Trois lec­tures croisées de Voltiges! d’Is­abelle Lévesque, trois regards d’Hervé Mar­tin, de Marie-Hélène Prouteau et de Lucien Was­selin ouvrent de mul­ti­ples pistes de lecture…

Isabelle LÉVESQUE, Voltige ! , peintures de Colette DEBLÉ, postface de Françoise ASCAL, éditions L’Herbe qui Tremble, Avril 2017, 96 pages, 14 €.

Isabelle LÉVESQUE, Voltige !, pein­tures de Colette DEBLÉ, post­face de Françoise ASCAL, édi­tions L’Herbe qui Trem­ble, Avril 2017, 96 pages, 14 €.

Lecture d’Hervé Martin

Auteure d’une quin­zaine de livres, Isabelle Lévesque est poète. Elle écrit des textes sur la poésie con­tem­po­raine et col­la­bore à de nom­breuses revues lit­téraires. Elle aime à ses heures pho­togra­phi­er les fleurs, notam­ment le coqueli­cot qu’elle affec­tionne particulièrement.

Voltige ! est accom­pa­g­né de pein­tures de Colette Deblé et d’une post­face de Françoise Ascal. Son titre aérien me fait songer à des mou­ve­ments d’acrobaties ou à ceux de feuilles qui tombent dans le tra­vers du ciel à la fin de l’été. Ils sont peut-être ici sen­ti­ments équiv­o­ques éprou­vés par Isabelle Lévesque, oscil­lants entre joie et nos­tal­gie. Des « vire­voltes » d’émotions emmêlées à cette « mélan­col­ie des jours infi­nis ». Ils se con­fondent aux paysages. La poète les traduit dans ces poèmes qu’elle nous offre.

Les fleurs, les blés, le ciel… enlu­mi­nent les poèmes quand en fil­igrane transparaît « autre chose ». Dans les couleurs rouges du coqueli­cot, bleue de la fleur presque éponyme ou blond des céréales, les poèmes rivalisent avec la nature. Ils parta­gent un trou­ble né d’une émo­tion sans cesse renou­velée en son sein.

Pour toi le végé­tal attrait d’un monde inconnu

Tel un fil d’Ariane, le coqueli­cot, cher à l’auteur est récur­rent dans les poèmes. Il est un sym­bole de force et de fragilité, de fugac­ité et de per­ma­nence, d’amour et du sang qui brûle dans les veines.

(ta ram­i­fi­ca­tion), / proie le cœur / coquelicot

Un dia­logue naît de cette péré­gri­na­tion à tra­vers la nature. Le « tu », le « nous » sont employés sans que le lecteur ne parvi­enne à en décel­er les sujets. À qui s’adresse ce « Vien­dras-tu ? ». À un être proche ? Au poème ?  À l’émotion ?

Mêle /ton nom mon ombre et lèvres/ aux pétales du ciel. / Voltige !

Le livre est le fruit d’une quête de plaisirs sen­soriels éprou­vés au cœur de la nature. La poète crée un lien avec elle. Elle le tisse dans l’exhalaison de sen­teurs, l’i­nouï des paysages et des couleurs.
Mais de poème en poème le lecteur perçoit la présence d’un « autre ». Et la quête se méta­mor­phose en celle d’un temps ou d’un être perdu.

J’ai bu, longtemps cher­ché ta  ressem­blance et, / présage de coqueli­cot, ma robe nue tour­nait / le 10  juillet.

L’incarnation que sup­posent cer­tains vers : « tes cris », « je revois tes yeux », « tu prends ma main », « les heures sans toi. »…nous fait penser à l’absence d’un être cher.

Tout ce que j’observe, devenu légende, abonde. Le poème détache chaque croix, signe, hir­sute et sauvage (il sera). Tu. Chaque fois, tu. 

Et plus loin

La syn­taxe brasse les pronoms ressas­sés, la phrase les berces, les inverse… 

L’émotion née de la nature se mêle aux sen­ti­ments intimes. Leurs fer­veurs cha­toient dans les couleurs et ils sont cham­boulés comme un pétale ou une feuille dans le vent. Voltige ! pour­rait être une allé­gorie d’un être face à l’imprévisible de la vie et à la con­fu­sion des émotions.

Toi nuage couronne, 
Je suis la plume trem­pée. Nous achevons le cours du fleuve 
et les osse­ments devi­en­nent pous­sière du chemin, 
ombre bor­dée de fleurs sauvages

Isabelle Lévesque cir­con­scrit ici un ter­ri­toire com­mun qu’elle partage avec cet hypothé­tique « autre », innom­mé et pour­tant si présent.

La pous­sière changeante / livre et délivre l’identique frayeur / de se perdre.

Le « tu » dans son emploi est indéter­miné entre le « soi » et cet « autre » auquel le livre silen­cieuse­ment ren­voi. Un « tu » indéter­minable et cher, au cœur d’un sen­ti­ment pas­sion­né qui réu­ni­rait — à jamais et à nou­veau — deux êtres.

Nous
en cette suspension, 
la grâce affine le doute. 
Nous 
liés à chaque étape, reconnus. 
… 

Les mots man­quent dans la suf­fo­ca­tion du cha­grin. Et l’écriture, par­fois dis­con­tin­ue dans cer­tains vers, est privée de petits mots charnières qui font lien. Mots seuls se suc­cé­dant pour illus­tr­er le souf­fle coupé court devant une inad­mis­si­ble réal­ité que seul peut-être le coqueli­cot cautérise.

Le coqueli­cot recoud au ciel 
les brides de mots  : corne féconde,
poids d’écorce égratignée
pour que l’ambre un jour signifie.
… 

La poésie est un recours. La beauté inouïe de la nature, sem­blable, s’y accorde. Toutes deux, unies, suturent les blessures de la vie.  Je ne peux pas occul­ter la lec­trice pas­sion­née par Thier­ry Metz, pour voir ici le bras ten­du des mots vers un ailleurs inac­ces­si­ble. À l’instar du poète maçon, Isabelle Lévesque tente de retrou­ver cet « autre » par la force du refus, celles des mots et de la poésie.

Vivre écrire – sans tourment, 
pure perte 
pétales nus loin des blés.

 

Lecture de Marie-Hélène Prouteau

Avec ce titre sur­prenant Voltige !, le nou­veau recueil d’Isabelle Lévesque — accom­pa­g­né d’une belle post­face de Françoise Ascal  — se place sous le dou­ble signe de l’injonction aéri­enne et de l’impératif. Que dire de cet impératif qui résonne à de mul­ti­ples repris­es dans ces vers : « Aime le vent », « Con­sens le print­emps crie », « Ne te retourne pas, jamais, retiens tes mains, la feuille écartée te mon­tre », « Malmène mes yeux froids », « Naisse encore le jour : reviens » ? Sou­vent placé à l’entame d’une stro­phe, vœu pres­sant, apos­tro­phe, ordre, som­ma­tion, il évoque la tonic­ité d’une voix sin­gulière. Celle d’une femme qui dit l’amour en poésie. Un peu comme Marie de France, cette autre femme poète, chantre de la fin’amor cour­toise dont l’ombre se glisse dans le recueil avec l’évocation du Lai du chèvrefeuille.

Dire le désir féminin à l’impératif, dans sa nudité incar­née, voilà qui renou­velle le thème du chant d’amour, l’adverbe « pas­sion­né­ment » répété dans ces vers y pointant exal­ta­tion, « fièvre » du mou­ve­ment. La poète entre ain­si en par­faite con­nivence avec les lavis de l’artiste Colette Deblé. Des corps féminins libres, légers, vic­to­rieux, qui don­nent l’impression d’entrer dans une danse.

Envol et choré­gra­phie de corps à l’unisson, le principe ciné­tique emporte irré­sistible­ment les vers d’Isabelle Lévesque mar­qués par l’alacrité joyeuse :

La boucle des rêves s’achève,
manège, haltes brèves con­tre ton corps.
Danse le coquelicot !

La danse à deux, « la danse fauve », avec sa charge sen­suelle, sus­cite le foy­er de la jubi­la­tion. Tout est dans la sug­ges­tion plus que dans la nom­i­na­tion : « Pas un mot. Amour déjà. Pas un mot ». Nom­breuses sont les images qui vien­nent sug­gér­er ce qu’elle nomme « l’idylle » : « l’arche », « le cer­cle clos », « l’anneau des fleurs », « la boucle des rêves », « l’arc des mots ». Joie évo­quée de façon oblique, qui marie des domaines de réal­ité dif­férentes, con­cret, abstrait. Dans ces asso­ci­a­tions nou­velles, Isabelle Lévesque rend pal­pa­bles les accents du cœur :

Tu étends le cer­cle au seul assaut.

Des dates font retour dans les vers, dévoilant sub­rep­tice­ment des moments d’intense har­monie, une sorte d’art de la joie. Mais, aus­sitôt évo­quée, celle-ci est brusque­ment minée par une ten­sion, la con­science de la fragilité des choses :

Plus frag­ile, rien plus fragile
que car­il­lon des peurs.

Ou tra­ver­sée par l’interrogation répétée, l’incertitude, le doute, la men­ace qui con­tre­dis­ent l’allant de l’impératif, comme si le bon­heur était chose ténue, inter­mit­tente, irrémé­di­a­ble­ment tournée vers sa fin :

Tout trem­ble. As-tu si peur ? 

Le mot « trop » qui revient à plusieurs repris­es évoque un risque, celui d’un trop-plein, d’une infla­tion qui vont à l’encontre de l’esprit même de la danse, celui de légèreté. « Trop titube ». Une dis­so­nance, un trou­ble per­cep­ti­bles chez la poète et qui dis­ent l’empathie avec les sil­hou­ettes de Thétis et de l’Allégorie sur la paix d’Amiens que Colette Deblé des­sine dans leur envol mais le bras étrange­ment fragmenté.

La présence des fleurs fait par­tie de l’imagerie per­son­nelle d’Isabelle Lévesque. Les fleurs sauvages et aus­si la nature tout entière, arbres, herbes, fruits, à laque­lle l’unit une rela­tion immé­di­ate, essen­tielle. Les fleurs qui ont voca­tion à pass­er trou­vent une équiv­a­lence lumineuse dans les mou­ve­ments de la danse qui vise l’éphémère, la dis­si­pa­tion, la trans­for­ma­tion des gestes. L’idylle se fait « ronde », indis­so­cia­ble du déroulé changeant des saisons. Tels ces vers :

Car­refour
pétales esseulés foisonnent
et corps,
ton corps nu, multiple 

Ou encore cette image du coqueli­cot-brasi­er mêlant couleur et ardeur :

Or vint à man­quer l’été […] il fallut
inven­ter la source les baisers
– coqueli­cot, le brasier.

L’or est présent, à plusieurs repris­es, dans ces vers, couleur et lumière se faisant incar­na­tion d’une ardeur, d’une jouissance.

L’hommage est man­i­feste à ces fleurs qui ne sont pas là pour faire orne­ment mais dis­ent « une fièvre flo­rale » qui va jusqu’à sus­citer la méta­mor­phose : « Je suis/coquelicot ». On touche là à l’essence même de la danse. Dans cette vision, les attrib­uts entre les choses, les élé­ments et les êtres s’échangent et mod­i­fient ain­si notre per­cep­tion ordi­naire, la poète faisant naître cette mag­nifique image des « pétales du ciel ».

De toutes les fleurs, le coqueli­cot est bla­son d’amour « C’est coqueli­cot la vie » et plus loin « C’est coqueli­cot mon cœur ». Dans ce « coqueli­cot » qua­si adjec­tivé, l’émotion des choses se com­mu­nique à celle qui en est le témoin.

En lisant ces vers aériens, com­ment ne pas penser à ce qu’écrit Paul Valéry, ce poète qui a écrit sur la danse de si belles pages : « Dire des vers c’est entr­er dans une danse verbale » ?

 

 

Lecture de Lucien Wasselin

Isabelle Lévesque donne à lire avec “Voltige !” un recueil placé sous le signe d’Apol­li­naire dont trois vers, tirés de San­glots, sont placés en épigraphe. Mais ce qui frappe d’emblée, c’est ce dia­logue entre un JE (qui écrit ces poèmes) et un TU qui n’est jamais iden­ti­fié mais qui sem­blerait être le dou­ble ou l’om­bre d’Is­abelle Lévesque… À moins que ce ne soit un autre à qui elle s’adresserait ?

Je ne peux m’empêcher de dress­er un par­al­lèle entre les fleurs qui émail­lent ses poèmes et les grains de pollen de Novalis. Grains de pollen qui con­stituent un élé­ment de fer­til­i­sa­tion des plantes. Voilà qui ouvri­rait des per­spec­tives inouï_es ; Françoise Ascal, dans sa post­face, note : “C’est à tra­vers la fragilité du monde végé­tal et le cycle des morts et renais­sances qu’Is­abelle Lévesque explore les ques­tions essen­tielles de notre vie” (p 84). Il faut encore soulign­er la présence des coqueli­cots dans ces pièces de vers à maintes repris­es. On pense alors à ces pho­togra­phies de fleurs hum­bles, des fleurs des champs, qu’elle prend : “… C’est / coqueli­cot la vie - tou­jours(p 22). Cela ne va pas sans une cer­taine obscu­rité, sans un cer­tain mys­tère (celui de la vie ?) que ren­force une écri­t­ure ellip­tique, qui n’ar­rête pas de se repren­dre, d’ex­plor­er le monde. Finale­ment, Isabelle Lévesque dit haut et fort son amour de la nature : “Le ciel renaît : juil­let frag­ile, l’or entre nos lèvres” (p 29). Tout y passe : le vent, les fleurs, le pré, les insectes…

Ce recueil est illus­tré de repro­duc­tions de pein­tures de Colette Deblé : celle de la page 33, dédiée à la plas­ti­ci­enne fin­landaise Eli­na Brotherus, sem­ble répon­dre par­faite­ment aux vers suiv­ants d’Is­abelle Lévesque que l’on peut lire à page précé­dente : “L’âme ne se méprend pas, creu­sant la terre, / elle imag­ine une autre vie. Lus­tre pâle, / fan­tôme, ligne sec­ou­rue, forme ronde, mains.” Le drip­ping qui mac­ule l’œu­vre (mais aus­si toutes les pein­tures) rap­pelle les grains de pollen chers à Novalis. Cette façon qu’a Colette Deblé de revis­iter la pein­ture mon­di­ale cor­re­spond bien à la démarche (orig­i­nale, faut-il le pré­cis­er?) d’Is­abelle Lévesque d’écrire ses vers… Mais Isabelle Lévesque révèle aus­si, tout en lais­sant plan­er une part de mys­tère, ce qui relève de son intim­ité : que s’est-il passé ce 10 juil­let dont elle par­le ? Certes le lecteur, peut émet­tre des hypothès­es, au risque de se tromper, mais demeure tou­jours le non-dit et c’est ce qui fait le charme de Voltige !

Qui rap­pelle que l’amour n’est pas une sim­ple par­tie de plaisir !

Présentation de l’auteur

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