurs jupons comme le filet de crin des danseuses
acheté au rouleau scintillant qu’elles ont vu porter
chez le costumier de la rue voisine à Saint-Pétersbourg.
Sur place, elles doivent braver les babouchkas
assises dans les couloirs sombres du vieux théâtre,
qui, en raccommodant les chaussons des danseuses,
tiennent la pointe dans le satin où le sang
a imprégné le tissu. Les fleurs cachées bruissent à chaque pas,
et, une fois à l’intérieur, sont arrachées dans un tourbillon
de parfum printanier, délicatement tendues par-dessus le balcon
et descendues dans la loge couverte, où elles attendront jusqu’au dernier
battement de son pas-de-deux et tomberont ensuite dans une pluie
de pétales. Des fleurs réchauffées par les cuisses
des filles en guise d’offrandes au jeune dieu.

1

Né dans un train, son premier souffle tiré
des profondeurs du lac immémorial où le Christ
est venu et a déclaré qu’au-delà il n’y avait rien.
Né avec l’odeur de la glace qui s’échappe de ses courbes
trop tôt pour le printemps, un vieil esprit des profondeurs
l’a pénétré, la fluidité d’un poisson absorbée dans son échine.
Soufflé sur la Bargouzine cette première nuit, ce premier jour,
le soleil l’a trouvé et une âme agitée.

2

Sur la photo qu’il trimbale, il est un petit enfant
assis sur ses propres genoux ; l’adulte, travesti
comme pour danser l’infirmière dans un ballet oublié.
Il est beau et bronzé par le soleil des champs,
vêtu de cotons d’été imprimés, sans la cicatrice
sur sa lèvre supérieure ; le visage de sa mère
qu’il oublierait s’il n’était pas le sien.
Dans ses années de gloire, il trouve parfois le temps
de téléphoner et d’être transporté dans leur petite pièce.
Il peut alors évoquer l’odeur d’un été russe
ou la sueur aigre des vêtements de travail de son père
et de son tabac doux. Il se demande si son père
était encore un garçon rêveur, agenouillé en prière
dans la madrassa, prendrait-il son appel
et lui parlerait-il sans colère à travers les affres du temps ?
Lorsqu’il rend visite à sa mère une fois dans les temps nouveaux,
elle est dans une pièce vide avec une lampe à huile
et un vieux kilim et il pense à ceux
qu’il collectionne dans son appartement parisien
et aimerait lui montrer tout cela,
qui semblerait la richesse d’un tsar.

3

Quand Avedon lui demande de danser et le capture,
il reste à la fin de la séance pour lui demander
son accord d’être photographié dansant nu.
Il l’a déjà fait une fois, enfant, sans l’encombrement
des vêtements, se sentant divin dans un champ
où le maïs le voilait et où chaque pas
laissait une empreinte de piétinement.
Il voit dans les yeux du photographe un regard
qui deviendra un regard qu’il connaîtra.
Il dit oui.

4

Il survole les étendues sauvages canadiennes jusqu’à l’hôpital
où Erik est en train de mourir. Chacun a essayé d’être la vie
de l’autre, sans succès. En entrant dans la chambre, il se souvient
de l’histoire d’Erik qui, petit garçon au Danemark, est sorti
de lui-même alors qu’il était bien installé dans un pommier,
a entendu l’appel de sa mère pour le dîner et s’est vu,
un petit garçon assis dans un pommier, sa mère l’appelant.

Il doit maintenant grimper sur le lit chirurgical comme s’ils étaient
tous deux enfants, comme s’il s’agissait de leur toute première danse,
les portés devant être soigneusement étudiés, car mal tenu, il tombera.
Il s’agit maintenant de trouver quelle partie tenir, de déplacer
leurs membres entre les tubes sans le faire souffrir.
Maintenant il n’y a plus de mouvement,
il n’y a plus que le porté.
Rudik, qui était si brutal dans leurs ébats amoureux,
est maintenant le plus tendre, le tient par derrière,
réalisant à quel point il serait léger à porter
et il n’y a plus de mots.

Il apprendra la mort sur son île.
Assis sur un balcon avec une amie,
baignés dans le parfum du jasmin de nuit
il dira : « Erik est mort aujourd’hui. »

Nureyev

“When you listen to Bach you hear a part of God, when you watch me dance you see a part
of God.”

– Rudolf Nureyev

Prologue

Bringing armfuls of lilacs from the Field of Mars
blushing girls hide them under cotton skirts,
stiffening petticoats like the dancers’ horsehair net
bought by the shimmering bolt they have seen carried
to the costumier’s in the neighbouring street. Once in place
they must brave the babushkas who sit in the dusky
corridors of the old theatre knitting, darning the dancers’
shoes, holding the block in the satin where blood has
soaked into cloth. The hidden flowers rustle as they walk
and when inside are pulled out in a wash of spring scent
to be handed carefully over the balcony and down to the
blind box where they will wait until the last beat of his
pas-de-deux and then fall in a lilac shower. Flowers warmed
by the thighs of girls as offerings for the young god.

1

Born on a train, his first breath pulled
out of the depths of the ancient lake where Christ
came and declared that beyond it there was nothing.
Born with the smell of ice coming off its sweeps
too early for spring, some old spirit of the deep
entered him, the fluidity of a fish come into his spine,
blown on the Barguzin that first night and day,
sunshine found him and a restless soul.

2

In the photograph he carries with him he is a small child
sitting on his own knee – the grown one in drag as if to
dance the nurse in some forgotten ballet. He is beautiful
and sun-tanned from the fields in printed summer cottons
without the scar on his upper lip – his mother’s face
that he would forget if it was not his own.
In the heady years, he will sometimes find a time
to phone and be transported to their small room.
He can conjure then the smell of a Russian summer

or the sour sweat of his father’s work clothes
and his sweet tobacco. He wonders if his father was still
a dreaming boy, kneeling to pray in the madrassa,
would he take his call and speak to him
without anger across the acres of time.
When he visits his mother once in the new times
she is in an empty room with only an oil lamp
and an old kilim and he thinks of those
he collects in his Paris apartment
and wishes he could show all this to her
that would seem the wealth of a Czar.

3

When Avedon asks him to dance and captures him,
he stays at the end of the shoot to ask
if he would be photographed dancing naked.
He has done this once before as a boy, danced
unhindered by his clothes, feeling divine in a field
where the corn shielded him and where each step
left a trampled damage. He sees a look in the
photographer’s eyes that will become a look he knows.
He says yes.

4

He flies over the Canadian wilderness to the hospital
where Erik is dying. Each has tried to be the other’s life
and it has not worked. Entering the room he remembers
Erik’s story of once, as a little boy in Denmark, going out
of himself as he sat ensconced in an apple tree, heard
his mother’s call for dinner and saw himself,
a little boy sitting in an apple tree, his mother calling.
Now he must climb up onto the surgical bed
as if they are both children, as if this was their first
ever dance, the holds to be worked out so carefully
since held wrongly he will fall. Now it is a case
of finding places to hold, to move their limbs
among the tubes and in ways that will not hurt him.
Now there is no more movement, only the hold.
Rudik, who was so rough with him in their lovemaking,
is now the gentle one, now the one
who holds him from behind realising how light
he would be to carry and there are no more words.

 

He will hear of the death on his island.
Sitting on a balcony with a friend,
bathed in the smell of night jasmine
he will say "Erik died today"

 

 

  1.  Lors de la première publication de cette œuvre en anglais, le prologue était présenté comme un poème distinct,
    intitulé « Lilacs from the Field of Mars », suivi de « Nureyev » sous la forme d'une séquence de quatre parties.
    À la demande de la poète, la version en français est présentée sous la forme dans laquelle le poème a été conçu à
    l’origine, c’est-à-dire un prologue suivi de quatre parties sous un seul titre. La version en anglais est disponible
    dans le recueil de Maureen Boyle, intitulé The Work of a Winter (Arlen House, Dublin, 2018 : p 69 à 73). 

 

Maureen Boyle, The Work of a winter, Arlen House ; 2nd edition,  2018, 110 pages. 

Présentation de l’auteur




Isabelle Lagny, Les Mots et autres poèmes

1 - LES MOTS

Et si le silence
Etait mon langage…

Avide de savoir
Tu récoltes mes cils
La tempête qui me traverse
Tandis que je dessine ton nom
A la craie sur des miroirs

Mais si je penche la tête
Comprendras-tu ce geste-nuage
Perdu dans le bleu du jour ?

Alya, in Journal derrière le Givre, 1ère Ed. L’Harmattan, 2002, puis Ed. La lune bleue, 2018, et choix de poèmes d’Isabelle Lagny, recueil bilingue, Ediçoes ¼,  Belem, 2019.

2 – LA BLESSURE

                        à Salah Al Hamdani

Il est des gouffres qu’on ne peut franchir
On s’élance sans répit
On retombe immanquablement

Depuis dix jours
la radio se tait
Plus de nouvelles à entendre
rien d’autre que les drames d’ici
que l’on attise et que l’on éteint

Qui comprendra l’existence à notre place ?
qui retroussera ses manches
qui se jettera au feu 
au brasier de l’aube ?
Il faut du courage
pour éclairer les sillons du labour

Je voulais être l’unique
ta douceur volatile

Des pierres sous nos pas se sont mises à trembler
Un torrent de pierres
a dévasté
l’après-midi de notre vie

Je me suis agrippée à toi
suis tombée tant de fois
tandis que tu me cherchais ailleurs
perdu à l’horizon (…)

Blessure in Contrejour amoureux, Ed. Le Nouvel Athanor, 2016.

3 – RETARD

                        à ma mère

Tu  as oublié de revenir
Cela fait trente ans de disparition ocre
De plis infinis et de lignes blanches
Autour des paupières de ma mémoire

J’ai gratté le fond du fleuve avant de te quitter
L’ai déposé au fond de mes poches d’enfant

Où s’accumulaient crayons de couleur neufs
Et dents de lait

J’ai compté combien de fois tu m’avais embrassée
Puis j’ai plié des quantités de bateaux
Avec la même feuille
Pour attendre ton impossible retour

Nuit Inversée, Ed. Al Manar, 2018.

 

4 – VALLEE

Se laisser captiver par le remugle gris
Du ciel
Sonner des semailles au carillon des noces
Partout dans les boucles du fleuve décoiffé
Par l’orage
Tu rampais comme un crocodile éteint
Comme un géant épuisé par l’adversité

N’était-ce rien d’autre que le beuglement de l’hiver ?
La grande fatigue scintillante
Au-dessus de notre chemin dense ?

Gavotte d’un rouge-gorge atteint par la flèche
Dans une mare de ville
Pour conter la vie et la mort du fleuve
De la faune, de ses rives
Quand glacées d’incertitude
Elles annonçaient au voyageur
La fin du chemin embourbé

La Risle d’étiole ce matin
Autour des libellules en réunion
Le verger rend compte des pertes de l’été
Des fruits piquetés habitué à l’humus

Puis les nuées s’écartent
Comme deux paupières automnales
Et tu me souris enfin
L’idée irriguée par un bourgeon de lumière

Nuit Inversée, Ed. Al Manar, 2018.

5 – DES NOMS AU BOUT DES BRANCHES

                                   A ces millions d’hommes déplacés
                                               A Laurent Gaudé, écrivain

Exhalaison de feuilles roussies
Liste de noms
Flottant au bout des branches

La forêt ce matin est un concert de plaintes
Un refuge de poèmes exilés

Le blanc est tombé
Comme une lame
Sur le cœur de l’obscurité

Les cris des jacinthes des bois
Ont ridé le sang bleu du lac
Désormais elles nous donnent
A voir
La folie du vent

Ici nous sortions du noir
Et grâce à toi
Je capturais les cimes

Puis ils ont triché
Avec l’automne
Alors que perlait encore
Au bout du regard
Le souvenir de la louve

L’enfantement ne vint plus
Cheveux dressés
Robes lacérées
Nous avons appris
A refouler ces peuples
Dans des zones
Dépourvues d’amour

Depuis un rideau de grêle
S’abat sur les enfants nus

Jamais on n’aurait cru
S’habituer
Ici
A cette détestation de soi

Nuit Inversée, Ed. Al Manar, 2018.

6 – LE CHEMIN DES LUCIOLES

                                   à Lucienne, ma mère

J’ai égaré tous mes instants
Et ces champs de bataille
Qui gardaient
Mes soldats rangés
Dans le récit

J’ai égaré les livres
Les illusions de la sagesse
Et les manèges de l’enfance

Et je me suis trainée longtemps
Le long d’un chemin cahoteux
Comme la robe insoumise d’une mariée distraite

Puis tout au bout j’ai clamé
Que je voulais ma mère
Dans un souffle de réminiscence
Car elle n’était plus là

Nuit Inversée, Ed. Al Manar, 2018.

7 – LE SOMMEIL DU POETE

                        à Ivan et Ariane, mes enfants

Le sommeil est une brique
Déposé sur les draps
Des pensées arrosent le jour
Et amarrent les plaies de la nuit

Autrefois
Avec ma mère
Dans mes bras béants
Je reconstituais le monde
Pierre après pierre

Et je l’y faisais vivre
A ma guise
Elle et son sourire
Exhumé des décombres

Il y a ici
Dans les fractures de l’air
L’explosion du calme
Un déficit de violence
Et un nid pour la pensée

Il y a ici
Une porte
Qui claque doucement
Puis une voiture souffle l’aube
A travers ma fenêtre
La chaudière bourdonne
Et mon front se pose
Sur la traîne de l’obscurité

La respiration de mon bien aimé
Flotte sur les choses
Sur la plénitude des choses
Elle chérit le chant
De la tourterelle
Sur la table du printemps
Explore les draps frémissants
Dans le lit déserté
De la chambre nuptiale

Et au petit matin
Quand le jour
N’est encore qu’une lumière bleue
Les guerres sont finies
Les puissants sont morts
Et une coccinelle habite mon cœur 

Nuit Inversée, Ed. Al Manar, 2018.

8 – RIRES GORGES DE LUNE

                                   à Ariane ma fille

Mon étoile tremblante des vergers
Du feu et des collines
Rétive dans mes filets

Apprends-moi ta danse effrénée
Et étanche ces larmes d’insouciance
Incrustées comme des coquillages
Sur l’oreiller du jour

Qu’il me plait de sautiller avec toi
Sur les trottoirs brillants !

Mon adorée ma féline
J’ai chassé les fantômes de tes nuits
Avec des rires gorgés de lune
Et saupoudré ton aube
De mes espoirs fugaces

Tu te tisses un destin
A rebours de ma vie
A rebours ton empreinte
Sur les lignes de ma main

Oser encore – Hommage à Andrée Chédid pour le centenaire de sa naissance, Ed. PO&PSY érès, 2020.

Présentation de l’auteur




Le 30e numéro de Spered Gouez, L’esprit sauvage

Ancrée en Bretagne, la revue Spered Gouez, fondée et animée par Marie-Josée Christien, publie son 30e numéro. Créée en 1991, cette revue poétique et littéraire (aux allures de véritable livre) ne sort qu’une fois par an à l’occasion du Festival du livre de Carhaix, organisé chaque année lors du dernier week-end du mois d’octobre. « Ce numéro annuel, souligne Marie-Josée Christien, est le prolongement naturel du travail de promotion du livre et de la lecture organisée autour du festival ».

« Attention fragile ! » C’est le thème central du 30e numéro de la revue. Tout un symbole ! Sans doute pour signifier, implicitement, la fragilité des revues de poésie, mais surtout pour « inviter à porter regard et attention à la précarité de notre existence individuelle mais aussi à la fragilité de l’humanité », note Marie-Josée Christien. Pas moins de trente auteurs ont « planché » sur ce thème de la fragilité en proposant leur regard personnel.  « De temps en temps/esquisser un pas de danse/pour consolider/le fragile équilibre/qui me tient debout », écrit ainsi la poète Chantal Couliou. De son côté, Jean-Luc Le Cléac’h a recours au haïku pour l’exprimer : « Elles grelottent/sous la pluie et le vent/les feuilles du camelia blanc ».

Mais la revue Spered Gouez c’est aussi un grand nombre de rubriques reprises fidèlement dans chaque numéro : « Escale », « Mémoire », « Points de vue », « Chroniques sauvages » et aussi entretiens avec des poètes sous le label « Tamm-Kreiz (référence au temps médian d’une gavotte). Dans ce numéro 30, la place belle est faite à Anne-José Lemonnier, dont l’interview a été réalisée simplement quelques mois avant sa disparition brutale au mois d’août dernier dans son jardin, à Saint-Nic à l’entrée de la presqu’île de Crozon (Finistère). A la question « A quoi associes-tu la poésie ? » que lui posait Marie-Josée Christien, elle avait répondu : « J’associe la poésie à la marche. Ce sont les deux valves du même cœur, les deux pieds du même corps, les deux yeux du même visage, l’émotion et la pensée en osmose vers une sagesse qui génère la paix intérieure ». Anne-José Lemonnier venait de publier Le cap en octaves aux éditions Diabase.

Spered Gouez – L’esprit sauvage, N°30, octobre 2024, 142 pages, 16 euros, illustrations en couverture et intérieur : Laurent Noël. La revue peut être commandée à l’adresse suivante : spered.gouez@orange.fr

Dans la rubrique « Mémoire », on retiendra la présentation par Ronan Nédélec de l’œuvre intégrale du poète, écrivain et peintre Yves Elléouët (1932-1975) qu’il préface et annote dans une série de sept ouvrages à paraître aux éditions La Part Commune. De son côté, le poète Louis Bertholom propose, dans la rubrique « Escale », une interview de Roger West, poète écossais et performer punk qui vit actuellement dans l’Hérault. Quuant à Yannick Pelletier, c’est la figure de Max Jacob qu’il évoque sous le titre « Le Breton errant ».

La revue fourmille enfin de notes de lecture, principalement sur des livres de poésie. Mais pas seulement puisque, dans ce numéro 30, trois auteurs proposent leur regard croisé sur le dernier roman de Marie Sizun, intitulé 10, Villa Gagliardini(Arléa). Marie-Josée Christien s’attache aussi à faire état, comme elle s’y emploie dans chaque numéro, du contenu de plusieurs revues de poésie. Dans l’édito de ce numéro 30, elle évoque les « passages de flambeaux » dans le monde de l’édition ou les revues de poésie « qui risquent de s’éteindre s’ils ne sont pas transmis à la génération suivante », notant avec justesse « qu’il y a davantage de cessations d’activité pour des raisons économiques qu’en raison de l’âge de leurs responsables ». La revue Spered Gouez, elle, continue son petit bonhomme de chemin.




Les Hommes sans épaules, numéro 57 : Poètes breton pour une baie tellurique

C’est un très vaste paysage de la poésie bretonne que nous dresse ce numéro de la HSE : 33 poètes auxquels on peut ajouter sans erreur des poètes présentés dans les rubriques Porteurs de feu ou Ainsi étaient les Wah inséparables de ce coin de terre, comme Perros, Delabarre et Kenneth White, ou encore Guy Allix, Emmanuel Baugue (quoiqu’un peu Normand), ou André Prodhomme (quoique d’un peu partout). Pour chacun, nous avons droit à une présentation du poète et de son œuvre, marque de fabrique inégalée de cette revue.

Rappelons à cette occasion qu’il n’existe pas d’autre revue (en ligne ou pas) ayant une connaissance aussi intime, si j’ose, d’un si grand nombre de poètes, en particulier ceux nés entre les années 1920 et 1950. Par exemple dans ce numéro, les présentations de Guillevic, Manoll, Robin, Grall, Glemnor, Cadou – pour ne citer qu’eux – méritent d’être lues pour elles-mêmes. Cela rappelé, penchons-nous sur le dossier « Poètes bretons pour une baie tellurique » à proprement parler. Il y a une évidente volonté d’équilibre entre poètes connus, méconnus ou inconnus tout comme entre des poètes du début, du milieu ou de la deuxième moitié du XXe siècle. Evidemment, on lui reprochera - moi le premier ! -  tel ou tel auteur absent (pourquoi ne pas avoir retenu Gilles Baudry ? Charles Le Quintrec, qui pourtant publia son Village allumé chez Saint Germain des Prés ?) Mais je concède que le paysage est déjà considérable et qu’il est bon qu’il y ait quelque « injustices » pour ranimer la levée de bocks ou de ballons pris en commun. Que ressort-il du paysage dressé ? On retrouve une très bonne illustration des grands courants poétiques bretons du siècle écoulé avec la mise en avant des très singulières années 70 et 80, qu’on peut résumer au conflit qui opposa la génération de Jack-Helliaz à celle de Grall, le premier avec son cheval d’orgueil et le second avec son cheval couché. On retient également cette tresse, que je crois propre à la Bretagne, qui rassemble une poésie ancrée, privilégiant plutôt une forme de dépouillement, une poésie « bardique », volontiers vindicative et pamphlétaire (voire guerrière), et qui aime à être mis en musique, et une poésie druidique attirée par le merveilleux et l’alchimique qui plonge volontiers dans la veine surréaliste (ce qu’affectionne particulièrement notre revue). L’élément qui réunit ces trois courants, hormis la Bretagne elle-même, c’est la place incontournable du minéral (le granit, le mica, etc.), pour ne pas dire le tellurique comme le pointe si justement le titre du dossier.

LES HOMMES SANS ÉPAULES N.57 : POÈTES EN BRETAGN, Collectif, avril 2024, 350 pages, 17 €.

M’a frappé également, à la lecture du dossier, la relative étanchéité qui règne entre la poésie de l’Argoat et celle de l’Armor. Il semble bien qu’en Bretagne deux univers poétiques distincts se côtoient sans se confondre, ainsi que les paysages et les modes de vie. Enfin, et bien sûr ajouterai-je, le dossier permet de mesurer la solide et la féconde richesse du terrain éditorial breton grâce au dévouement de quelques maisons d’éditions (pas forcément bretonnes), d’associations culturelles et artistiques très actives (comment ne pas citer « les rencontres de Max ») et de quelques figures tutélaires qui ont su jouer un rôle de découvreur ou de rassembleur (Grall, Guillevic, Brémont, Christien et Geneste aujourd’hui). Pour conclure, et picoter d’iode l’ami Christophe Dauphin, après avoir lu son passionnant édito, je me suis demandé si ce n’était pas un article pro domo pour la poésie… normande.




Arpa, numéro 144, juin 2024

Ce qu’on goûte dans une revue, c’est à la fois de retrouver quelques auteurs qu’on connaît et d’en découvrir de nouveau. Dans la première catégorie, j’ai eu plaisir à retrouver Pascal Boulanger (que je quitte rarement des yeux), à lire de nouveaux poèmes d’Alexis Bardini dont j’avais apprécié le recueil Le vent qui porte les pollens et bien sûr à vivre en poésie les hommages rendus à Anne Goyen, et Goffette. Au rayon des auteurs découverts, Jean Lavoué m’a beaucoup marqué – il est sûr que je n’en resterai pas là. Les deux poèmes de Raul Sebastian Baz, poète roumain, sont intrigants, celui de Thibault Chavez d’une belle tenue. Les textes de Gaultier Roux tirés de sa résidence d’écriture à Shanghai surprennent par leur diversité. La chronique de Bocholier, comme celle de Ughetto dans Phoenix sont des guides vigilants de ce que le premier nomme « le tourniquet des nouveautés ». Saluons la nouvelle couverture et la mise en page de la revue particulièrement élégante et soutenant la lecture.

Arpa, numéro 144, juin 2024;




Possibles, numéro 33, septembre 2024, Carnet II

En proposant un numéro sur les carnet, journaux et correspondance, Possibles nous invitent à un étonnant voyage tant par la diversité des auteurs (de Flaubert à une Jeanne réellement anonyme), que par les années traversées (du XIXe à l’aujourd’hui le plus proche) ou encore par la diversité des textes mis en avant ; on passe de la prise de notes sur le vif (qu’il est émouvant ce journal de Pergaud durant la Première Guerre mondiale), à d’autres textes relevant de l’échange gouailleur, du journal intime à la méditation apophantique (les extraits des carnet de Tison m’ont beaucoup intrigué) ou encore des pages d’un quotidien égotique qui, par reflet, rendent assez bien compte de la perception des temps présents par un lettré y vivant – quelque chose qu’il juge assez plat et ennuyeux. D’autres surprises concluent le numéro, dont deux textes de prose de François Migeot.

Possibles, numéro 33, septembre 2024, Carnet II, 146 pages, 16 €.